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L’histoire d’une vie et la problématique du rapport entre la vie et la fiction

3. L’identité narrative

3.1. L’histoire d’une vie et la problématique du rapport entre la vie et la fiction

Selon Ricœur, l’histoire d’une vie est un phénomène ambigu. Dans Soi-même comme un autre, il le définit comme « mixte instable entre fabulation et expérience vive »209. D’un côté de cette

ambiguïté ou de ce rapport, on retrouve l’expérience vive et plus généralement la vie. L’histoire d’une vie renvoie pour Ricœur à la totalité des événements que nous avons subis et des actions que nous avons initiées dans le passé. L’expérience vive inclut aussi l’ensemble des émotions qui nous ont habité, des opinions que nous avons défendues, des valeurs que nous avons fait nôtres. La vie regroupe également les relations que nous avons tissées, les lieux que nous avons fréquentés et les établissements que nous avons habités. Toutefois, la vie en tant que telle et de prime abord ne se donne pas de manière claire et unifiée. En effet, lorsque l’on se rapporte spontanément à notre passé, non seulement une grande partie des événements, des actions, des dispositions ou encore des volitions nous échappe, mais ceux apparaissant se présentent de manière pêle-mêle et sans lien nécessaire. En raison de ce défaut d’intelligibilité, la vie appelle à être racontée. C’est pourquoi Ricœur affirme qu’elle constitue « une activité et une passion en

207 Paul Ricœur, « Identité narrative », Revue des sciences sociales, loc. cit., p. 37. 208 Ibid., p. 36.

quête de récit »210 et donc une « histoire à l’état naissant » 211. Cela signifie que la vie a une valeur

pré-narrative.

À l’autre pôle du rapport constitutif de l’histoire d’une vie se trouve l’histoire racontée sur une vie. L’expression narrative de la vie vient lui conférer une intelligibilité, un sens qui lui était alors en défaut : les vies humaines sont « plus lisibles lorsqu’elles sont interprétées en fonction des histoires que les gens racontent à leur sujet »212. En évoquant une péripétie de notre passé ou les

grandes étapes de notre carrière, lors d’une rencontre amicale ou dans un contexte d’entrevue par exemple, on identifie les événements marquants et on tisse des liens entre eux. Toutefois, ces histoires au jour le jour ne sont pas exactement ce que Ricœur entend par l’histoire d’une vie : les évocations quotidiennes des expériences passées et des attentes d’une personne, le plus souvent non structurées ou sinon organisées de manière chronologique, ne sont pas suffisantes pour déceler le sens d’une vie213. La restitution du sens d’une vie relève d’un effort plus grand et

d’un détour plus important : c’est la médiation par les récits de fiction configurée selon une mise en intrigue, qui permet à l’individu de rendre intelligible sa vie. Avec l’introduction des récits de fiction, on comprend mieux pourquoi Ricœur définit l’histoire d’une vie comme un « mixte instable entre fabulation et expérience vive »214.

Bien que Ricœur parle d’un mixte entre expérience vive et histoire, vie et fiction, il ne confond pas ces deux dimensions de l’histoire d’une vie, contrairement à Alastar MacIntyre. Dans sa théorie du « récit incarné » (enacted narrative), MacIntyre suppose que la vie est structurée comme une histoire, ce qui expliquerait qu’elle puisse faire l’objet d’un récit raconté215.

S’opposant à cette théorie, Ricœur soutient qu’il y a une différence structurelle entre la vie et l’histoire qui interdit de les assimiler, sans pour autant mettre en péril leur relation. Ricœur souligne plusieurs distinctions entre la vie et le récit quant à leur nature respective : nous ne sommes pas les auteurs de notre vie comme nous sommes l’auteur d’une histoire ; la vie contrairement au récit n’a pas de début et de fin, du moins vécues ; pour une même vie, il est possible de composer plusieurs histoires dans la mesure où sa fin est encore indéterminée ;

210 Paul Ricœur, « La vie : un récit en quête de narrateur », Écrits et conférences I : Autour de la psychanalyse, op. cit., p. 270. 211 Ibid., p. 270.

212 Paul Ricœur, « Identité narrative », Esprit, loc. cit., p. 295. 213 Paul Ricœur, Soi-même comme un autre, op. cit., p. 188. 214 Ibid., p. 191.

215 Alastar MacIntyre, Après la vertu, Paris, PUF, 2013, p. 215 : « En quoi consiste l’unité d’une vie individuelle ? c'est l’unité d’un récit incarné dans une vie unique. ». Cf. Jakub Čapek, « Experience beyond storytelling: László Tengelyi on the Narrative Identity Debate », Acta Universitatis Carolinae – Interpretationes – Studia Philosophica Europenea, n. 2, 2015, p. 98.

l’histoire d’une vie, contrairement au récit portant sur une vie singulière, est toujours empêtrée dans l’histoire de la vie des autres ; et la vie implique les trois dimensions temporelles, alors que le récit n’est que rétrospectif. Malgré l’impossibilité de confondre vie et récit, il n’en reste pas moins qu’ils sont compatibles, ce que fait valoir Ricœur en apportant une nuance aux cinq différences entre vie et récit : bien que nous ne sommes pas l’auteur de notre vie quant à l’existence, nous participons de la détermination de son sens ; le récit permet de donner un début et une fin aux vies humaines qui resteraient autrement évasives ; à une même vie peuvent correspondre plusieurs récits authentiques ; les récits de fiction faisant interagir les différents protagonistes reproduisent l’enchâssement réel entre les vies ; finalement, même si la narration est au passé, parmi les faits racontés on compte des projets, des attentes, des anticipations qui sont tous orientés vers le futur216. Il y a donc compatibilité dans la différence entre vie et récits.

Ce qu’il reste à comprendre, c’est de quelle manière les récits existants participent de la narration d’une vie ? Comment la dimension fabulatrice du récit se lie avec la réalité de notre expérience passée ? L’histoire d’une vie, telle que définie par Ricœur, soulève la difficile question de l’articulation entre la vie et la fiction. La théorie de la triple mimésis, développée par Ricœur dans Temps et récit, répond à cette question. Celle-ci repose sur l’idée que le récit consiste en une mimésis de la réalité et, plus précisément, en une « imitation créatrice du champ pratique »217 ou

du monde de l’action. Selon cette théorie, il y aurait plus précisément une triple interaction entre vie et récit, réalité et fiction, dans laquelle, d’un côté, le récit porte à l’expression le monde de l’action et, de l’autre, ce monde se trouve transfiguré par sa mise en récit. La première mimésis ou la préfiguration renvoie à l’enracinement de l’intrigue dans la pré-compréhension narrative du monde de l’action : selon Ricœur, l’action, dans son effectivité, est toujours déjà structurée, symbolisée et organisée temporellement, ce qui lui permet d’être racontée218. Cela rejoint l’idée

que la sphère de l’action, et plus généralement la vie, est prénarrative. La configuration – mimésis II – décrit l’entrée de l’action dans le « royaume de la fiction » au niveau duquel l’action est mise en intrigue, concept central que nous allons décrire dans la prochaine section219. Cet écart entre

le réel et la fiction est recouvert au moment de la troisième mimésis ou de la refiguration : au passage du monde du texte au monde de l’action par le truchement de la lecture, le champ

216 Ibid., p. 189-193. Cf. László Tengelyi, L’expérience de la singularité, Paris, Hermann, 2014, p.339-348.

217 Paul Ricœur, « Mimèsis, référence et refiguration dans Temps et récit », Études phénoménologiques, vol. 6, n. 11, 1990, p. 30.

218 Paul Ricœur, Temps et récit. L’intrigue et le récit historique, tome I, Paris, Seuil, 1983, p. 108-109. Cf. Myriam Revault d’Allones, « La vie refigurée : les implications éthiques du récit », Archives de Philosophie, vol. 74, n. 4, 2011, p. 599. 219 Paul Ricœur, Temps et récit. L’intrigue et le récit historique, op. cit., p. 125.

pratique préfiguré est refiguré par l’application des structures narratives. La triple mimésis du récit décrit donc le processus par lequel l’expérience pratique ou la vie est transfigurée par le pouvoir de configuration du récit220.

En effet, les récits ne viennent pas que révéler une expérience préfigurée. En révélant l’expérience vive, les récits la transforment également. Cela s’explique par le fait que pour Ricœur, « révélation et transformation se manifestent inséparablement »221 : exprimer une chose,

lui conférer une intelligibilité, implique nécessairement sa transformation. Autrement, on se maintiendrait dans le cercle de la simple réitération de l’expérience préfigurée qui appelle pourtant une configuration222. Cela signifie que Ricœur rejette la conception « naïve » de la

mimésis, définie uniquement comme description, réplication ou révélation223. Pour Ricœur, « qui

dit Mimesis dit au moins deux choses : d’une part, que la “fable” de l’action [...] se développe dans le domaine de la fiction. D’autre part, que le récit [...], de façon si créative, imite l’effective activité humaine » 224. En bref, si les récits fictifs participent de l’histoire racontée sur soi-même,

c’est en vertu de la configuration et de la transfiguration de l’expérience préfigurée qu’ils opèrent, découlant elles-mêmes de leur statut fictif et imaginaire. Ainsi, l’histoire d’une vie consiste en un mixte entre l’expérience vive et la fiction, dont les deux termes s’articulent selon le cercle herméneutique de la préfiguration, de la configuration et de la refiguration.

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