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Repères théoriques sur les usages sociaux de l’écrit

L’écriture est née en Mésopotamie chez les Sumériens, environ 3500 ans avant Jésus Christ, pour des raisons économiques. Il est difficile d’avoir une vision claire et unifiée de l’évolution des systèmes d’écriture dans leur chronologie. En s’appuyant sur les travaux de Goody, j’ai procédé à une synthèse de ses idées générales. L’écriture n’est pas née du caprice d’un inventeur génial, mais de l’effort de toute une société pour satisfaire une besoin vital que la parole ne pouvait plus combler afin de sauvegarder telles quelles des informations disponibles pour quiconque. Le choix des travaux de Goody est de montrer dans cette recherche comment est née sa réflexion sur la manière dont l’écriture permet à des Etats de renforcer leur pouvoir, ou de la manière dont une classe de scribes ou de clercs a usé de la maîtrise de l’écrit pour se distinguer. En ce sens, ses travaux ont permis de mieux appréhender l’évolution des représentations locales de l’écrit et de saisir des pratiques dans leur contexte social et culturel. A ses débuts, d’après Goody, l’écriture a eu pour but la représentation de certaines formes d’êtres ou de choses. Il a identifié une étape en amont de la naissance de l’écriture et a mentionné des premiers systèmes de proto-écriture qui ont précédé les systèmes se servant de signes arbitraires. D’après lui, les systèmes de proto-écriture revêtaient essentiellement une dimension picturale et figurative. Ils étaient de type pictographique et idéographique et ne permettaient pas la transcription exacte d’un énoncé linguistique. Ils n’étaient pas utilisés pour transcrire la pensée ou le langage. Ils remplissaient essentiellement des fonctions mnémotechniques et descriptives. Ce système d’écriture a permis de réaliser des calendriers. Ce système a été par la suite utilisé par nécessité économique. En effet, il a fallu résoudre un problème de gestion des réserves, de la transmission des directives administratives, politiques

et commerciales à distance et de l’archivage de l’information dans tous domaines de la vie du pays. Aucune mémoire humaine ne pouvait prétendre assumer de telles tâches. Dès lors, il a fallu pour les Sumériens mettre en place ce procédé. Cette écriture est donc née d’un besoin d’organisation. Les échanges commerciaux sont devenus avec le temps très important entre les villes. Il est apparu essentiel d’en garder trace, notamment pour gérer les biens produits, les noter, les mémoriser et les archiver. L’écriture s’est manifestée sous une forme de liste qui répondait non seulement à un besoin mais a marqué progressivement un changement important dans la nature des transactions et dans les modes de pensée. En effet, cette écriture en liste a été un travail de concentration qui a permis de fixer, d’analyser la parole et le savoir circulant dans les cultures orales. Elle permettait déjà de distancier la parole. En ce sens, on pouvait ainsi modifier son discours et cela par suppression, ajout ou permutation de certains éléments.

Ne passant plus que par des codifications écrites dans divers domaines, de nouvelles pratiques se sont imposées et ont contribué à transformer les relations sociales, les valeurs et les statuts de chacun. La culture légitime est devenue irrémédiablement celle de l’écrit. Force est de constater que l’écriture des listes ne répondait pas seulement à un besoin d’ordre socio- économique tel que le commerce, mais contribuait inéluctablement à un changement dans les modes de pensée et du rapport au monde. Petit à petit, cette mise en écriture a répondu à des besoins institutionnels précis et a été utilisée par des politiciens, des religieux et des savants, afin de constituer des traditions et des principes qui ont été exploités, pris à témoins, critiqués ou perfectionnés.

Désormais, les mythes et les rites ont été fixés par écrit et ont été l’affaire des scribes qui normalisaient et rigidifiaient leurs pratiques. (Lahire 2000 : 25). Depuis les sociétés sans écriture jusqu’aux sociétés modernes, Lahire a montré que la formalisation de l’écriture et la diversification de ses formes ont accentué la séparation entre profane et expert. Cette coupure entre deux milieux, celui du mythe écrit, interprété et objectivé versus celui du mythe agi, vécu et répété a impliqué la création de rapports de pouvoir et de domination. A l’instar de Lahire, la définition de l’écriture proposée par G. Cardona dans le dictionnaire de l’ethnologie et de l’anthropologie39 a permis d’approcher une dimension spécifique de l’écriture envisagée

sous l’angle des pratiques :

Le fait qu’une société dispose de l’écriture n’entraîne pas que tous ses membres la pratiquent ; au contraire, la connaissance et le maniement de l’écriture ne sont jamais égalitairement partagés. L’utilisation de l’écriture sera l’apanage d’un groupe, à l’extérieur duquel la lecture de l’écrit sera inégalement maîtrisée par des gens, qui de toute façon, n’auront pas accès à la production d’écriture. Non seulement la connaissance de l’écriture sera socialement valorisée, mais encore l’écriture elle-même, du fait des caractéristiques propres à son emploi, sera dotée d’une valeur et d’une efficacité spécifiques. La frontière séparant ceux qui utilisent l’écriture de ceux qui ne l’utilisent pas rend toujours compte d’un clivage social. (…) La fonction de transcription du langage parlé est première, mais l’usage de l’écriture ne s’y réduit pas. L’écriture joue un rôle dans la reproduction sociale, et ce rôle varie selon le type de société. » (Cardona 1981 : 221).

Ce faisant, il s’est établi clairement une rupture entre d’une part, les spécialistes à qui reviennent le pouvoir et, d’autre part, les gens simples, les profanes qui sont écartés du pouvoir. En institutionnalisant ces rapports de pouvoir, on a installé et légitimé le pouvoir dans les temples et les palais. Ces gens de pouvoir ont alors imposé des règles de pensée, ainsi que des règles de conduites à adopter. L’écrit a été dès lors associé au prestige et a symbolisé la réussite professionnelle. Progressivement, le sentiment d’infériorité est apparu chez les personnes qui ne le maîtrisaient pas. Ce qui a donné naissance à une différenciation culturelle entre l’ignorant et l’instruit. L’emploi de l’écriture dans la société a fait émerger « un corps constitué d’intellectuels » (Goody 1994 : 156) contribuant à la différenciation des idées et des idéologies, à la fragmentation de la vision du monde et à la naissance des conflits d’idées. Le principe de distinction religieuse entre sacré et profane s’est transformé pour devenir un principe de distinction entre civilisation et sauvagerie, entre cultivés et ignorants. (Goody 1994 : 34).

Ainsi, avec l’écrit, les rapports sociaux se sont transformés, car l’écriture « devient le seul moyen principal par lequel les gens peuvent rester en contact » (Goody 1994 : 155). De plus, la mobilité sociale ainsi que le développement de nouvelles activités politiques, économiques et commerciales qui dépendaient de l’écriture ont entraîné « une distanciation et une dépersonnalisation des contacts sociaux ». (Goody 1994 : 155).

Ce phénomène s’est exacerbé dans les sociétés industrielles car la différenciation culturelle s’est doublée d’une différenciation en termes de travail.

En somme, avec l’écrit est apparue la différenciation entre savoirs théoriques et pratiques reposant sur l’affirmation de la suprématie des savoirs livresques et la négation de formes de savoirs socialement peu valorisés, comme en témoigne cet extrait d’ouvrage de Goody intitulé : « La raison graphique : la domestication de la pensée sauvage, le sens commun » :

On s’efforcera de répandre l’instruction scolaire dans toute la population. Cela a pour conséquence d’étendre la dépréciation, s’appliquant y compris à soi-même, du savoir et des travaux qui ne sont pas le fruit du livre mais de l’expérience. (Goody 1994 : 173).

Dans cette perspective, le rapport à l’écrit est un rapport à la culture spécifique dans laquelle on se trouve, un rapport situé au savoir et au pouvoir comme l’affirme Guy Vincent (1994). Sur le plan social, la « raison graphique » exprime donc un rapport à l’écrit et au savoir. Ainsi, si la pensée écrite est à l’origine de développements, de réflexivité et de rationalité précieuse, elle n’en demeure pas moins un outil de conservatisme, d’orthodoxie cognitive, et de fondamentalisme redoutable. Comme le dit si bien Goody, dans un jeu de langage « c’est celui qui tient le crayon qui a raison ». (Goody 1994).

En analysant les effets de l’écriture comme moyen de communication sur les modes pensées, Goody a retenu l’écrit comme critère central de différenciation des cultures. Sa thèse consiste à dire que c’est l’écriture qui a orienté la pensée humaine dans de nouvelles directions en introduisant une rationalité différente qu’il nomme « la raison graphique ». L'auteur démontre que le clivage « pensée sauvage » relative aux sociétés sans écriture et « pensée domestique » caractéristique des sociétés occidentales civilisées n'est que le reflet d'une vision occidentale trop ethnocentriste. Aussi, la vraie différence réside principalement dans les moyens matériels

de communication qui favorisent ou non la présence de l'écriture. Il est clair que les sociétés orales transmettent leur tradition culturelle très largement dans une communication qui s'appuie sur le face à face. Ces sociétés possèdent des outils de pensées qui engendrent des visions du monde qui lui sont spécifiques. Alors que dans les sociétés littératiennes, la pensée est plus abstraite. En somme, l’écriture est le facteur principal des transformations des connaissances et des sociétés humaines. Ainsi, elle a favorisé l’émergence d’une culture critique à la base du développement des connaissances scientifiques et du progrès. En effet, c’est le mode écrit qui oblige à voir les contradictions, qui fait prendre conscience des règles de raisonnement et par là, autorise l’avènement de la logique formelle. L’énoncé mis par écrit peut être décomposé, manipulé et abstrait parce que dépersonnalisé. Ce sont ces processus que J. Goody décrit comme « l’objectivation » que produit l’écriture. Ainsi la généralisation de l’usage de l’écriture a eu pour conséquence l’avènement de la logique, de l’algèbre et de la philosophie.

En somme, l’histoire de l’écriture serait une histoire de pouvoirs : pouvoir sacré initialement, privilèges par la suite. Elle représente un instrument de pouvoir qui revêt deux aspects : aliéner et libérer. L’écriture a par exemple joué un rôle important dans l’accession à l’individuation et à la notion de liberté individuelle, tout en exerçant une violence symbolique et dominante.

Les travaux de Goody abordent l’écriture en tant que phénomène de civilisation en s’intéressant aux rapports de communication entre les hommes à travers les âges et ont montré que l’écrit est un objet à la fois linguistique, culturel et social. Ces travaux ont été un point d’ancrage pour appréhender l’écriture en général et mettre en exergue la naissance des rapports de domination social au travers des écrits. Les travaux de Jack Goody, lorsqu’on les considère dans leur continuité, depuis la raison graphique (Goody 1979) jusqu’à ses contributions au colloque organisé par Eric Guichard en janvier 2008 à l’ENSSIB (Goody 2012), en passant par pouvoir et savoir de l’écrit (Goody 2007), permettent de nourrir la réflexion théorique sur ces questions et d’avancer l’hypothèse littératienne. Trois pistes s’ouvrent à partir des travaux de cet auteur : le lien entre l’écriture et les « modes de pensées » (Goody 1979), définis comme « une technologie de l’intellect », la prise en compte des pratiques graphiques non restreintes à l’écriture alphabétique et linéaire et l’intérêt pour les pratiques ordinaires de l’écrit (les tableaux, les listes).

Comme on l’a vu précédemment, l’écriture née d’un besoin d’organisation a présenté un intérêt sur différents plans : fonctionnel, social, linguistique mais aussi intellectuel. Excellent outil de construction de la pensée, l’écriture permet de développer une analyse critique de différentes situations. Écrire, c’est disposer de marques graphiques en vue de produire une réalité langagière, une représentation qui transmet du sens. L’écrit est un représentant du discours de la pensée. Il permet la mise en mots de discours, la mise en mots d’événements qui se sont déroulés.

En même temps, cela suppose de se séparer de l’événement, le sortir de soi, séparer le vécu de l’ici et maintenant. L’usager peut ainsi observer, mettre en ordre, organiser, sortir du contexte et du ressenti.

Dans nos sociétés occidentales, le langage écrit s’est imposé comme le mode de communication légitime en procédant à une mise en ordre de la pensée se donnant pour l’ordre du monde lui-même. L’écriture est donc incontournable dans la société contemporaine et sa maîtrise constitue désormais un impératif social. Le besoin et la nécessité d’écrire sont considérés comme des exigences majeures. Envisagée sous cet angle, l’écriture est donc un rapport social. Ainsi, maîtriser l’écrit dote le sujet d’un capital social, culturel et symbolique et lui donne une place, un pouvoir dans l’espace social. Ces observations mettent en évidence les tensions qui travaillent l’accès à l’écrit et à ses pratiques. Dans le prolongement, les travaux de Bernard Lahire me paraissent pertinents pour appréhender les divers rapports à l’écrit que les adultes ont en fonction de leur milieu socio-économique et culturel. Ces rapports peuvent être contrastés mais ne prédestinent pas de manière systématique à l’échec ou à la réussite scolaire.

Le rapport à la norme que représente l’écrit conditionne les relations qu’entretiennent les personnes avec l’écrit. En filigrane, ils mettent en avant le rôle prépondérant joué par l’école dans le processus de normalisation.

L’intérêt de ma recherche implique d’explorer de manière complémentaire les différentes pratiques sociales que l’écrit recouvre aujourd’hui. Ce qui m’oblige à réfléchir sur ses usages et sur la façon dont il fonctionne. L’écrit se manifeste sous plusieurs formes et ce, dans des textes variés. C’est pourquoi, il importe de s’interroger sur l’utilité et la spécificité de l’écriture. Bernard Lahire a montré que la provenance et l’appartenance sociales, si elles peuvent influencer le cheminement et la réussite scolaire, elles ne sont pas déterminantes. Le destin scolaire des jeunes de milieux populaires ne serait pas joué d’avance. Les individus ont tous une histoire singulière où se produisent des événements déclencheurs et accélérateurs, événements qui seront significatifs pour certains et sans importance pour d’autres. Ces événements peuvent les faire passer d’une constellation de réussite scolaire à une constellation d’échec scolaire et vice-versa.