• Aucun résultat trouvé

Jalons historiques sur la construction du concept de « rapport au savoir »

Afin d’expliciter de manière pertinente la notion du rapport au savoir, il ne faut pas faire l’économie d’un retour sur certaines théories qui ont marqué la sociologie de l’éducation depuis les années 60/70 en France. Ce détour est important pour me positionner et expliquer pourquoi j’ai choisi les travaux de Charlot pour éclairer cette recherche.

La sociologie dite de la reproduction a mis en avant la violence symbolique émanant de l’institution scolaire et a proposé d’expliquer l’échec scolaire en termes de différences de positions entre les élèves vis-à-vis d’une culture dominante. Cette sociologie, développée par Bourdieu et Passeron, met en avant l’axiome suivant : la théorie de la violence symbolique. Derrière une autonomie relative du système d’enseignement, il y a tout d’abord une première fonction qui tient dans l’inculcation des savoirs et ensuite une deuxième fonction qui est une fonction de reproduction, d’un arbitraire culturel produit extérieurement au système d’enseignement, et reproduction du système lui-même.

Ce système d’enseignement va imposer de manière non-violente45 les valeurs propres à un arbitraire culturel rendu légitime et qui à son tour, va rendre légitime le fait que le système éducatif exerce cette fonction d’inculcation desdites valeurs. Cette imposition d’un pouvoir symbolique repose concrètement sur une action pédagogique que les enseignants exercent sur les jeunes générations en légitimant la transmission des savoirs. C’est dans ce sens que le système d’enseignement exerce une violence symbolique par laquelle est imposé un arbitraire culturel. Sous couvert de neutralité et d’indépendance, cet arbitraire est rendu légitime sans aucune violence et sans qu’il soit perceptible.

Dans ce cadre, les différences de parcours scolaires (réussites, échecs…) s’expliquent par l’écart entre la culture sociale de tel ou tel élève et la culture scolaire.

Les verdicts scolaires contribuent à transcrire les hiérarchies sociales en hiérarchies scolaires qui elles-mêmes reproduisent des rapports sociaux. Ce processus fonctionne d’autant mieux que l’indépendance du système scolaire est affichée avec force par le biais de l’idéologie méritocratique. Ainsi, on expliquera les différences de parcours scolaires par des dons, des aptitudes des élèves, ou de leur qualité du travail fourni. Autrement dit, les possibilités de changement d'école correspondent aux changements dans les rapports de production et dans les rapports sociaux de production. Bourdieu dénonce le système scolaire comme une pédagogie du réveil, qui réveillerait des dons enfouis (1966). Pour ce sociologue, l'école perpétue les inégalités en même temps qu'elle les légitime, même si le but est de les réduire.

Elle coordonne des systèmes culturels et des classes sociales et elle favorise leur production et leur reproduction.

Cependant, si cette sociologie de la reproduction a un grand intérêt, elle a été interprétée abusivement et ne permet pas de penser tout ce qui est en jeu lorsqu’un jeune est en échec scolaire. Elle montre la corrélation entre l’origine sociale et les performances scolaires. Cette démonstration corrobore l’observation des enseignants mais aussi des éducateurs qui connaissent les milieux défavorisés et de ce fait, elle s’est largement répandue. Néanmoins, la corrélation ne peut être inter changée avec la causalité. La causalité ne peut être retenue parce que même si la corrélation est très forte entre ces deux facteurs, il existe des exceptions. Il y a des individus qui accèdent à la mobilité sociale. Il y a des performances scolaires différentes à l’intérieur d’une même fratrie.

Certes, la position sociale des parents a une influence sur la future position sociale de leurs enfants dans la société, mais elle ne se réduit pas qu’à cela. Cette approche de recherches sociales sur l’éducation s’appuie essentiellement sur l’existence d’une corrélation entre les différences sociales des parcours scolaires et le rapport de détermination entre situation sociale et situation scolaire. Il en est de même pour les approches fonctionnalistes qui valident l’hypothèse d’un lien étroit entre l’origine sociale des élèves et leur réussite scolaire.

Par ailleurs, dans le cadre des approches conflictualistes, des auteurs tels que Baudelot C et Establet R partent également de l’idée que le système d’enseignement assure une double fonction, une fonction d’inculcation et de transmission de savoirs d’une part, et une fonction de répartition au regard de la division du travail d’autre part. Mais à la différence d’Emile Durkheim, pour qui les savoirs inculqués relèvent d’une certaine universalité, ces savoirs relèvent pour ces auteurs de la transmission des valeurs de la classe bourgeoise. De même, si pour Emile Durkheim, la répartition des individus dans le cadre de la division sociale n’est pas remise en cause car elle répond naturellement aux besoins de la société, pour ces auteurs, il y a une manifestation évidente de la domination de la classe bourgeoise.

Dans cette optique, le système éducatif produit l’échec scolaire et les inégalités sociales qui en découlent. En effet, il met tout en œuvre pour que les élèves issus des classes populaires soient en échec scolaire en leur infligeant dès la première année de scolarité des mauvais résultats.

Ainsi est posée la question du conflit culturel. Celui-ci est le désavantage que subissent les élèves lorsque leur culture familiale n’est pas accordée à celle que suppose la réussite scolaire. Il joue un rôle considérable dans l’inadéquation de l’enseignement et de la formation des personnes qui vivent dans l’exclusion. Ces personnes peuvent avoir des stratégies, des perceptions, ou des références extrêmement divergentes avec celles de l’institution scolaire ou de la formation professionnelle.

La déficience institutionnelle telle que l’orientation vers des filières spécifiques, des programmes moins exigeants et des attentes moins élevées de la part des enseignants est le désavantage de traitement des familles populaires. L’une des limites de cette approche est qu’elle semble ne pas pouvoir rendre compte des conduites individuelles. Les individus sont complètement soumis à la lutte opposant les différentes classes sociales.

Cependant, ces différentes approches ne savent pas expliquer la présence de cas « atypiques » et ne peuvent répondre à la question suivante :

Pourquoi des élèves réussissent à l’école alors qu’ils font partie d’un groupe social (ayant les mêmes critères socio-professionnels) dont la majorité des élèves sont en échec et inversement ?

Ces explications, en termes de manque ou de handicap, évitent de remettre en cause les pratiques. Elles jouent de façon tout à fait contre-productive. Elles semblent considérer avec compassion la situation spécifique des enfants et des adultes de milieux socio-économiques défavorisés alors qu’en réalité, elles les desservent. Elles autorisent l’échec.

Cette lecture négative va être le point de départ d’une approche en termes de rapport au savoir, défendue par Bernard Charlot, Bautier et Rochex. Cette lecture négative va conduire à un processus de « réification » selon les termes de Charlot, car il apparaît que les théories précédemment évoquées ne permettent pas de résoudre des questions essentielles, telles que la singularité de l’élève et le sens qu’il donne au savoir. En effet, elles ne prennent pas en compte les histoires singulières et ne peuvent donc expliquer les cas atypiques.

Une approche en termes de rapport au savoir établit que la position sociale ou la situation d’un élève, ou en l’occurrence d’une personne, prend ses racines dans un groupe social mais ne peut être réduite à ce dernier. En somme, il faut considérer l’individu comme singulier et créateur de sens, sans pour autant nier qu’il évolue au sein d’une certaine contingence sociale. A travers cette approche, il s’agit également de percevoir l’expérience du parcours scolaire, et / ou du parcours professionnel de la personne enquêtée… Une lecture positive de la même situation permettrait donc de se demander ce que « les apprenants » ont acquis de la vie et des savoirs que l’école a essayé de leur dispenser, et surtout quel sens a pour eux le fait d’apprendre et surtout d’écrire. Autrement dit, c'est une critique majeure qui est adressée à ceux qui écrasent la diversité interne aux groupes sociaux ou qui font peu de cas des données biographiques des sujets.

Cette conception, résultat d'une production sociale du savoir, a remplacé à l'époque l'idéologie du don qui expliquait les résultats scolaires par des caractéristiques liées à l’enfant à la naissance (Théorie innéiste de l’échec scolaire). Même si ces auteurs reconnaissent les apports de la théorie de la reproduction, que la réussite scolaire se définit par les normes de la classe dominante, « plus un élève s’écarte de ces normes, plus il risquera d’être en situation d’échec scolaire », ils considèrent que la notion d’habitus n’est pas suffisamment pertinente, car Pierre Bourdieu n’explique en rien comment cet habitus se forme et se transforme. La question de comprendre comment se transmet « l’héritage » demeure. Par ailleurs, l’habitus concerne un individu abstrait, et non une personne qu’il serait possible de connaître. Par conséquent, on ne peut pas prendre en compte l’histoire singulière de l’individu.

Cette même critique est aussi adressée à Raymond Boudon dans son livre « L’inégalité des chances » qui, bien qu’il se réclame d’une approche individualiste, reste à un degré d’abstraction de l’individu qui ne permet pas d’appréhender son histoire singulière.

Les théories du handicap socio-culturel n’échappent pas à cette critique, car elles traitent d’un individu passif. Elles semblent nier qu’une influence se construit dans une interrelation, c’est- à-dire qu’elle est construite autant par l’élément influençant que par l’élément influencé. En d’autres termes, selon ces théories, les éléments objectifs ne peuvent pas avoir des conséquences différentes en fonction des individus et le sens que ceux-ci accordent à cet élément objectif. Cette théorie projette son explication vers l’origine, le manque d’appropriation des savoirs et le manque de ressources initiales. Par ailleurs, ces auteurs se démarquent de l’approche de Beillerot.

En changeant de posture et en s’intéressant non pas à l’échec mais au sujet en tant qu’apprenant, Charlot et al mettent en exergue le fait que l’individu a une attitude active face au monde et il construit du sens par rapport aux événements auxquels il est confronté. L’individu construit son univers en fonction des significations qu’il donne à ce qui l’entoure. Cette posture a un fondement anthropologique, dans la mesure où chaque être humain est soumis à l’obligation d’apprendre pour s’approprier le monde structuré qui existe déjà. Ainsi l’enfant est un être inachevé qui va s’ « hominiser », se singulariser et se socialiser par l’éducation.

Dans son ouvrage intitulé « Du rapport au savoir, éléments pour une théorie », (Charlot 1997) propose plusieurs définitions du concept de rapport au savoir. Je retiendrai celle qui inscrit le rapport au savoir dans un réseau de différentes formes de rapports qu’entretient un sujet :

Le rapport au savoir est l’ensemble des relations qu’un sujet entretient avec un objet, un contenu de pensée, une activité, une relation interpersonnelle, un lieu, une personne, une situation, une occasion, une obligation liés en quelque façon à l’apprendre et au savoir. Par là même, il est aussi rapport au langage, rapport au temps, rapport à l’activité dans le monde et sur le monde, rapport aux autres et rapport à soi- même comme plus ou moins capable d’apprendre telle chose dans telle situation. (Charlot 1997: 94).

La notion du rapport ainsi présentée constitue donc pour moi un référent conceptuel fondamental pour mon analyse, dans le sens où elle englobe une série de rapports que l’individu engage dans son expérience scolaire, son rapport au monde, son rapport, en l’occurrence dans ma recherche, à l’animateur, aux autres participants, à l’écrit, et à lui-même en tant que personne et apprenant. Le savoir est produit par un sujet confronté à d’autres sujets. L’idée de savoir implique l’activité du sujet, du rapport du sujet à lui-même et de son rapport aux autres. Le savoir est le produit de rapports épistémologiques, de rapports sociaux entre les hommes. Il est le produit d’une histoire collective. Il n’existe que si les hommes le soutiennent. Il est donc un rapport au monde, à soi et aux autres.

Ce rapport au savoir est par conséquent un rapport au social. En ce sens, il diffère de la définition donnée par Beillerot qui le considère dans son ouvrage « Pour une clinique du rapport au savoir » (1989), d’un point de vue psychanalytique. D’après cet auteur, le rapport au savoir est un rapport symbolique à la culture légitime et dominante établi par le sujet. Ses dimensions affectives et subjectives contribuent à le charger positivement ou négativement. D'un point de vue psychanalytique, on peut penser que la première constitution du rapport au savoir s’opère précocement dans le cadre familial, dans l’histoire des rapports complexes que le sujet entretient avec les figures significatives de son entourage, du nourrisson au jeune

enfant. Cette constitution est alors conçue comme un processus complexe : qu’on le fasse naître dès le début de la vie, comme le mentionne Bion ou Klein, dès la première année, comme curiosité concernant l’intérieur de la mère ou, plus tardivement comme pour Freud, au moment de la crise œdipienne, le désir de savoir apparaît comme un processus où le sujet investit des pulsions complexes (pulsion de voir, pulsion de plaisir, pulsion d’agressivité). Ainsi, selon Beillerot, l’attrait ou la répulsion pour le savoir se construit dans l’histoire infantile.

A l’issue de leurs travaux, Bernard Charlot et son équipe ont décrit trois formes de savoir tel que ce dernier est perçu par les élèves. Je pourrais reprendre à mon compte ces trois formes de savoir et les transposer au rapport à l’écrit de la population étudiée.

D’abord, l’écrit peut être encore rapporté à une discipline scolaire. Ce dernier est quant à lui considéré au regard de ses apports et de son utilité. Ce sont surtout des adultes qui ont connu des grandes difficultés à l’école qui construisent un rapport qualifié de fragile. Ils ont toujours attribué aux disciplines scolaires un sens instrumental.

Ensuite, l’écrit peut aussi se définir en tant qu’objet théorique. Dans cette perspective, l’écrit est intéressant pour lui-même. L’utilité de tel ou tel savoir ne se mesure alors plus au regard du caractère concret qu’il peut revêtir.

Enfin, l’écrit peut être appréhendé comme une activité réflexive. « Écrire, c’est réfléchir, se forger sa propre opinion ». La valeur d’écrire provient de ce qu’il permet de réfléchir et de comprendre le monde.

L’idée d’un savoir présentant intrinsèquement de l’intérêt ou de la valeur dans le rapport au savoir revient dans les discours chez les chercheurs. Le choix de la transmission de tel ou tel savoir se légitimisme grâce à la notion d’universalité. Or, la notion d’un savoir intéressant pour lui-même ne semble pas aller de soi.

Par ailleurs, Charlot souligne que le sujet est directement impliqué dans la construction de son rapport au savoir. A ce propos, il dit que :

Le rapport au savoir a une forte dimension identitaire, il renvoie à une histoire personnelle construite au fil de l’enfance et de l’adolescence. Le sens que l’élève confère au fait de savoir ou de réussir à l’école ne peut se comprendre qu’à partir de sa trajectoire propre. (Charlot 1997 : 89).

Il nous indique que ce rapport au savoir se construit dans le temps et de manière progressive. Dans cette perspective, il n’y a d’apprentissage que si l’apprenant agit comme acteur dans l’élaboration de son rapport au savoir, par une mise en relation cohérente des « objets du monde » qui l’entoure suivant ses propres perceptions, mais aussi à partir de ce qu’il est et de ce qu’il fait et ce, au fil de ses expériences antérieures et actuelles.

Si le savoir est rapport, la valeur et le sens lui viennent des rapports qu’implique et induit son appropriation. Un savoir n’a de sens et de valeur qu’en référence aux rapports qu’il suppose, qu’il produit avec le monde, avec soi et avec les autres.

Ceux qui confèrent du sens au savoir dans sa forme substantialisée « ont un type de rapport au monde à soi et aux autres qu’il implique. Les personnes vivant en marge de la société, étant exclues, ont le plus souvent un rapport au monde qui ne confère pas directement de sens au savoir sous sa forme substantialisée. (Charlot 1997 :74).

Pour les participants, écrire dépasse les nécessités pratiques d’une société de l’écrit. Écrire porte une dimension ontologique au sens où cet acte offre à chacun le pouvoir d’être quelqu’un, un sujet à part entière dans une double relation : relation à soi et aux autres.

En conclusion, le rapport au savoir est à la fois épistémique, identitaire et social.

Ø Epistémique car apprendre, c’est passer de la non-possession, de l’identification virtuelle à son appropriation réelle. La dimension épistémique pose la question de la nature de l’activité elle-même, de sa signification et de la relation que l’individu entretient avec celle-ci.

Ø Identitaire parce qu’apprendre fait sens en référence à l’histoire du sujet, à ses repères, à ses conceptions de la vie, à ses rapports aux autres, à l’image qu’il a de lui-même et à celle qu’il veut donner aux autres. Cette dimension identitaire pose la question des motivations qui poussent à apprendre, à écrire ainsi que celle des raisons personnelles (vie future envisagée…etc.) qui déterminent la relation du sujet à l’activité.

Ø Et social puisqu’apprendre à lire et en l’occurrence à écrire est une appropriation du monde qui va marquer le rapport épistémique et identitaire.

On admet, à l’instar de ces auteurs susnommés, que la situation économique et sociale, que les difficultés d’insertion professionnelle du public enquêté, notamment issu du « Réso », sont des composantes essentielles dans la construction du rapport au savoir et à l’écrit. Autrement dit, il y a le poids d’une certaine contingence sociale dans la façon dont les individus vont appréhender leurs écrits…Néanmoins, si ces rapports sociaux structurent le rapport au savoir et donc ce rapport à l’écrit, ils ne le déterminent pas, car selon eux, il est possible de trouver différents rapports aux savoir et à l’écrit chez des individus vivant dans les mêmes conditions. Dans cette optique, il est difficile de nier que les trajectoires individuelles peuvent diverger des déterminismes sociaux. Pour autant, il serait excessif d’abandonner toute tentative de catégorisation et de se condamner ainsi à l’examen au cas par cas des situations individuelles, sans pouvoir les rapporter à des cadres d’intelligibilité collective. En somme, les rapports sociaux peuvent déterminer de grandes tendances communes à la multiplicité des rapports à l’écrit.

Au demeurant, le rapport au savoir de Bernard Charlot et de son équipe invite à faire émerger des statistiques généralisantes, la singularité des individus de tous les milieux, pour comprendre comment les différences s’installent entre les groupes. S’intéresser aux cas atypiques offre des pistes de recherche fertiles : comment un participant de milieu défavorisé avec un passé scolaire en échec peut-il aimer écrire et se construire un rapport positif à l’écrit ? Comment se mobilise-t-il ? Comment transforme-t-il son rapport à l'écrit ainsi que ses autres rapports ? Pour Charlot, il est clair que le savoir en soi, déconnecté du monde et des autres n'a pas de sens. Le savoir est toujours associé à une idée (savoir pratique, savoir