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La limite de la résolution ricœurienne des situations de fragilisation de l’identité

1. Les cas de fragilisation de l’identité et leur résolution

1.3. La limite de la résolution ricœurienne des situations de fragilisation de l’identité

À première vue, Ricœur semble relever le second défi de l’identité personnelle. D’un côté, il est capable de faire droit à l’expérience d’une « perte d’identité » en la reconduisant à la dissolution de la mêmeté : la question de l’identité personnelle est laissée sans réponse parce qu’il n’y a plus d’éléments identitaires permanents auxquels on peut se reconnaître. De l’autre, à travers la persistance de l’ipséité pure et sa phénoménalisation éthique, Ricœur rend compte de la persistance de l’identité personnelle, du fait que la personne est encore elle-même. Ricœur tient ensemble la non-permanence et la permanence de la personne grâce à son dédoublement conceptuel de l’identité personnelle : quand bien même l’identité-idem est fragilisée par les changements affectant une personne, il y a toujours l’ipséité qui assure la pérennité de l’identité personnelle. La décomposition de l’identité personnelle en trois phénomènes distincts –

289 Ibid., p. 197.

caractère, identité narrative et promesse – permet également à Ricœur de donner une réponse concrète à ce deuxième défi de l’identité personnelle : la promesse, représentant le modèle d’identité « descriptif et emblématique »291 de l’ipséité, est toujours là pour coexister ou prendre

le relais au caractère. La conception ricœurienne de l’identité personnelle, résistant aux changements que tout un chacun vit au cours d’une vie ainsi qu’aux situations plus extraordinaires de « nuits de l’identité personnelle »292, semble relever les deux défis de l’identité

personnelle.

Par rapport à cette résolution, nous avons toutefois quelques doutes. De fait, plusieurs indices viennent semer le doute sur l’exactitude du traitement et de la résolution de Ricœur des situations de perte d’identité. D’abord, le traitement par Ricœur des situations de perte d’identité semble incomplet. Alors que Ricœur s’attarde à la fragilisation du caractère et à la persistance de la promesse, il n’indique pas comment le troisième modèle d’identité, soit l’identité narrative, fait l’épreuve de la perte d’identité. Est-ce que l’identité narrative peut être fragilisée ? Est-ce que la vie peut résister à sa mise en intrigue ? Sans l’ombre d’un doute, Ricœur répondrait à l’affirmative à ces deux questions : dans la dixième étude de son ouvrage, et dans d’autres articles, Ricœur met en relation « l’incapacité de raconter »293 et la fragilisation de l’identité narrative. Toutefois,

291 Paul Ricœur, Soi-même comme un autre, op. cit., p. 143. 292 Ibid., p. 197.

293 Ibid., p. 407. Il est possible de trouver, dans certains articles de Ricœur et dans la dixième étude de Soi-même comme un autre, des pistes de réponse à nos questions. L’identité narrative serait fragilisée avec l’incapacité de configurer sa vie en récit. Qu’est-ce qui empêche ce travail de configuration ? La difficulté de configurer sa vie peut relever de la diversité, de l’incohérence et de la contingence des actions d’un individu. Indifférentes les unes aux autres, les actions ne pourraient être organisées autrement que de manière successive. Primant sur la concordance, la discordance empêcherait la narration de soi et la constitution identitaire qui en découle. Notamment causée par le passé et son possible éparpillement, la dissolution de l’identité peut également être liée au rapport du soi à son passé : « l’incapacité de raconter va bien au-delà de la discordance que la péripétie oppose à la maîtrise du récit » (Ibid., p. 407). À ce niveau, les pertes d’identité relèvent de la difficulté de se rapporter à son passé (cf. Paul Ricœur, Histoire, mémoire, oubli, Paris, Seuil, 2000, p. 83-96). C'est ce que peuvent provoquer les troubles de mémoire, tels que l’Alzheimer, mais aussi les formes pathologiques de la compulsion de répétition identifiées par Freud. Dans le cas de ces dernières, le travail du souvenir est empêché par le fait que le patient répètent malgré lui le trauma et ses symptôme, plutôt que de réellement se ressouvenir (Paul Ricœur, « Multiple étrangeté », Anthropologie philosophique. Écrits et conférence 3, op. cit., p. 405-406.). Quittant le domaine du pathologique, Ricœur explique également ces situations par l’apparence d’étrangeté que revêt parfois le passé. Le plus souvent, le passé d’un individu lui est familier : il reconnaît son passé comme le sien ce qui lui permet de se reconnaître en lui. Cette familiarité peut même s’étendre sur le passé d’autrui, dans les situations où l’on prend un souvenir d’autrui pour le nôtre (Ibid., p. 405.). Il en va autrement des souvenirs d’enfance : pour la majorité, il est difficile de reconnaître les événements de son enfance comme les siens. Toutefois, ces situations très communes ne perturbent pas la cohésion d’une vie. La perte d’identité survient lorsque l’individu est incapable de se reconnaître dans un passé qui est généralement étranger. C’est notamment ce qui arrive lorsqu’une personne entreprend un tournant radical dans sa vie – par exemple, un changement de vocation – qui est incohérent avec son expérience antérieure et le sens qu’elle lui donnait. À ce moment, l’histoire de sa vie ne peut plus venir au service de son identité personnelle. L’étrangeté du passé n’est pas toujours accidentelle, elle peut être provoquée quoiqu’inconsciemment : c’est ce qui survient, à des degrés variables, avec le refoulement. Un passé « mutilé par mille inhibitions » serait à proprement dit inénarrable ou du moins le récit qu’on en ferait aurait

dans la sixième étude de Soi-même comme un autre, s’intéressant à l’identité narrative au sens de l’identité du personnage, tendue entre le caractère et le maintien de soi, Ricœur omet – ou oubli ? – d’étudier les modalités de fragilisation de l’identité proprement narrative.

L’examen des situations de perte d’identité semble lacunaire également sous un autre aspect. Ricœur explique l’impression de perte d’identité par la fragilisation de l’identité-idem qui, contrairement à l’irrémédiable ipséité, est sujette aux changements. Or, comme le reconnaît lui- même Ricœur, « l’impossibilité absolue de reconnaître quelqu’un à sa manière durable de penser, de sentir, d’agir, n’est peut-être pas praticable, du moins est-elle pensable à la limite » 294. Plutôt

que de relever de la dissolution de notre mêmeté, est-il possible que la question « Qui suis-je ? » soit le plus souvent laissée sans réponse parce qu’on est incapable de s’identifier à l’identité qui est la nôtre, qu’on ne se reconnaît plus dans nos traits de caractère ou encore dans l’histoire que l’on raconte à propos de soi-même ? Les pertes d’identité ne sont-elles pas généralement fondées dans la conviction de ne plus être soi-même, et non dans celle de ne plus être le même ? Ici, ce qui est fragilisé, ce n’est pas la permanence des traits identitaires, mais plutôt le rapport à soi- même constitutif de l’ipséité. Si nos hypothèses sont bonnes et que les situations de perte d’identité peuvent exprimer une fragilisation de l’ipséité, alors Ricœur n’offrirait qu’une interprétation partielle de ces situations, en les reconduisant à une dissolution de la mêmeté, en plus de se méprendre sur l’irréductible, l’inaltérable, l’imperturbable qu’il octroie à l’ipséité.

Finalement, nous nous interrogeons sur la validité de la solution apportée par Ricœur, en termes d’ipséité et de promesse, à ces situations de perte d’identité-idem. Ce qui sème le doute c’est son caractère « surprenant » ou non-vraisemblable. La solution de Ricœur surprend déjà par le contraste qu’elle crée entre la fragilisation de la personne faisant l’épreuve de la néantisation de son identité, et la fermeté de son affirmation « Me voici ! », attestant le maintien de soi devant autrui. Ce rapport déséquilibré, voire paradoxal entre la question « Qui suis-je ? » et la proclamation « Me voici ! » n’en reste pas moins plausible : face au drame d’une vie, il est probablement plus facile de se mobiliser que de réitérer en vain la question de l’identité personnelle295. Ce n’est donc pas ce contraste entre le caractère problématique et le caractère

assertif de l’ipse qui nous surprend, mais plutôt l’étrangeté des réponses du soi privé de mêmeté à

un sérieux défaut de véracité (Ibid., p. 407). Que l’on reconduise ces situations à la diversité de l’expérience vive ou à l’étrangeté du passé, la personne ne peut plus faire le récit de sa vie et elle ferait donc l’expérience de la fragilisation de son identité narrative.

294 Paul Ricœur, Soi-même comme un autre, op. cit., p. 197.

la question « Qui suis-je ? ». Sa première réponse, à savoir « je », surprend par son caractère formel et laconique, et sa seconde réponse, à savoir « Me voici ! » ou « Ici, je me tiens ! », ne semble tout simplement pas répondre à la question posée. Ces deux affirmations confirment bel et bien qu’il y a quelqu’un devant nous, capable de s’exprimer et de s’engager, mais elles ne semblent pas indiquer qui est vraiment cette personne. Plus encore, à la suite de l’énonciation de ces affirmations, la personne a toujours la possibilité de retomber dans une errance identitaire, ce qui semble indiquer qu’elles ne constituent pas une réponse, du moins une réponse définitive, à la question de l’identité personnelle. Or, la qualité des réponses apportées à la question « Qui suis-je ? » n’est pas négligeable dans la mesure où Ricœur définit l’identité personnelle comme la « forme de permanence dans le temps qui soit une réponse à la question : “qui suis-je ?” »296. Est-

ce que l’ipséité et la promesse constituent des modèles d’identité personnelle eu égard à cette définition ?

Ayant perdu de vue cette définition de l’identité personnelle lors de la restitution de la recherche descriptive de Ricœur – le caractère, la promesse et l’identité narrative n’ont été étudiés qu’en tant que phénomènes temporels –, nous proposons de réexaminer, de manière critique, le phénomène de la promesse et le concept de l’ipséité sous l’angle de leur réponse à cette question. Pour ce faire, il faut d’abord revenir sur le type de réponse qu’appelle la question « Qui suis- je ? ».

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