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Le primat d’une approche qualitative

3.1 Une méthode d’investigation diversifiée et « bricolée »

3.1.1 Le primat d’une approche qualitative

Mon objet de recherche dans sa dimension singulière nécessitait l’accès au vécu et au ressenti des enquêtés dans leur rapport à l’écrit. D'après la problématique choisie, la recherche ne pouvait que se vouloir qualitative et compréhensive. En effet, je me suis intéressée au rapport que les enquêtés entretenaient avec l'écriture en général ; j'ai cherché à savoir s’ils écrivaient, et ce qu'ils écrivaient. Pour mieux appréhender leur rapport à l'écrit ainsi que les processus mis en œuvre d’engagement ou de non engagement à un atelier d'écriture, j’ai abordé avec eux leurs parcours scolaire, professionnel, et biographique. J’ai fait appel aux divers univers sociaux, aux « nous » qui constituent habituellement notre vie en société : l'école, la vie professionnelle et le milieu social au sens large (amis, rencontres …).

J'ai donc procédé à des questions sur la formation scolaire, la profession des parents, la présence d'un univers culturel au sein de la famille, les activités de la fratrie, l'environnement amical et professionnel afin de mettre en évidence la manière dont s’est organisé l'enchaînement discursif à partir de ces catégories noyaux posées comme signifiantes pour la compréhension de ces discours sur leur rapport à l'écrit. Autrement dit, il s'est agi, à la lumière

des variables objectives (sexe, CSP, niveau scolaire, les pratiques d’écriture, de lecture …etc.) mobilisées dans le discours de rendre compte de leur impact sur ces processus. Par ailleurs, j’ai pris en compte les appréciations des participants sur la conduite et l'organisation de l'atelier d'écriture suivi (les propositions d'écriture qui leur ont été proposées…). De ce point de vue, l’analyse qualitative se prêtait à ce que je cherchais à faire émerger : des situations particulières sur un petit nombre d’enquêtés130de façon à déterminer le sens que ces enquêtés accordait à leur engagement ou à leur non engagement à un atelier d’écriture. Effectivement, l’analyse qualitative, de manière générale s’enracine dans le courant épistémologique de l’approche compréhensive. Elle postule la possibilité qu’a tout homme de pénétrer le vécu et le ressenti d’un autre homme. Cette méthode donne la possibilité de recueillir la parole du locuteur. Elle donne aux discours le statut de témoignage et tente l’analyse d’un système de signes. Ainsi la sociologie qualitative131montre que « l’homme ordinaire a beaucoup à nous apprendre », que le savoir commun n’est pas un non-savoir : il recèle un trésor de connaissance (Kaufmann, 1996 : 23). Comme le souligne P. Paillé et A. Mucchielli (2008 : 23), l’approche qualitative n’est pas une invention de la science, elle est d’abord une faculté de l’esprit humain à se relier au monde et à autrui, cherchant à comprendre et à donner sens dans le monde dans lequel il vit. Et nombre des opérations méthodologiques que le chercheur mobilise ont leur origine « dans l’activité mondaine quotidienne de construction et de validation du monde dans lequel nous évoluons, qu’il soit vu sous l’angle psychologique, social ou culturel » (P. Paillé et A. Mucchielli 2008 : 23). La différence entre le chercheur et le commun des mortels va se situer au niveau de la systématisation, de la réflexibilité et la recevabilité du travail du chercheur scientifique.

De plus, cette approche, par le biais de la démarche compréhensive, comporte toujours un moment de saisie intuitive, à partir d’un effort d’empathie, des significations dont tous les faits humains et sociaux étudiés sont porteurs.

Parce qu’elle part de la subjectivité des acteurs, de leur travail et de leur autonomie, la sociologie de l’expérience sociale relève de la famille très élargie des sociologies compréhensives. C’est aussi une sociologie analytique visant à interpréter les conduites et les discours, à les décomposer en éléments simples et à recomposer l’expérience sociale suivant un système cohérent (Dubet, 1994 : 223).

Cet effort a conduit, par synthèse progressive, à formuler une synthèse finale socialement plausible. Et là encore, l’approche qualitative se prêtait à mon travail de recherche puisqu’il s’agissait bien pour moi de comprendre les enquêtés dans leur globalité en faisant preuve non seulement de bienveillance mais également d’empathie.

130 22 personnes : 13 hommes et 9 femmes.

131 Il faut rappeler que la prise en compte de discours pour cerner les faits sociaux a été popularisée par

l’école de Chicago. En utilisant l’explication et la compréhension comme méthode, cette école appréhende le réel en fonction de ces deux perspectives. En somme, elle examine les causes des faits et des phénomènes étudiés.

La compréhension devient alors une pure saisie d’un savoir social incorporé par les individus : il suffit de faire preuve de curiosité et d’empathie pour le découvrir (...). La compréhension de la personne n’est qu’un instrument : le but est l’explication compréhensive du social. (Ibid.).

Pour recueillir mes données, j’ai donc pris le parti d’adopter l’entretien semi directif, en mettant en place un plan précisant les objectifs de l’entretien, les thèmes et les sous-thèmes. Pour chacun des sous-thèmes, j’avais prévu une question générale ouverte. Quant à la nature de ces questions, elles correspondaient soit à des : « questions principales » qui servent de manière générale d’introduction et de guide, soit à des « questions d’investigation » qui sont destinées à compléter ou à clarifier une réponse incomplète ou ambiguë ou à demander d’autres exemples ou preuves (Rubin & Rubin, 1995, cité par Thiétart, 2007).

Le guide d’entretien,132que j’ai minutieusement préparé, a permis de découvrir ce que j’ignorais. Ma grille de questions a eu pour objectif de faire parler les informateurs autour de l’atelier d’écriture et de leur rapport à l’écrit en déclenchant une dynamique de conversation plus riche que la simple réponse aux questions, nommée par Kaufmann « la réponse de surface » (Kaufmann, 1996 : 47) tout en restant dans le thème. J’ai élaboré une grille d’entretien autour de deux entrées principales : les logiques d’engagement et les logiques de non engagement, en prenant soin de rompre la relation d’enquêté entre « un sujet connaissant » et un « sujet savant ».133

Ce guide, centré sur ma problématique, a eu l’avantage de mettre en relief l’histoire singulière que cultivait l’enquêté à l’égard de l’écrit.

Néanmoins, j’avais conscience que l’entretien comportait un certain nombre d’inconnues, qu’il pouvait constituer un parcours peu balisé. En tant que mode d'investigation, il a donc soulevé quelques questions : l'entretien comme recueil d'énoncés singuliers serait-il crédible ? Autrement dit, des propos singuliers des enquêtés faisant l'expérience ou non de l'atelier d'écriture, personnes singulières par leur âge, leur situation, leur statut permettraient-ils de me renseigner sur le sens que ces personnes donnaient à l'écrit ? En effet, l''utilisation de l'entretien comme outil méthodologique n'est pas à l'abri de problèmes relatifs à la validité des connaissances construites : la déformation des informations observées, la reconstruction du passé par les acteurs durant les situations d'entrevues, les risques d'hyper valorisation. Toute expérience vécue est de façon générale constamment analysée par des filtres. Ceux-ci tiennent notamment à la recherche qui est orientée par une problématique et les récits sont abordés avec une certaine sensibilité, une, culture, un savoir et des représentations spécifiques au chercheur.

Toutefois, si l'entretien est une relation sociale parfois un peu « biaisée » dans laquelle enquêteur et enquêté sont engagés, il n'en demeure pas moins une source d'informations objectivables ayant du sens. L'envie de parler, les propos tenus par les acteurs sont toujours

132 Ce guide peut être consulté en Annexe 1.

133 Cette démarche n’a pas été évidente avec l'ensemble des participants puisque j’inscrivais mon travail de

recherche dans une logique universitaire qui de par sa nature détenait une certaine culture savante aux yeux des enquêtés, surtout aux yeux des non participants qui se sentaient parfois intimidés.

dépendants du « contexte de la communication » (Dubar 1990 : 189). Il est une situation presque ordinaire. Même si certaines personnes avec qui je me suis entretenue m'ont tenu des propos quelque peu normatifs sur certains thèmes abordés, elles m'ont appris ce qui dans leurs expériences face à l'écrit, traduisait un rapport singulier aux savoirs, à elles-mêmes et à leur vie quotidienne. A l’image de François Dubet (1997), je voulais considérer les enquêtés comme des sujets. Loin de considérer l’argumentation des acteurs en tant qu’artéfact, qu’obstacle à la connaissance, Dubet argumente en faveur d’une démarche compréhensive qui tient compte du sens défini par l’acteur :

D’une part les acteurs produisent les événements et ont une connaissance pragmatique et causale des enchaînements de l’action, des situations, des décisions et des choix, des anticipations, qu’aucun chercheur ne peut atteindre avec la même précision. D’autre part ces mêmes acteurs disposent des ressources interprétatives et idéologiques plus ou moins structurées que le sociologue ne peut balayer d’un revers de main sauf à se placer lui-même sur ce terrain et à être réduit au rôle d’idéologue favorable ou hostile à ceux qu’il étudie (Ibid. : 225).

Par ailleurs, s’est posée la question du nombre d’entretiens pour attester de la portée scientifique de mes résultats. Etait-il nécessaire de mener un nombre considérable d'entretiens pour rendre compte d'une certaine objectivité ?

Effectivement, ces 22 entretiens134 me permettraient-il de produire un quelconque savoir

scientifique ? Se poser cette question renvoyait à une autre question : qu’est-ce qui distingue le savoir scientifiquement rigoureux de toute sorte de connaissance. Autrement dit, quelle serait la valeur de la connaissance produite ?

Très longtemps dans le monde de la recherche, l'idée répandue voulait que la méthode quantitative soit par rapport à la méthode qualitative plus objective et par conséquent plus scientifique, au point que Pitrim Sorokin135dénonçait dans les années 70 « cette

quantophrénie » régnante dans la monde de la recherche en sciences humaines. En effet, certains sociologues américains expliquaient systématiquement les phénomènes sociaux avec des statistiques. Si la méthode quantitative était utilisée pour décrire un phénomène de grande ampleur, ces données chiffrées jouissaient souvent d'un statut argumentaire et non de preuve. Les chiffres étaient en général convoqués pour vérifier des hypothèses préalablement construites. Dans le cadre d'une recherche qualitative, on peut certes, se servir de données chiffrées, cependant on ne leur accorde pas la première place comme dans une recherche quantitative. Par ailleurs, il faut parfois relativiser l'objectivité des données fournies par les études quantitatives car celles-ci sont tributaires de divers facteurs. C’est le cas du questionnaire (Bertaux, 2005), où les réponses données aux questions sont d'abord subjectives et seulement par la suite, elles sont codées et chiffrées. Tout compte fait :

134 Ces entretiens ont été menés en deux temps pour les participants. Une première série d’entretiens ont été

réalisés avant ou à l’entrée en atelier d’écriture. La deuxième série d’entretiens à la sortie de l’atelier d’écriture.

135 Sociologue américain d'origine russe. Pionnier de la sociologie moderne, Pitrim Sorokin axe ses

recherches sur le concept de mobilité sociale. Il a dénoncé dans ses travaux la tendance des sciences sociales à la quantrophénie, cette fascination du chiffrage des phénomènes par imitation des sciences exactes. Par ailleurs, il s'est posé comme détracteur dans les années 40/50 aux théories de Talcott Parsons pour son attitude « américano centrique ».

La démarche de la sociologie conventionnelle est atteinte de biais importante et ceci à toutes les étapes de sa construction scientifique, que l'on considère les hypothèses, les entretiens, les questionnaires les pratiques de codage ou l'emploi des statistiques eux-mêmes. (Coulon, 1993 : 84).

Les résultats recueillis ici ont été considérés comme représentatifs, non par déduction statistique mais par hypothèse.

Enfin, la recherche qualitative a tendance à généraliser et semble sous-tendue à l'idée qui voudrait qu'en étudiant, de manière approfondie le fonctionnement de telle action, on pourrait généraliser à d'autres actions similaires. Dans le contexte de cette recherche, il ne s’est agi en aucun cas de prouver des hypothèses, mais seulement de se référer à des contextes bien circonscrits et de les étudier en profondeur. Cette méthode ne vise donc pas la généralisation des résultats ; elle repose sur le présupposé suivant lequel la connaissance approfondie d'un phénomène peutaider à en comprendre d'autres.

En substance, cette approche qualitative a obligé à privilégier les logiques individuelles adoptées par les interviewés. Elle a eu le mérite, grâce aux entretiens semi directif réalisés, d’éclairer les dimensions sociales et subjectives de l’enquêté. Sa dimension subjective m’a renseignée sur ses craintes, ses attentes, ses envies ou ses angoisses par rapport à l’écrit, sur le sens qu’il attribuait à son expérience de l’atelier d’écriture. Sa dimension sociale m’a apporté des informations sur sa vie sociale, les relations aux autres qu’il entretenait à travers son rapport à l’écrit.

En définitive, la méthode qualitative était de circonstance dans cette recherche et l'approche personnalisée semblait la plus adaptée pour appréhender les subtilités de la réalité et spécifier les particularités qui ont été ici privilégiées. Une approche centrée sur le sujet était donc indispensable pour comprendre la parole ordinaire et produire méthodiquement du sens à partir de la parole de l’enquêté.

Ma posture de chercheuse débutante dans ce travail a été une posture d' « analytique compréhensif ». Pour avoir accès à ce sens, il me fallait procéder au recueil et au traitement compréhensif des paroles des personnes qui ont fait l’objet d’entretiens. Je voulais, grâce à la valeur heuristique de l’entretien, mettre en évidence des représentations, des attitudes et des pratiques sociales liées à l’écrit. Ma démarche s’est voulue inductive, puisque je recueillais la parole des personnes interrogées en vue de produire des connaissances.

Sous cet angle, il me fallait avoir accès aux expériences des interviewés, et ce le plus précisément possible. A ce titre la question qui s’est alors imposée à moi fut : comment accéder à ces vécus ? Le recours à l'entretien sous forme de récits de vie comme technique d’investigation me paraissait approprié car il fait toute la place à la parole des personnes interrogées, et prend en compte la singularité de leurs parcours.

De plus cette technique du récit de vie est pertinente au regard de ce travail de recherche puisqu'elle repose sur le postulat que l’histoire d’une personne possède une réalité préexistante à la manière dont elle est racontée et est indépendante de celle-ci.

3.1.2 La philosophie des récits de vie : le récit