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La promesse est-elle un phénomène d’identité personnelle ?

2. La critique de la conception ricœurienne de l’identité personnelle

2.1. La promesse est-elle un phénomène d’identité personnelle ?

« Me voici ! » et « Ici je me tiens ! » expriment l’assomption de responsabilité du prometteur envers autrui qui le sollicite299. Pour Ricœur, se tenir responsable devant autrui implique de

respecter les engagements qui lui ont été faits et donc de se maintenir dans le temps malgré les changements d’opinions, d’inclinations ou de dispositions. Les affirmations du prometteur disent donc la persistance de soi-même et de ses engagements envers autrui dans le temps. Ce qui constitue l’objet de notre questionnement, ce n’est pas le fait que le maintien de soi confère, ou non, une identité temporelle au prometteur – celui qui a accompli sa promesse semble bel et bien le même, à savoir une personne s’engageant éthiquement, que celui qui l’a initialement prononcé –, mais si cette permanence offre une réponse valide à la question de l’identité personnelle. Notre hypothèse, allant dans le même sens que celle de Claude Romano300, est que

la réponse du prometteur exprime le maintien ou la permanence d’un mode d’être, à savoir la promesse ou l’ipséité éthique, avant d’exprimer la persistance de l’individualité d’une personne. En appui à cette hypothèse, on peut d’abord rappeler que le maintien de soi chez Heidegger, duquel s’inspire Ricœur, constitue un mode d’être. La résolution devançante décrit l’attitude dans laquelle le Dasein anticipe sa propre fin, anticipation ou pensée qui, dans la mesure où elle est maintenue, est à l’origine de sa tenue. Le maintien de soi-même impliqué dans la résolution devançante correspond au maintien du Dasein dans ses possibilités existentiales authentiques. Ce mode d’être s’oppose à la déchéance, dans laquelle le Dasein, non autonome et inauthentique, laisse le On choisir à sa place301. D’ailleurs, Ricœur présente lui-même la promesse comme une

attitude, impliquant le maintien de soi, tout comme la résolution devançante : rejetant l’idée heideggérienne selon laquelle la résolution devançante épuise le sens du maintien de soi, Ricœur

299 Claude Romano, loc. cit., p. 147. 300 Ibid., p. 145.

suggère qu’il y a « d’autres attitudes, situées à la même jonction de l’existential et l’existentiel »302,

telle que la promesse.

L’interprétation de la promesse comme mode d’être, plutôt que comme modèle d’identité personnelle, se vérifie également a contrario : les situations de promesses trahies ou abandonnées ne provoquent pas une fragilisation de l’identité personnelle. D’une personne qui a trahi sa parole, malgré les attentes d’autrui, on dira d’elle qu’elle n’est pas capable de maintenir son engagement, qu’elle n’est pas digne de confiance, qu’elle n’est pas bonne en amitié. Envers cette personne, on pourra également ressentir de la déception, du mécontentement, voire de la rancune, se formulant dans des déclarations comme « comment as-tu pu, toi ? ». Cette personne peut attirer de tels sentiments ou de tels jugements parce que c’est la même personne, dans son individualité, que celle qui nous avait fait la promesse. Autrement, la déception ressentie envers le traître serait absolument injustifiée : comment en vouloir à une personne qui ne semble pas être la même qu’avant ? La fragilisation du maintien de soi vient donc indiquer une faille de la personne dans sa capacité à s’engager et non dans l’identité de la personne, qu’elle présuppose plutôt303.

Cette déliaison entre la promesse – ou la promesse trahie – et l’identité personnelle peut s’expliquer positivement par le fait que la promesse est d’abord et avant tout un mode d’être ou une attitude. Par conséquent, « Me voici ! » exprimerait le maintien d’un certain mode d’être, et non le maintien du soi ou la permanence du soi dans le temps, comme le suggère Ricœur. En quel sens la promesse ou l’ipséité éthique est-elle un mode d’être ? Nous avons défini la tenue de la promesse comme le fait de rester fidèle à sa parole et aux attentes d’autrui, et donc de se montrer digne de confiance. L’individu a toujours la possibilité d’honorer comme de renier ses engagements. Plus encore, et de manière particulièrement probante dans les cas de fragilisation d’identité personnelle, la personne peut même décider de ne pas s’engager du tout. On a donc toujours la possibilité de devenir, ou non, une ipséité éthique, en choisissant de respecter, ou non, les prédicats du bon et de l’obligatoire ainsi que les attentes d’autrui dans le chemin de retour vers le soi-même. La promesse apparaît donc comme une modalité possible de l’ipséité, c’est- à-dire du rapport à soi-même, dans laquelle la personne peut se maintenir ou non. Le bris du maintien de soi dit donc la fragilisation d’un mode d’être, et non la fragilisation de l’identité

302 Paul Ricœur, Soi-même comme un autre, op. cit., p. 149 [Nous soulignons].

personnelle. Le mode d’être de la promesse ne semble donc pas participer de l’identité personnelle.

Nous accordons néanmoins le fait que la promesse ne semble pas entièrement déliée de l’identité personnelle : il est vrai que l’affirmation « Me voici ! » offre également des indications sur l’individualité de la personne la proclamant. D’une personne s’engageant envers autrui on pourrait dire qu’elle est sensible à la vulnérabilité d’autrui et qu’elle résiste aisément aux changements de ses dispositions, de ses désirs et de ses intentions qui menacent de lui faire abandonner sa promesse ; succinctement, elle est fidèle, empathique et indéfectible. Non seulement la capacité d’engagement d’une personne témoigne de son tempérament, mais elle met également en jeu les projets qu’elle promet accomplir, projets qui semblent participer, de manière prospective, de l’identité personnelle. Les projets de voyage, de carrières, de loisirs, etc. d’une personne expriment les « idéaux » ou les « plans de vie » qui animent téléologiquement sa vie304. Or, il ne faut pas se laisser duper par cette apparence d’identité. Dans ces deux exemples,

la promesse participe de l’identité personnelle seulement en devenant autre chose qu’elle-même : dans le premier cas, elle emprunte les déguisements du caractère, dans le deuxième, c’est l’identité narrative qui « lui donne des traits reconnaissables »305. Prise en elle-même, c’est-à-dire comme

l’engagement d’une personne en réponse aux attentes d’autrui, la promesse est formelle par rapport à son contenu. Elle n’exprime donc pas l’individualité de la personne qui promet, mais plutôt le fait qu’à cette dernière appartient un certain mode d’être dans lequel elle peut se maintenir ou non.

La promesse, quand bien même elle implique une forme de permanence dans le temps, ne semble donc pas offrir de réponse à la question « Qui suis-je ? ». C'est plutôt aux questions « selon quel mode d’être existe celui qui promet et se porte garant de sa promesse ? »306 ou « puis-

je compter sur toi ? »307 que le prometteur répond. C’est d’ailleurs ce que Ricœur souligne lui-

même lorsqu’il suggère que « Me voici ! » est en fait « une réponse à la question : “Où es-tu ?”, posée par l’autre qui me requiert »308, c’est-à-dire à l’interrogation demandant si l’autre est là, s’il

est dans la disposition favorable pour répondre à sa requête. Ricœur a donc eu tort de faire de la promesse, à côté du caractère et de l’identité narrative, une forme de permanence dans le temps.

304 Paul Ricœur, Soi-même comme un autre, op. cit., p. 187. 305 Ibid., p. 196.

306 Claude Romano, loc. cit., p. 145. 307 Ibid.

De cette disqualification de la promesse, faut-il conclure que les situations de fragilisation de l’identité personnelle restent irrésolues ? Dans ces situations, comme nous l’avons indiqué plus tôt, avant même d’affirmer « Me voici ! » et de s’engager envers autrui, la personne en errance identitaire est capable de dire « je ». Cette affirmation, nous en avons fait, suivant Ricœur, le signe d’une ipséité épurée qui se trouve toujours en deçà de la promesse. Selon les analyses de Ricœur, cette ipséité serait donc toujours déjà là pour sauver l’identité personnelle.

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