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L’ipséité est-elle un modèle d’identité ?

2. La critique de la conception ricœurienne de l’identité personnelle

2.2. L’ipséité est-elle un modèle d’identité ?

Dans les situations de fragilisation de l’identité personnelle, si l’ipséité se manifeste autrement dans que l’énonciation de la question « Qui suis-je ? », c’est à travers le pronom « je » dans sa réponse « Je ne suis rien ». Comme nous l’avons suggéré à l’occasion de l’étude de l’ipséité, la forme extensive correspondant au pronom singulier « je » est « moi-même », tout comme celle des pronoms « tu » et « il » est « toi-même » et « lui-même ». Ainsi, à la question « Qui ? », l’ipséité épurée répondrait « Je suis moi-même ». Le caractère formel ou laconique de cette affirmation détone de la réponse exhaustive qu’appelle la question « Qui suis-je ? » dans la description de soi-même, comme le fait remarquer Antonino Mazzu309. Ce contraste est différent

de celui intervenant avec la promesse : l’ipséité semble bel et bien répondre à la question de l’identité – elle ne dit pas autre chose, comme un mode d’être –, mais c’est une réponse incomplète. À celui qui dit « Je suis moi-même » on serait tenté de rétorquer « Bien sûr, mais qui es-tu vraiment ? ». Le caractère à la fois conforme et incomplet de cette réponse s’explique par le fait que l’ipséité répond uniquement à la question « Qui ? » contenue dans la question « Qui suis- je ? ».

Le caractère laconique de la réponse de l’ipséité pure à la question « Qui suis-je ? » est significatif. Selon nous, il témoigne du fait que l’ipséité, contrairement à ce que soutient Ricœur, n’est pas un modèle d’identité personnelle. Ipséité et identité personnelle se distinguent d’abord au niveau de ce qu’elles expriment sur le soi. L’identité personnelle renvoie à l’ensemble des caractéristiques d’une personne, telles que ses convictions, ses valeurs, ses habitudes, ses caractéristiques physiques, etc. Elle concerne donc l’individualité de la personne, qui la détermine en propre et la distingue des autres. En ce sens, l’identité personnelle s’oppose au commun, au

309 Antonino Mazzu, « Identité, histoire intérieure de vie et ipse. (Exister en ipse) », Patrice Canivez et Lambros Couloubaritsis (dir.), L’éthique et le soi chez Paul Ricœur : Huit études sur Soi-même comme un autre, Villeneuve-d’ascq, Presses universitaires du Septentrion, 2013, p. 111.

partagé, à l’indistinct. L’ipséité, quant à elle, relève du rapport du soi à lui-même sous le mode de l’identification. De ce rapport, la singularité du soi se trouve fondée : en se rapportant à soi- même, on en ressort comme soi-même ou comme « je ». L’ipséité s’oppose donc au fait de ne pas avoir de rapport à soi-même, de ne pas s’appartenir. La distinction entre identité personnelle et ipséité est donc évidente : l’un dit « je suis comme ceci et comme cela », l’autre se contente de dire « je » ; l’un exprime l’individualité d’une personne, l’autre exprime sa singularité ; l’un s’oppose au commun, l’autre se distingue de l’étranger.

La différence entre l’identité personnelle et l’ipséité s’aperçoit également au niveau de leur mutabilité et plus généralement de leur temporalité. L’identité personnelle exprime ce qui, de l’individualité d’une personne, reste le même dans le temps. Mais, comme nous avons dit et répété, l’identité personnelle est également sujette aux changements : les caractéristiques personnelles d’une personne peuvent se transformer au cours du temps. Par sa dimension temporelle, l’identité pose donc le difficile défi de la permanence dans le changement. Il en va autrement avec l’ipséité. La singularité que fonde l’ipséité est irrévocable : il est impossible de ne plus être « je », de sortir de soi-même, de devenir un autre que celui qu’on est, et ce, même dans les situations de fragilisation de l’identité personnelle310. Ricœur insiste à plusieurs reprises sur

« l’irréductibilité du trait de mienneté, et, par implication, de la question même de l’ipséité »311.

Le rapprochement et la distinction de l’ipséité ricœurienne avec, respectivement, la mienneté et l’ipséité heideggérienne, que nous avons identifiés dans le premier chapitre, sont plus évidents. L’ipséité ricœurienne se distingue de la conception heideggérienne de l’ipséité en ce qu’elle consiste en un mode d’être auquel l’individu peut appartenir comme il ne peut pas appartenir (déchéance). Comme nous l’avons souligné plus haut, l’ipséité ricœurienne ne consiste pas en un mode d’être authentique parce qu’elle n’implique pas la distinction entre le propre et l’impropre. Nous pouvons rajouter maintenant que, contrairement à l’ipséité heideggérienne, on ne peut pas choisir de l’actualiser ou non : l’ipséité ricœurienne est irrévocable et se rapproche ainsi de la mienneté heideggérienne. En effet, non seulement elle consiste également en un certain rapport à soi-même en vertu duquel on peut dire « je », mais elle est également toujours déjà actualisée, qu’on le veuille ou non.

310 Pour une description de ce rapport insubstituable à soi, cf. Emmanuel Lévinas, De l’existence à l’existant, Vrin, Paris, 2013. Cf. István Fazakas, Le clignotement du soi. Genèse et institutions de l’ipséité, Beauvais, Annales de Phénoménologie, 2020, p. 65-72.

Du caractère irrémédiable de l’ipséité ou de la singularité du soi, il ne faut surtout pas conclure qu’elle est immuable. Le fait qu’on reste soi-même parce qu’on ne peut pas devenir un autre ne signifie pas qu’on est toujours une ipséité, mais plutôt qu’on l’est toujours déjà ou à-chaque- fois, au sens heideggérien du terme312. Qu’est-ce que signifie d’être à-chaque-fois soi ou sien ?

Pour Heidegger, la détermination de l’être-à-chaque-fois « indique une constitution ontologique, mais elle ne fait pas plus. Elle contient en même temps l’indication ontique – au demeurant grossière – selon laquelle c’est à chaque fois un Je qui est cet étant, et non pas autrui »313.

L’irréductibilité de l’ipséité n’exprime pas son caractère immuable, mais sa dimension ontologique. Ainsi, être à-chaque-fois soi-même ne signifie pas rester soi-même, mais simplement être soi-même. Par ce caractère ontologique, l’ipséité ne peut pas être affectée par le temps. Cela ne signifie pas que la singularité est étrangère à la temporalité : non seulement la singularité est celle d’un soi existant ou persistant temporellement, mais elle se manifeste toujours dans le temps, notamment dans des épisodes de crises identitaires survenant au cours d’une vie. Bien qu’elle soit liée à la temporalité, il reste qu’elle ne subit pas le temps au sens d’un « facteur de dissemblance, d’écart, de différence » 314, comme nous l’avons défini dans le premier chapitre.

En effet, aucun changement, quelque profond soit-il, ne peut nous faire devenir un autre que nous-mêmes. La singularité n’a pas d’histoire et c’est d’ailleurs pourquoi nous sommes tous « je » de la même manière. Elle n’a pas non plus besoin d’être maintenue dans le temps parce qu’en tant que constitution ontologique du soi, elle est toujours déjà actualisée : nous sommes « je », qu’on le veuille ou non. Ainsi, contrairement à l’identité personnelle, l’ipséité ou la singularité, comme détermination ontologique, ne persiste ni ne se transforme dans le temps. Elle ne peut donc pas être pensée dans l’horizon des catégories temporelles de l’identité personnelle, qui sont celles de la permanence et du changement.

Synthétiquement, l’ipséité exprime le fait d’être à chaque-fois soi-même, et non le fait de rester soi-même dans notre individualité à travers le temps. Contrairement à ce que Ricœur a défendu, l’ipséité n’est donc pas une forme d’identité personnelle. Il faut reconnaître que la déliaison de l’ipséité et de l’identité personnelle sous l’angle de la temporalité ne va pas contre les analyses de Ricœur : en elle-même, l’ipséité n’implique pas de permanence dans le changement, mais c’est quand elle se fait concrète, à travers la promesse, qu’elle persiste dans le

312 Traduction de Jeweiligkeit proposée par François Dastur, dans Françoise Dastur, La phénoménologie en question, Paris, Vrin, 2004, p. 110.

313 Martin Heidegger, Être et temps, op. cit., paragraphe 25, p. 100 [114]. 314 Paul Ricœur, Soi-même comme un autre, op. cit., p. 142.

temps. S’il en est ainsi, c’est que la temporalité de la promesse relève de son caractère moral qui exige qu’elle soit maintenue. Il n’en reste pas moins que Ricœur a eu tort de penser – ou n’a pas réussi à montrer – que l’ipséité est un type d’identité personnelle, en tant que réponse à la question « Qui suis-je ? ». Peut-être que l’erreur de Ricœur relève d’une confusion entre l’identité personnelle et sa condition : si l’ipséité n’est pas une forme d’identité, nous pensons qu’elle y reste liée comme sa condition. Pour répondre « je suis comme ceci et comme cela », il faut d’abord être capable de dire « je » ; pour poser la question « Qui suis-je ? », il faut qu’il y ait un « qui » à qui on l’adresse. Cette relation entre l’ipséité et l’identité explique à rebours pourquoi la réponse de l’ipséité est à la fois incomplète et conforme : incomplète parce qu’elle n’est pas un phénomène d’identité personnelle, mais conforme parce qu’elle en constitue la condition.

On comprend également mieux le statut de la promesse. Nous avons dit que la promesse est un mode d’être ou une modalité d’attestation de l’ipséité. L’ipséité peut se manifester à travers le langage, les actions et la narration du soi, mais c’est avec l’ipséité éthique qu’elle trouve son attestation la plus complète. Celle-ci a la particularité, contrairement à l’action, au langage et à la narration, d’impliquer la répétition de l’attestation de soi : tenir sa promesse revient à s’attester à chaque instant comme ipséité. De plus, la promesse a l’avantage de révéler un visage plus authentique de l’ipséité : dans la mesure où elle est toujours médiatisée par les demandes d’autrui, la promesse révèle le rapport d’implication entre ipséité et altérité. Selon Ricœur, l’ipséité est constituée par l’altérité au sens où le rapport à soi-même est toujours médiatisé par les figures de l’altérité que sont le corps, l’autre et la voix de la conscience315. De plus, contrairement à

315 Selon Ricœur, le soi, en plus d’être déterminé par une relation dialectique entre la mêmeté et l’ipséité, est constitué par celle entre l’ipséité et l’altérité. Ce second rapport, auquel il consacre une grande partie des études de Soi-même comme un autre, ne vient pas déterminer le soi dans sa temporalité, mais le soi en lui-même. En outre, contrairement au rapport entre la mêmeté et l’ipséité, cette dialectique ne constitue pas un rapport de contraste, mais un rapport d’implication. Cela signifie que l’altérité imprègne l’ipséité, d’où l’expression « soi-même comme un autre » (Paul Ricœur, Soi-même comme un autre, op. cit., p. 13-14). Selon Ricœur, ce rapport d’implication est particulièrement manifeste dans la sphère éthique et morale, dans laquelle l’altérité prend la figure d’autrui comme celui qui sollicite mon aide et que je dois respecter. Dans la septième, la huitième et la neuvième études de son ouvrage, consacrées à l’élaboration de sa « petite éthique », Ricœur montre que l’autonomie du soi est intimement liée à la sollicite d’autrui et à la justice entre tous (Ibid., p. 30). Dans la dixième étude, Ricœur vient situer ce rapport d’intrication au niveau ontologique, en associant l’ipséité et de l’altérité aux « métacatégories » respectives du Même et de l’Autre, ayant chacune un pendant herméneutique phénoménologique. La « métacatégorie » ontologique du Même ou de l’ipséité s’attestant comme agir, alors que celle de l’Autre ou de l’altérité correspond à l’expérience du pâtir au pâtir, au souffrir, bref à la passivité (Ibid., p. 368). Au niveau phénoménologique, l’altérité comme passivité intervient sur trois plans : dans le rapport du soi au monde, dans le rapport du soi avec l’autre et dans le rapport du soi avec lui- même. Ricœur reconduit respectivement ces trois expériences à la chair propre, à l’autre que soi et à la voix de la conscience. Elles forment « le trépied de la passivité » travaillant toujours au cœur de l’agir (Ibid.). Ce rapport d’inclusion entre ipséité et activité, vécu au niveau phénoménologique, Ricœur propose de lui donner un fondement ontologique. Selon Ricœur, l’agir et le pâtir sont toujours solidaires dans l’expérience parce qu’ils appartiennent tous deux à un « fond d’être à la fois puissant et effectif » (Ibid., p. 357). La coappartenance de l’ipséité à l’altérité, attestée

l’ipséité pure, l’ipséité éthique ou l’attestation éthique de l’ipséité n’est pas toujours déjà actualisée. Pour que l’on dise de l’individu qu’il a une identité morale, il doit donc se maintenir dans ce mode d’être, qu’on l’exprime en termes de « persévérance de la fidélité à la parole donnée » ou de « constance dans l’amitié »316. Par ce maintien de soi, la promesse implique une

forme de permanence dans le temps, distincte de celle du caractère. Néanmoins, comme l’ipséité sur laquelle elle se fonde, elle n’exprime pas l’individualité de la personne : « Ici je me tiens ! » exprime rien d’autre que la singularité du prometteur, par le pronom « je », et son engagement envers autrui, par le verbe « tenir ».

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