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Les pratiques sociales de l’écrit en usage

D’autres points de vue sociologiques ont été intéressants à exploiter afin de mieux cerner les pratiques existantes dans divers domaines. Cet engagement m’a conduite à appréhender l’écriture sous un angle pragmatique en me centrant sur les activités qu’elle recouvre.

Les travaux de formalisation de l’écriture menés par Yves Reuter fournissent un point d’ancrage qui va dans ce sens. Il définit l’écriture de la manière suivante :

L’écriture est une pratique sociale, historiquement construite, impliquant la mise en œuvre

généralement conflictuelle de savoirs, de représentations, de valeurs, d’investissements et d’opérations, par laquelle un ou plusieurs sujets visent à (re)produire du sens, linguistiquement structurée, à l’aide d’un outil, sur un support conservant durablement ou provisoirement de l’écrit, dans un espace socio institutionnel donné. (Reuter, 1996 : 58).

Il ajoute que grâce aux études menées sur les pratiques d’écriture, on peut mettre en exergue une série de caractéristiques de l’écriture. Celle-ci est entendue d’après lui :

· Comme une activité qui transforme le support et produit des signes, du sens, de l’écrit. · Elle est complexe car elle articule indissociablement dans son exercice plusieurs dimensions : cognitive, socioculturelle, psychoaffective, investissement, valeurs, représentations, etc… En ce sens, c’est une activité syncrétique.

· C’est une activité qui est toujours située dans un espace donné, un espace-temps défini. Elle s’est inscrite dans l’ensemble de la vie sociale, dans des sphères socio- institutionnelles de pratiques qui la codifient. Elle règle les relations entre les acteurs, les signes et les objets. Dans ce contexte, l’écriture est socialisée et socialisante.

· Elle s’inscrit aussi dans l’histoire individuelle du sujet43 et dans l’histoire collective. Cette activité s’exerce régulièrement en relation avec d’autres pratiques que l’individu réalise telles que la lecture, le sport, … etc.

43 Très tôt, l’enfant est au contact avec des modèles culturels, qui sont essentiellement ses parents, et les

pratiques lectorales et scripturales de ces derniers vont influencer sa perception de l’écrit. C’est dans ce contexte que la « littératie familiale » définie comme « l’ensemble des activités quotidiennes, menées dans le milieu familial, qui permettent de sensibiliser l’enfant à l’univers des mots » (Jocelyne, Giasson 2001 : 3) a gagné en popularité tant dans des bibliothèques locales qu’à l’intérieur des commissions scolaires.

Comme toute pratique, l’écriture n’est, d’une part, jamais maîtrisée totalement et parfaitement dans toutes ses dimensions, et d’autre part, elle est travaillée par des tensions - internes-au sein même de celles-ci. L’écriture en tant que pratique a été également étudiée à partir des traces qu’elle laisse. En s’appuyant sur les catégorisations en « genres de discours » que Bakthine (1994) met en exergue, il a été possible de repérer le genre discursif à différents niveaux. Ainsi, il distingue dans un premier temps deux principaux genres : les écrits privés et les écrits publics ; ces genres se déclinent ensuite et se spécifient au travers différentes caractéristiques : le cadre communicationnel : qui parle à qui ? Avec quelles intentions et quels effets ? Les messages produits : qu’est-ce-qui est dit ? Et comment ? Etc….

Les écrits publics se concentrent autour de trois types :

· Les écrits professionnels tels que des rapports professionnels, des documents techniques….

· Les écrits que Baktine qualifie de « livresques ». Ces écrits se réfèrent à la littérature en général, aux écrits scientifiques, … etc.

· Enfin les écrits administratifs et sociaux tels que les contrats, les formulaires, les courriers adressés aux diverses institutions par exemple …etc.

De même, les écrits privés tournent autour de trois types : · Les écrits personnels tels que les journaux intimes

· Les écrits liés à la formation en générale tels que les écrits scolaires, les notes de cours, le journal de terrain…etc.

· Les écrits domestiques et quotidiens comme la liste de course, les recettes, les écrits courants…

Cette brève description des types en usage donne la possibilité de situer les pratiques.

Dans le même registre, Daniel Fabre (1997) pense que ces actes d’écriture ordinaire constituent un fait de société. Il rapporte en effet que 15% des français de plus de 15 ans ont mené une activité d’écriture en amateur au cours de leur vie (poèmes, nouvelles…etc.). Il y a bien un écrit pour soi, comme moyen de se raconter (journal intime). Dans le cadre de notre recherche, on s’interrogera sur le rapport qui existe entre ces écritures ordinaires, leur histoire scolaire et leurs pratiques d’écriture dans l’atelier d’écriture.

Ces recherches fournissent des données que l’on pourra exploiter lors des entrevues menées avec nos enquêtés sur leur écriture personnelle.

Un auteur tel que Michel De Fornel dans « La peine d’écrire » (1997) a tenté, dans une étude ethnographique d’un atelier d’écriture et des écrits qui y sont produits, de cerner les formes de la « volonté d’écrire », c’est-à-dire d’étudier l’organisation interne des activités liées à l’écriture chez des personnes qui se situent, pour l’essentiel, en dehors des circuits habituels de la connaissance scripturaire mais manifestent le souci de s’y inscrire.

Cette étude porte sur un groupe de jeunes dans un atelier d’écriture lié à des stages de remise à niveau en vue de maîtriser les diverses formes de correspondance personnelle et

administrative. Tous les jeunes disent avoir des problèmes. L’observation indique qu’une des premières activités lors des premières séances est relative aux émotions. « Les émotions structurent en effet la mise en œuvre des contraintes multiples qui régissent le passage à l’écriture » (De Fornel 1997).

L’analyse montre également une interaction complexe entre le problème de compétence et de raisonnement pratique à l’œuvre dans les justifications associées à la rédaction d’une lettre. Les écrivants ont en effet à leur disposition des justifications ; ils invoquent des raisons de s’en tenir à leur première formulation et considèrent qu’ils ne peuvent pas mieux faire. La difficulté d’écrire tient aussi à l’écart entre la visée pragmatique que les participants souhaitent inscrire dans la lettre et le résultat pressenti, pensant, à propos de lettres privées comme officielles, qu’il n’est pas nécessaire de s’appliquer ni de s’impliquer puisqu’il n’y a pas de résultat à attendre du courrier réalisé.

La difficulté d’écrire est le fait également pour ces écrivants de préférer l’oral à l’écrit. Toutefois, chemin faisant, « la peine d’écrire » change de statut : elle cesse d’être vue comme un embarras qui n’intéresse que la sphère privée des participants, pour devenir un problème sur lequel ces derniers ont prise. Ce changement est dû à l’aide apportée par l’animatrice, qui encourage les participants à examiner ce qu’ils ont produit, en indiquant une nécessité générale de correction, sans en fournir toutefois le contenu.

Michel Dabène, dans « L’adulte et l’écriture » (1993) se situe délibérément en dehors de l’institution scolaire. Sur une population constituée de scripteurs appartenant à des catégories socioprofessionnelles contrastées, il recueille un matériel à partir d’écrits produits dans des situations identiques de déclarations d’accident, textes courts figurant au verso des formulaires et qui relèvent à la fois d’un discours narratif et argumentatif. A ceux-ci s’ajoutent des entretiens relatifs aux situations d’écriture et aux représentations de l’écriture, ainsi que des situations expérimentales d’évaluation où les adultes sont amenés à dire ce qu’ils pensent d’écrits manuscrits dont on a masqué l’identité et la profession du scripteur.

L’analyse permet d’observer des dysfonctionnements chez les deux types de scripteurs. Dabène conclut sur :

« Les dangers d’une hypothèse sociologique naïve selon laquelle les classes dites favorisées le seraient aussi par rapport à la maîtrise de l’écriture. Le scripteur idéal n’existe que dans l’image qu’en a construite l’institution scolaire ». (Dabène, 1993 :18).

Il va plus loin dans sa conclusion en énonçant qu’« il semble bien qu’au terme de douze ans de scolarisation privilégiant le travail de production/réception de textes, le bachelier français ne soit pas préparé à affronter les tâches scripturales que la société lui impose et que ces douze années ont contribué à développer chez lui des représentations qui sont en décalage notoire avec les usages des dominants ». (Dabène 1993 : 20).

Ce premier chapitre s’est organisé d’abord autour d’une présentation succincte de la naissance de l’écriture et ensuite d’une exposition des pratiques d’écriture et de ses diverses fonctions sociales conformément aux différents auteurs. L’écriture m’a interpellée sous deux angles complémentaires : sous l’angle anthropologique et sous l’angle sociologique.

En s’appuyant sur les travaux de Goody, Lahire, Dabène, Penloup, De Fornel, Reuter… nous avons pu constater que l’écriture est un phénomène complexe et difficile, en ce sens qu’elle revêt plusieurs facettes. Nous avons vu que communiquer, tant par écrit que par oral, implique des fonctionnements complexes. Alors que l’acquisition du langage oral se réalise lorsque le sujet est baigné dans l’univers de la communication, entrer dans l’écrit nécessite le passage par un apprentissage systématisé. Il faut savoir passer de l’immatérialité de la parole à la matérialité de l’écrit. Après un regard sur la naissance de l’écriture, les travaux de Goody ont permis, sous une perspective anthropologique, d’interroger le sens et la valeur que revêtent l’écriture et son usage pour diverses sociétés. Ils ont contribué à mettre en lumière la manière dont l’écriture a fait son apparition dans le monde. Il faut rappeler que Goody fait jouer à l’écriture alphabétique un rôle central dans le bouleversement des formes de pensées de l’écriture. On a pu voir que cet auteur a étudié l’écriture comme facteur contribuant à la dynamique évolutive des hommes et des sociétés. Il a montré que l’invention de l’écriture et de son usage a permis des changements qualitatifs des sociétés et des activités humaines. Ainsi, tout changement dans les modes et les moyens de communication a des répercussions sur la société dans son ensemble, entraînant dès lors dans son sillage des mutations culturelles, cognitives, sociales et par voie de conséquence éducatives.

Cette rémanence de l’écrit a été vue de manière très positive par les spécialistes de la « littératie », qui ont vu dans l’invention de l’écriture une véritable « révolution pour l’intellect », ayant eu un impact profond sur l’histoire de la pensée humaine. Selon Walter Ong, David Olson et d’autres auteurs, l’écriture ne fait pas que transcrire un message : en en fixant la lettre, elle met en évidence les imprécisions et les contradictions qu’il peut comporter. Elle rend donc comparables et critiquables des énoncés qui auparavant ne l’étaient pas. Par retour, l’écriture aurait donc contraint les hommes à plus de cohérence, de rationalité et de précision. Tout en soulageant la mémoire, l’écriture a donc apporté de nouvelles exigences de rigueur, celles-là même qui rendent la formulation d’un texte écrit plus coûteuse en réflexion qu’un propos oral.͓

Mais pour aller au-delà de la fonction de l’écriture en générale, un second questionnement a été utile pour ouvrir sur les dimensions sociales et culturelles de l’écrit. Je me suis référée à l’approche de Lahire, qui incite à explorer les enjeux de la maîtrise des formes scripturales. Ses travaux mettent l’accent sur l’hégémonie de l’écrit et la négation des formes de savoirs socialement peu valorisées. Ils ont ainsi développé une sociologie qualitative, dans le sens où l’auteur s’est centré sur une description fine et minutieuse des pratiques scolaires des élèves et celles de leurs familles.

Ces travaux ont contribué à démontrer qu’une éducation a intérêt à s’insérer dans des pratiques déjà existantes, en prenant surtout en considération ce qui a du sens pour les élèves (Lahire 1993). La légitimation des pratiques domestiques tangibles dans ces familles et l’importance de la description de ces pratiques pour connaître les dispositions « socio- mentales » (Lahire 1995) sont au cœur de son approche. Il a proposé une progression vers la compréhension des modes d’articulation entre les apprentissages scolaires et la culture de l’écrit, telle qu’elle s’est constituée dans le milieu familial. Ainsi, il a tenté de répondre au

mode de rapport à l’écrit qui existe dans des familles populaire qui puissent rendre compte de certains succès scolaires surprenants.

Ces études micro sociologiques familiales ont fait écho aux études micro sociologiques élaborées en milieu professionnel. La description méticuleuse de professions exercées par des salariés à « faible capital économique et scolaire » (Lahire 1993) a eu pour objectif de comprendre leurs modes d’appropriation de différentes situations et de montrer l’existence de compétences et de pratiques d’écriture en dépit de leur non reconnaissance. Elles font partie, du sens que la situation prend pour ces personnes et, par là même, de leur identité professionnelle qui se construit et se transforme par et à travers ces pratiques.

Par ailleurs, je me suis intéressée à d’autres auteurs, afin de mieux cerner d’une part l’ensemble des pratiques sociales de l’écrit (écrits ordinaires, scolaires et professionnels) et d’autre part de mieux appréhender les dimensions normatives de ces écrits réalisés par des adultes de toutes origines sociales.

De manière générale, les auteurs soulignent la nécessité de prendre en considération toutes les représentations des écrivants et des non écrivants pour mieux comprendre le processus qui est à l’œuvre dans l’apprentissage de l’écrit. Il ne faut pas considérer les représentations les plus marginales sur l’écrit comme des épiphénomènes qu’il faudrait effacer. Mais au contraire, il faudrait les prendre en considération pour mettre en relief tous les enjeux et la complexité que sous-tend l’appropriation de l’écriture.

Après ce tour d’horizon théorique socio-anthropologique de l’écriture et de ses pratiques sociales en usage, il semble important d’appréhender le concept du rapport au savoir, dans le but de mettre en exergue la question de la singularité.

Interroger le rapport à l’écrit du participant, c’est donc interroger ses représentations des normes sociales et scolaires, c’est soulever la question de la culture légitime. Interroger son rapport à l’écriture, c’est l’interroger sur ses attitudes, ses valeurs, ses opinions liées à l’écrit et à ses usages. En somme, c’est interroger l’histoire du sujet, et en soubassement l’interroger sur son identité.

Mais avant de s’intéresser aux représentations et au concept d’identité, il me paraît important d’aborder la notion du rapport au savoir, car interroger le rapport à l’écrit du participant, c’est d’abord interroger son rapport au savoir.

Dans cette recherche, j’essaie de considérer le savoir au regard de la spécificité des personnes enquêtées. Je vais donc me référer aux sciences de l’éducation et à deux équipes de recherche qui systématisent l’usage de cette notion : l’équipe de L’ESCOL (Éducation Socialisation et Collectivités Locales) composante de l’ESSI (Éducation, Socialisation Subjectivation Institution) et le CREF (Centre de Recherche Éducation et formation).

2 Rapport au savoir, rapport à l’écrit du côté du

sujet et engagements dans les ateliers

d’écriture

Le rapport à l'écriture trouve son origine dans le rapport au savoir. Ainsi, pour appréhender cette notion, il a fallu d’abord appréhender celle de rapport au savoir. Aborder cette notion a permis de comprendre comment le public étudié accède au savoir et s’engage dans des ateliers d’écriture, alors que parfois tout semble s’y opposer, surtout pour ceux qui viennent au « Réso ».

Pour le CREF, la référence principale est du côté de la psychanalyse, là où les chercheurs de l’ESCOL adoptent une orientation plus sociologique, voire anthropologique.

L'équipe d’ESCOL a développé sa théorie après avoir observé des jeunes en difficulté scolaire. Si ma recherche concerne avant tout les adultes, la théorie de Charlot est tout à fait pertinente transposée à des adultes. Je choisis de ne pas entrer plus avant dans la description de ce qui pourrait opposer les deux équipes emblématiques du rapport au savoir. Ce qui m’intéresse ici, c'est d'envisager ce rapport au savoir et notamment celui du rapport à l’écrit sous l'angle de « ses moments de transformation ».44

2.1 Jalons historiques sur la construction du concept