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La réponse concrète de Ricœur au défi de l’identité personnelle

La restitution de la recherche descriptive de l’identité personnelle nous révèle que Ricœur parvient non seulement à répondre de manière conceptuelle au défi de l’identité personnelle, mais il y répond de manière concrète en identifiant trois phénomènes de permanence dans le changement. À la question « comment rendre compte du fait que l’on reste identique dans le

252 Ibid.

253 Paul Ricœur, Soi-même comme un autre, op. cit., p. 342. 254 Ibid., p. 175.

255 Paul Ricœur, Temps et récit. L’intrigue et le récit historique, op. cit., p. 155. 256 Paul Ricœur, Soi-même comme un autre, op. cit., p. 170.

temps malgré les changements dont on fait l’épreuve ? », le caractère offre la réponse la plus commune : nous restons les mêmes dans le temps à travers la sédimentation de nos traits de caractère qui dissimule les changements de la personne qui s’y trouvent à l’origine. La promesse offre à cette question une réponse plus audacieuse, imprégnée de volonté : nous restons les mêmes parce que nous nous maintenons dans le temps malgré les changements qui nous affectent et que nous dénions257. La réponse la plus adéquate est offerte par l’identité narrative :

nous restons les mêmes parce que l’histoire d’une vie à laquelle nous nous reconnaissons confère un sens aux éléments disparates de notre vie. Du caractère à l’identité narrative en passant par la promesse, la place aux changements de la personne est de plus en plus grande : le caractère dissimule les changements, la promesse les dénie et l’identité narrative les intègre au sens de l’histoire. En plus d’articuler la permanence et le changement ainsi que les dimensions rétrospective et prospective, passive et active du soi dans l’identité personnelle, l’identité narrative « fait tenir ensemble les deux bouts de la chaîne : la permanence dans le temps du caractère et celle du maintien de soi » 258. D’un côté, en faisant l’histoire d’une vie, le lecteur et scripteur de lui-même

ne décèle pas seulement le sens des événements de son passé, mais également les habitudes et les identifications acquises qui sont les siennes depuis toujours. La personne prend connaissance de son caractère – et « lui rend son mouvement, aboli dans les dispositions acquises » 259 – à

travers la narration de soi qui est une forme de connaissance de soi. Sans l’identité narrative, le caractère ne pourrait offrir une réponse à la question « Qui suis-je ? ». De l’autre côté, l’identité narrative facilite la promesse. Tenir sa parole suppose que l’agent ait unifié l’expérience qui est la sienne de façon à se reconnaître comme une unité permanente et singulière malgré les changements qui l’affectent260. Il est plus facile de s’engager auprès d’autrui si l’on a déjà la

conviction qu’on est resté le même à travers les changements qu’on subit : « c’est dans la mesure où je peux me rassembler narrativement que je m’avère capable de me tenir, et de me maintenir, éthique » 261. Comme forme d’introspection, la narration de soi participe à la promesse en révélant

à la personne les prédicats moraux et éthiques qui orientent déjà sa vie. Comme forme de connaissance de soi, l’identité personnelle rend possible la connaissance du caractère et la réalisation de la promesse. Ainsi, en tant que leur condition, l’identité narrative relie les deux

257 « La tenue de la promesse [...] paraît bien constituer un défi au temps, un déni du changement », Ibid., p.149. 258 Ibid., p. 196.

259 Ibid.

260 Muriel Gilbert, « Pour une critique psychanalytique de l’identité narrative », loc. cit., p. 334.

261 Paul Ricœur, « Entretien, 1994 », dans Jean-Christophe Aeschlimann (dir.), Éthique et responsabilité, Neuchâtel, La Baconnière, 1994, p. 26.

autres modèles d’identité venant ainsi recouvrir le spectre de la dialectique entre idem et ipse. À la lumière de cette double médiation opérée par l’identité narrative, le plaidoyer que Ricœur lui livre dans Soi-même comme un autre semble justifié.

La validité du caractère, de la promesse et de l’identité narrative comme modèle d’identité personnelle vient donc confirmer en retour celle des concepts d’identité, en termes de mêmeté et d’ipséité. Il semble y avoir un rapport réciproque entre la recherche conceptuelle de Ricœur et sa recherche descriptive : la première a donné accès à la seconde, et la seconde a confirmé la validité de la première. Ce rapport réciproque n’est toutefois pas circulaire. Il s’apparente à la méthode phénoménologique en zigzag de Husserl caractérisée par un retour vivant à l’origine. Cette origine correspond à la dialectique entre la mêmeté et l’ipséité, dégagée à travers la recherche conceptuelle de Ricœur et confirmée par son examen des phénomènes concrets de l’identité. Ainsi, la recherche constructive et descriptive de Ricœur vient confirmer le sol originaire identifié préalablement par son étude destructive et conceptuelle262. Cette méthode

vivante, progressant malgré ses rétroactions, est peut-être ce qui a permis à Ricœur, contrairement à ses prédécesseurs, de répondre au défi de l’identité personnelle.

Il reste à voir si la recherche conceptuelle et descriptive, s’auto-validant, est capable de répondre à un second défi posé par le phénomène de l’identité personnelle. Ce défi est celui des situations de perte d’identité personnelle.

262 Servanne Jollivet, « La notion de “destruction” chez le jeune Heidegger : de “la critique historique” à la “destruction de l’histoire de l’ontologie” », Horizons philosophiques, vol. 14, n. 2, 2004, p. 90.

CHAPITRE 3.L’EXPÉRIENCE DE LA PERTE DIDENTITÉ ET

LA LIMITE DE LA CONCEPTION RICŒURIENNE DE

LIDENTITÉ PERSONNELLE

J’étais couchée lorsque je me suis aperçue couchée dans l’armoire à glace ; je me suis regardée. Le visage que je voyais souriait d’une façon à la fois engageant et timide. Dans ses yeux, deux flaques d’ombre dansaient et sa bouche était durement fermée. Je ne me suis pas reconnue. [...] Qui étais-je, qui avais-je pris pour moi jusque-là ? Mon nom même ne me rassurait pas. Je n’arrivais pas à me loger dans l’image que je venais de surprendre. [...] Moi cependant, j’existais toujours quelque part263.

La conception ricœurienne de l’identité, pensée dans l’horizon du défi de l’identité personnelle, revêt une valeur phénoménologique indéniable puisque ce défi est posé par l’expérience elle- même. Cette dernière nous montre que le soi, par son existence temporelle, est sujet aux changements, dont la variabilité des états psychiques – les impressions, les désirs et les croyances – est le témoin le plus évident. À la lumière des changements que vit inévitablement le soi, la recherche d’un moi « non affecté par le temps »264, tel qu’elle a été menée par nombre de philosophes

analytiques, paraît vaine : ce moi, nous dit Ricœur, « nous le trouvons pas »265. Néanmoins, à

contre-courant des conceptions de l’identité de Hume et Nietzsche, l’expérience ne présente pas le soi comme une pure diversité, une pure variabilité : « on dit que la même personne est entrée et sortie ; que, dans un album de photos, c’est le même homme, la même femme qui est devenu(e) adulte »266, etc. Le défi de l’identité personnelle tient compte de cette permanence attestée par

l’expérience. La conception ricœurienne de l’identité personnelle, partant de ce défi pour tenter d’y répondre, fait droit à cette coexistence expérientielle de la permanence et du changement. Dans le premier chapitre de ce mémoire, nous avons montré que les deux concepts d’identité personnelle identifiés par Ricœur, à savoir la mêmeté et l’ipséité, expriment respectivement le fait de rester le même ou de rester soi-même malgré le changement. Dans le chapitre précédent, nous avons associé cette première réponse à trois phénomènes d’identité, que sont le caractère,

263 Marguerite Duras, op. cit., p. 122.

264 Paul Ricœur, « Les paradoxes de l’identité », Anthropologie philosophique. Écrits et conférence 3, op. cit., p. 378. 265 Ibid.

la promesse et l’identité narrative et qui constituent autant d’articulations entre permanence et changement. Avec cette réponse concrète, Ricœur ne fait pas seulement droit au phénomène de l’identité personnelle, mais il propose de le figurer, triplement, en se situant lui-même au niveau de l’expérience.

Relevant le défi de l’identité personnelle, on ne peut pas affirmer que la conception ricœurienne de l’identité fait droit, pour autant, à l’entièreté de ce phénomène. Ce phénomène ne pose pas que le défi de la permanence et du changement. En effet, l’expérience témoigne d’autres paradoxes relatifs à l’identité personnelle. Pensons notamment à l’incohérence entre la dimension solipsiste et la dimension intersubjective de l’identité personnelle – notre identité, c’est la nôtre et pourtant autrui participe toujours à sa constitution, notamment à notre histoire – ou encore au contraste entre notre puissance et notre fragilité à son égard – d’un côté, nous sommes capables de rassembler notre vie pour la constituer en histoire, de l’autre, certains souvenirs nous échappent irrémédiablement ou certains événements de notre passé sont trop douloureux pour être évoqués267. À ces paradoxes, on peut également ajouter les situations de la

perte d’identité.

L’expérience de la perte d’identité survient lorsqu’en se rapportant à soi-même on ne sait plus qui l’on est. Cette expérience peut prendre plusieurs formes. Comme le rappelle le personnage de Marguerite Duras, il peut arriver qu’il ne soit plus possible pour une personne de s’identifier au visage, au corps, à la posture que lui renvoie la glace. Dans une autre situation, l’impression de ne plus être soi-même peut relever de la transformation importante de ses opinions, de ses valeurs, de ses convictions. Ou encore, cela peut survenir lorsqu’il n’est plus possible de reconnaître les événements, les actions, les lieux, les relations de notre passé comme les nôtres. Dans un cas comme dans l’autre, l’expérience de perte d’identité se manifeste de manière silencieuse, en laissant sans réponse la question « Qui suis-je ? » ou, plus précisément, « Qui suis-je, moi, si versatile ? »268. Cette absence de réponse ne traduit pas pour autant une

néantisation réelle de l’identité personnelle269. C’est ce que nous démontre l’expérience. Par

exemple, malgré la fragilisation de son identité spéculaire, l’empêchant de répondre à la question « Qui suis-je ? », Francine reste encore identique à travers son tempérament et encore plus par

267 Cf. Paul Ricœur, « Les paradoxes de l’identité », Anthropologie philosophique. Écrits et conférence 3, op. cit., p. 377-392. 268 Paul Ricœur, Soi-même comme un autre, op. cit., p.198.

son passé, qui sont restés intacts. L’impossibilité d’une néantisation de l’identité personnelle270

est également attestée par le caractère épisodique des expériences de perte d’identité : au terme de ces épisodes ou de ces « nuits de l’identité personnelle »271, notre individualité, qui ne nous a

jamais vraiment quittée, s’atteste à nouveaux frais. C'est comme si les expériences de perte d’identité étaient contemporaines d’une persistance de l’individualité de la personne qui n’exclut pas son changement. Toutefois, cette individualité est tacite : elle échappe par instant au langage et laisse la question de l’identité personnelle sans réponse.

Cette expérience se présente pour celui ou celle qui veut la thématiser théoriquement comme un autre défi. Elle exige de rendre compte de la simultanéité d’une impression de perte d’identité et d’une persistance de l’individualité. Ce défi est en quelque sorte plus redoutable que le premier. Le premier défi demandait de penser ensemble la coexistence de la permanence et du changement d’une personne dans le temps. Bien que tout changement constitue a priori une menace à l’identité personnelle, ce risque n’est pas toujours effectif. Par exemple, les changements mineurs ou régionaux, tels qu’une nouvelle coupe de cheveux ou l’acquisition d’une nouvelle habitude, ne viennent pas nécessairement affecter l’identité d’une personne, qui peut être supportée par la permanence de ses autres traits de caractère ou par la cohérence de son histoire. Il en va de même avec la croissance ou le vieillissement : bien qu’au bout du compte, on ne ressemble plus à celui ou celle que l’on était, prises une à une, nos faibles transformations à travers le temps menacent notre ressemblance sans la détruire272. Ainsi, l’antinomie entre

permanence et le changement qu’implique le premier défi de l’identité personnelle n’est pas toujours avérée. Il en va autrement avec le second défi de l’identité personnelle qui demande de joindre deux termes contraires : l’identité d’une personne et l’expérience d’une perte d’identité, la permanence dans le changement d’une personne et la dissipation de son identité. Le second défi de l’identité personnelle, avec lequel l’identité personnelle se trouve bel et bien menacée, consiste en quelque sorte en la réalisation à la limite du premier défi.

270 La néantisation de l’identité est impossible du point de vue de la normalité. Il semble en être autrement au niveau pathologique. Certaines maladies identitaires, telle que la schizophrénie, pourraient être reconduites et interprétées comme des pertes maintenues de l’identité personnelle. Plus précisément, elles consisteraient en des divisions ou des dissociations de soi-même – que nous allons reconduire, au quatrième chapitre, à une fragilisation de l’ipséité – ne pouvant être résorbées. Cf. Philippe Cabestan, « Identité et dissociation (Spaltung) du point de vue de l’analyse existentielle (Daseinsanalyse) », Paulo Jesus, Gonçalo Marcelo et Johann Michel (dir.), Du moi au soi : variations phénoménologiques et herméneutiques, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2016.

271 Paul Ricœur, Soi-même comme un autre, op. cit., p. 197. 272 Ibid., p.142.

Ce second défi, Ricœur se l’est lui-même posé, bien qu’implicitement, en abordant les cas de fragilisation de l’identité personnelle. Nous proposons, dans un premier temps, de restituer l’examen de ces situations et la résolution, en termes d’ipséité et de promesse, que Ricœur leur apporte. Plutôt que de consolider l’apport de Ricœur à la problématique de l’identité personnelle, la solution proposée par Ricœur initiera une lecture critique de sa conception de l’identité personnelle au terme de laquelle elle s’avérera incapable de relever non seulement le second, mais également le premier défi de l’identité personnelle. En effet, il s’agira, dans un deuxième temps, de montrer que le phénomène de la promesse et le concept d’ipséité ne sont pas relatifs à l’identité personnelle. Cet échec de la conception ricœurienne de l’identité personnelle ne conduira pas pour autant à son abandon : il donnera plutôt l’impulsion à son dépassement, que nous signalerons à la fin de ce chapitre.

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