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L’histoire d’une vie comme formation souterraine de sens et fixation rétroactive

3. La conception de Tengelyi de l’histoire d’une vie

3.2. L’histoire d’une vie comme formation souterraine de sens et fixation rétroactive

Le plus souvent, nous rapportant à notre passé, nous confirmons le sens qu’on lui avait précédemment attribué. Le rapport entre l’expérience vive et l’histoire racontée sur soi-même reste alors inchangé. Il arrive toutefois qu’ « un nouveau sens émerge mais l’initiative nous est ici arrachée »407. Le surgissement de ce nouveau sens, de manière spontanée et à l’insu du sujet, peut

être provoqué ou non par un événement déclencheur : il peut aussi bien nous traverser l’esprit au coin d’une rue qu’être porté par une action sans précédent. Dans un cas comme dans l’autre, ce nouveau sens vient provoquer, avec des degrés variables, un « tournant radical »408 dans l’histoire

de notre vie, en donnant une nouvelle couleur à nos plans de vie, notre vocation ou nos idéaux. C’est cette expérience qui se trouve racontée par exemple dans les récits de conversion. Ce changement de sens témoigne du fait que « toute expérience vécue [...] inclut une polysémie variable »409. L’expérience vécue possède un sens multiple qui se forme et se transforme à travers

le temps, et ce, à l’insu du sujet. À chaque fois qu’il surgit, ce sens dépossédé se vit comme un choc. L’émergence d’un nouveau sens dans l’expérience vive n’est pas sans effet sur les histoires racontées sur soi. Ce nouveau sens vient remettre en question les récits racontés préalablement sur soi-même : « le sens qu’on avait attribué à des événements de sa vie perd tout d’un coup sa pertinence et parfois même son intelligibilité »410. S’il n’est pas traumatique, il donne l’impulsion

à une rectification de nos récits, consistant à conférer de nouvelles structures d’en-tant-que à nos expériences passées. Toutefois, ce n’est pas toutes les modifications de sens de l’expérience qui initient des rectifications des récits sur soi : certaines amorces sont acceptées, et donc explicitées ; d’autres, plus anodines ou plus éprouvantes, sont repoussées, rejetées, voire refoulées. Ces fragments de sens repoussés ne disparaissent pas pour autant. L’expérience nous montre que les

407 Ibid., p. 20. 408 Ibid., p. 30. 409 Ibid., p. 87. 410 Ibid., p. 20.

fragments de sens refoulés peuvent réémerger dans l’expérience, provoquant un étonnement – devant la répétition du même –, mais aussi un traumatisme pour le soi411.

La conception précédente de l’histoire d’une vie ne peut pas rendre compte de ce tournant radical dans l’histoire d’une vie. Comme nous l’avons suggéré plus haut, cette conception, proche de celle de Ricœur, supposait une adéquation entre expérience et narration : l’expérience vive constitue « l’objet immédiat »412 de la narration, et la narration l’expression adéquate de cette

expérience. Or, l’émergence d’un nouveau sens dans l’histoire d’une vie pointe vers une désolidarisation de l’expérience et de son expression narrative : le sens de l’expérience menace toujours de contredire les récits sur soi-même et la narration n’est pas à même de traduire la plurivocité du sens de l’expérience. Ce contraste, seule l’interprétation de l’histoire d’une vie en termes de processus de formation de sens et de fixation de sens peut y faire droit. D’un côté, le nouveau sens, venant bousculer les récits préalables sur soi-même, émerge à l’insu de l’individu puisqu’il relève d’un processus de formation de sens sous-terrain à l’expérience vive donnant lieu à « une prolifération de certaines amorces de sens inchoatives, fluctuantes et indéterminées »413. C'est ce sens-

se-faisant qui explique aussi pourquoi les amorces de sens refusées, provenant de ce sens en formation, ne disparaissent pas, mais menacent toujours de resurgir. En effet, ces amorces réintègrent toujours le sens-se-faisant que Tengelyi définit comme un « système diacritique », c’est-à-dire un système de différence dans la cohésion, de sens acceptés et de sens refusés414. De

l’autre côté, la description de la narration comme un processus de fixation de sens explique son caractère affaiblissant. Bien que la narration, par sa flexibilité et sa créativité, se rapproche du langage opérant de Merleau-Ponty, il n’en reste pas moins que, comme lui, elle aboutit tout compte fait à une fixation du sens à exprimer : « les histoires tenues pour caractéristiques de la vie de quelqu’un, aussi bien que de son soi, donnent une expression univoque et, pour cette raison, nécessairement incomplète, voire simplificatrice, à ses expériences, qui contiennent en elles-mêmes des fragments de sens écartés, intimant secrètement » 415. Autrement dit, l’histoire la

plus originale et la plus exhaustive, correspondant tout compte fait à un enchaînement d’expressions sédimentées, ne pourra jamais traduire le sens multiple et fluctuant travaillant sous l’expérience vive. Il reste toujours quelque chose à dire416.

411 Ibid., p. 27. 412 Ibid., p. 23-24. 413 Ibid., p. 28. 414 Ibid., p. 89. 415 Ibid., p. 88.

De la description statique à la description génétique de l’histoire d’une vie, son ambiguïté caractéristique est déplacée de celle entre l’expérience vive et l’histoire racontée, à celle entre la formation de sens souterraine à l’expérience vive, donnant lieu à l’émergence de nouveau sens et la fixation rétroactive de sens. Cette ambiguïté de l’histoire d’une vie est une ambiguïté topologique : il y a « deux sphères à l’intérieur du vaste domaine de l’histoire d’une vie : une large région dans laquelle l’émergence spontanée de sens prend place – nous pouvons appeler cette région le “champ phénoménologique” et, à l’intérieur de cette même région, le domaine plus étroit d’une fixation de sens rétroactive »417. De plus, chez Tengelyi, cette ambiguïté est

irrémédiable : le sens-se-faisant constitue un « no man’s land » échappant toujours déjà à la narration de soi, écart qui est renforcé par le caractère rectifié, affaiblissant et sélectif de la narration comme fixation de sens418. L’histoire d’une vie consiste donc en un rapport diacritique

entre formation de sens souterraine à l’expérience vive et institution rétrospective de ce sens. À ce point, la distinction entre les conceptions de l’histoire d’une vie de Ricœur et de Tengelyi est marquée. Bien que tous les deux définissent l’histoire d’une vie comme un phénomène ambigu, ils ne s’entendent pas sur la nature de la relation entre les termes qui le composent. Chez Ricœur, la narration et l’expérience vécue sont compatibles. Bien que la narration vient toujours transfigurer l’expérience vive en l’exprimant, elle lui reste tout de même fidèle. En effet, cette transfiguration n’est pas synonyme d’affaiblissement, mais de révélation : « révélation et transformation se manifestent inséparablement »419. Au contraire, chez Tengelyi,

il y a un contraste insurmontable entre les deux dimensions de l’histoire d’une vie, contraste dont il rend compte en les reconduisant à une formation de sens souterraine à l’expérience vive et à une fixation rétrospective de ce sens. Qu’en est-il de sa conception de l’identité narrative ? Comment Tengelyi la rattache-t-il à sa conception de l’histoire d’une vie ? Sous quel aspect se rapproche-t-elle ou se distingue-t-elle de celle de Ricœur ? Cette dernière incursion dans la pensée de Tengelyi nous permettra de définir sa conception de l’identité narrative et de souligner déjà son apport au second défi de l’identité personnelle.

417 László Tengelyi, L’histoire d’une vie et sa région sauvage, op. cit., p. 30. 418 Ibid., p. 30.

419 Paul Ricœur, « Identité narrative », Revue des sciences humaines, loc. cit., p. 46. « révélante, en ce sens qu’elle porte au jour des traits dissimulés, mais déjà dessinés au cours de notre expérience praxique ; transformante, en ce sens qu’une vie ainsi examinée est une vie changée, une vie autre. nous atteignons ici le point où découvrir et inventer son indiscernables. », Paul Ricœur, Temps et récit. Le temps raconté, op. cit., p. 285.

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