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Le journal de terrain : un support à l’élaboration d’une pensée formalisée

d’une pensée formalisée

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L’explicitation du cheminement de la recherche tient en général peu d’ampleur dans un texte de recherche scientifique. Pourtant, la conception d’une recherche, de la première idée au résultat final, ne suit pas dans l’esprit du chercheur une trajectoire linéaire et uniquement hypothético-déductive. Toute personne met du sens sur ses expériences, qu’elles soient quotidiennes, pratiques ou intellectuelles. Or l’explicitation des démarches quotidiennes du chercheur et ce qui relève de sa subjectivité, si elle peut paraître antinomique par rapport au souci de distanciation, n’en-est-elle pas moins intéressante pour d’autres chercheurs ou d’autres lecteurs ? Tout le travail d’élaboration du chercheur qui donne à voir sa pratique réelle, et non juste l’aboutissement dans lequel toutes les traces de recherche ont été gommées, s'avère être formateur. C’est pourquoi il m’a paru pertinent de montrer l’intérêt de consigner ses réflexions, ses impressions, ses points de vue etc… dans un cahier qui a constitué dans ma recherche, mon journal de terrain.

Au cours de la réalisation pratique du travail de terrain et de la rédaction de cette thèse, j’ai donc choisi de tenir un journal de bord.157Ce journal m’a permis d’aligner toutes mes interrogations théoriques, de me prémunir contre ma subjectivité et mes présupposés qui ont traversé ces cinq années qui ne furent pas toujours faciles.158Cet outil a constitué en somme le

lieu d’expérimentation théorique de mes questionnements. Il a été d’une certaine manière l’équivalent d’une observation participante. Grâce à la tenue de ce journal de terrain, certains

153 Un jour, un jeune homme m’a abordée en me prenant pour une assistance sociale. Après avoir éclairci

mon statut et la raison de ma présence au sein de cette structure, ce jeune homme (non participant) a bien voulu m’accordé un entretien non enregistré.

154 Propos d’une enquêté.

155 Actes de violences parfois sexuelles.

156 Ces fragments ont été consignés tout au long de la recherche dans mon journal. 157 Comme nous l’a vivement conseillé Hélène Bezille lors des séminaires.

158 Quelques extraits de ces fragments sont mentionnés en annexe 7. Je n’ai consigné que quelques notes

aspects de la pratique me sont apparus avec plus de clarté du fait de leur expérimentation directe. Pris lors de mes passages dans les différents ateliers, les impressions et les sentiments que j’évoquais dans mon journal de recherche ont pu, à la relecture, révéler un problème longtemps effleuré mais jusqu' alors insaisissable.

Grâce à la tenue de ce journal de recherche, j'ai pris des libertés pour écrire, et se faisant de m'exercer à l’expression. Il m’a permis d’inventorier les situations rencontrées et de me (re)mémoriser. J’ai pu noter, en observant des personnes en situation d’écriture (leur position physique, le non verbal), leurs temps réels de scription, leurs manies par rapport aux objets qui les entouraient ; cela m’a permis d’entrer un peu dans leur esprit lors de la lecture à voix haute de leurs écrits.

Ces réflexions annotées au cours de la recherche ont fait partie de la masse informelle et souterraine des pensées qui furent nécessaires à l'écriture de cette thèse. Mon intention était de laisser voir ici l'utilité du journal de recherche à différents niveaux, en montrant par exemple la manière dont ma réflexion s’est petit à petit construite. J'ai transcrit une sorte de rapport subjectif sur le déroulement des entretiens, afin de passer au-delà de mon inévitable subjectivité minimale dans la relation que je venais de vivre. J'ai noté aussi d'une façon objective le maximum d’informations sur l'environnement de l'entretien. J'ai inclus des entrées où la réflexion était en construction et je me suis essayée dans différentes directions. Quelques censures se sont résumées à changer les noms des personnes évoquées et les noms des associations dans lesquelles la recherche s’est déroulée.

Synthèse de la troisième partie

Cette partie, consacrée à des questions méthodologiques, expose la raison du choix pour les récits d’expérience et les entretiens compréhensifs comme moyen d’investigation. J’ai en effet montré les orientations méthodologiques et justifié leurs choix.

Dans un premier temps, j’ai présenté les deux terrains dans lesquels s’est réalisée la recherche. Le premier se situe dans un centre social culturel d’insertion nommé « Réso », dont l’objectif principal est de lutter contre l’exclusion sociale et professionnelle des personnes marginalisées. Ouvert à tous, l’atelier d’écriture est gratuit et animé bénévolement par un écrivain régional, qui adopte toujours la même méthode pour « faire écrire ». Le second se réalise dans le cadre d’une association à but non lucratif baptisée « L’Oiseau ». Une militante du GFEN anime cet atelier payant, à raison de cinq euros la séance, et emploie diverses méthodes pour amener le participant à écrire. Qu’y a-t-il de commun entre un atelier d’écriture gratuit au sein d’un centre social d’insertion pour des personnes en difficultés tel que le « Réso », animé par un bénévole écrivain et un atelier d’écriture payant animé par une salariée d’une association comme " L'Oiseau" ? Les chapitres 1 et 2 ont permis de présenter les caractéristiques de ces deux ateliers d’écritures à travers multiples dimensions : leurs cadres sociaux, leur dispositif, leur fonctionnement et les usagers qui les fréquentent. Des divergences mais surtout des similitudes sont apparues.

L’atelier du « Réso » a des visées récréatives, tandis que celui de « L’Oiseau » a des visées plutôt formatrices, voire revendicatives. Néanmoins, les deux ateliers sont constitués majoritairement d’individus maîtrisant plus ou moins la langue tant écrite qu’orale (un niveau scolaire qui s’échelonne autour du Bac + 2) ; ils sont cependant plus nombreux à être confrontés au chômage au sein de l’atelier du « Réso » et plus fluctuant au niveau de la présence. Effectivement, ils viennent au gré de leur envie ou de leur humeur. Toutefois, il y a un noyau dur de trois personnes assidues (2 femmes et un homme).

Quant à l’association « L’Oiseau », la majorité des participants viennent de façon régulière aux ateliers. Cette différence d’assiduité peut s’expliquer par le fait qu’une majorité des participants issus de « L’Oiseau » ont d’une part des objectifs à long terme sur le plan de l’écrit (projet d’écrire un recueil de nouvelles, un roman…etc.) et d’autre part , contrairement à la plupart des participants issus du « Réso », ils ne sont pas confrontés aux contraintes de la recherche d’emploi (se présenter à des rendez-vous, à des entretiens professionnels, être préoccupé par des soucis d’argent qui les rendent moins disponibles sur le plan mental). Les deux animateurs ont choisi d’écrire au même titre que les participants, de « se mettre en danger ». L’expression « se mettre en danger » mérite une explication : lorsque ces animateurs écrivent en même temps que les participants, même s’ils sont eux-mêmes les auteurs des consignes, même s’ils les ont mises à l’épreuve, ils écrivent en temps réel, simultanément avec les participants. Ils participent eux aussi à la lecture des textes produits et

donc de leur propre texte, au risque d’avoir écrit un texte peu satisfaisant159 au regard de la consigne.

Au sein de ces deux ateliers d'écriture, les animateurs mettent l'accent sur le changement de cet espace représentationnel qui entoure l'écriture. En somme, si la forme d'animation d'atelier d'écriture160 ainsi que les méthodes choisies par les animateurs des deux structures divergent,

ils embrassent une même philosophie et s’appuient sur trois principes indispensables pour provoquer l’acte scriptural. Le premier étant que l'écriture n'est pas l'apanage d'un groupe social ou culturel déterminé, mais qu'elle est accessible à tous, que chacun est capable d’écrire. Le deuxième principe concerne l'objet texte. Les animateurs partent du postulat qu'il est important d'attirer l'attention sur la dimension artistique des textes écrits par les participants qui les croient sans valeur littéraire. Enfin, ils mettent l'accent sur la relation que le texte permet d'établir entre le scripteur et les autres. Pour eux, l'atelier est le lieu où le désir d’écrire transparaît, se met en scène et où le temps, le silence et l'écoute prennent toute leur place. C’est l’occasion, à travers la mise à l’épreuve de ses possibilités d’écriture, de réaliser « un voyage vers un territoire neuf »161 et de se révéler.

L’atelier n’est pas un lieu studieux où l’on apprend à écrire. C’est un espace commun de convivialité et de plaisir. Ils finalisent d'après eux l'accès à la culture.

Lors des entretiens, chaque animateur a mis en relief le fait que leur atelier était précisément vécu à la fois par les adultes, mais aussi par les élèves, notamment ceux en difficulté scolaire, comme un lieu et un moment particuliers de liberté d’expression, de fantaisie et de plaisir, et ce malgré les contraintes d’écriture. Pour eux, c’est précisément la forme ludique de l’atelier et la réussite par le jeu qui compensent l’échec face aux exercices métatextuels et canoniques de l’enseignement du français qu’ont connu parfois ces participants (dissertation, commentaire composé) ou connaissent les élèves. Aux dires de ces animateurs, quel que soit le public, l’atelier n’est jamais une simple et sereine activité récréative de salon, car quels que soient les écrits, jeux d’écriture, écriture créative, écriture d’invention telle qu’elle est pratiquée au lycée, l’acte d’écrire engage plus qu’il n’y paraît le participant. Ecrire est une façon de se révéler à soi-même et de parler de soi, car on écrit toujours sous le regard de l’autre. Lire ses écrits ou parler de soi est déjà une façon de se mettre en acte, une manière de s’imposer à l’autre, tout en acceptant d’être enveloppé par le désir de l’autre. C’est s’interroger sur soi et sur son identité, accepter d’exister et même de le revendiquer.

Dans un second temps, j’ai mis en relief les difficultés que j’ai rencontrées sur le terrain de recherche. L’obtention d’interviews au « Réso » a été particulièrement éprouvant par le refus mais aussi par les difficultés à programmer des entretiens, d'abord auprès des non participants qui éprouvaient à priori une méfiance à mon égard, ensuite auprès des femmes qui revendiquaient maintes fois un emploi du temps saturé. En revanche, les entretiens avec la

159 Il est arrivé en fin de certaines séances que ces animateurs jugeaient leurs textes médiocres.

160 L’animation est intimement liée à la nature du public en présence : élèves, adultes d’horizons divers,

travailleurs confrontés à l’illettrisme, délinquants, prisonniers, autant de cas de figures qui nécessitent des comportements différents.

plupart des participants ont présenté beaucoup plus de facilité, parfois même, une volonté accrue de réaliser plus d'entretiens prévus, ce qui en soubassement montrait un désir d’être reconnu. Quant aux entretiens exploratoires avec les animateurs, d'aucun d'entre eux m'ont amené à réfléchir sur la neutralité du chercheur à propos de son objet de recherche.

Dans un troisième temps, j’ai exposé le cheminement de la recherche dans l'intention d'expliquer comment celle-ci s’est constituée. J’ai donc passé en revue les différentes phases de la construction de la recherche. L’objet de la thèse visant à montrer que l’entrée en atelier d’écriture est une expérience sociologique, les récits d’expérience comme outil d'investigation, ont permis une heuristique puissante (Bertaux 2006). En effet, le récit de soi, et en l’occurrence le récit d’expérience à un tiers, procède d’une double fonction : d’une part, la révélation d’un soi acceptable pour autrui, d’autre part, la fabrique de soi, notamment l’histoire de son rapport à l’écrit par un effet d’explicitation. Néanmoins, si le récit d'expérience a donné accès à des connaissances sur les processus sociaux de la fabrique de l’histoire de leur rapport à l’écrit, il m’a donné à percevoir les limites et à garder en mémoire les biais à éviter.

Dans la phase d’analyse de la structure narrative, j’ai cherché à faire émerger la logique des discours, puis j'ai procédé à une analyse compréhensive à partir de moments clés, de thèmes ou d’éléments qualifiant les singularités de chaque enquêté. Ainsi, l’expérience de la transformation ou non de leur rapport à l’écrit ne s’est pas réduite à quelques variables éducatives ou économiques. Elle a engagé une mise en mots dans la construction d’une représentation subjective et a révélé la personne.

Les données recueillies et analysées ont servi à dresser le profil du public rencontré, à comprendre sa logique d’action et à mettre en évidence quatre configurations : "les contourneurs", "les conformistes", les "créatifs" et "les rêveurs."

Pour aboutir à ces quatre configurations, j’ai été amenée à croiser les données recueillies par le biais de la méthodologie des récits d’expérience avec d’autres indices. Effectivement, j’ai eu recours à trois techniques de recueils telles que l'observation directe, l’analyse de la documentation présentant les deux ateliers d’écriture et le journal de terrain.

Dans cette perspective, mon dispositif d’investigation s’est articulé autour de trois registres d’objets donnés mais aussi construits et s’est appuyé sur la mise en forme d’une triangulation :

ü L’observation directe des participants au sein des ateliers (le vu et entendu).

ü Les traces écrites des documents réalisés par les responsables de ces ateliers et les écrits notés dans mon journal de recherche (le lu).

ü Et enfin le discours des participants, des non participants, des animateurs et du directeur du « Réso » (le dit).

Cette partie a non seulement enrichi mon corpus théorique mais elle m’a surtout conduite à me positionner sur les plans éthiques et épistémologiques. Dans son sillage, je vais pouvoir dans la partie suivante, présenter les résultats de recherche

Quatrième Partie : Présentation des résultats ;

Vingt-deux parcours biographiques et quatre

configurations à l’œuvre dans le processus

d’engagement ou de non engagement dans un

1 Vingt-deux portraits d’enquêtés

Les participants et les non participants constituent un public hétérogène162 et particulier, ils ne présentent pas les mêmes caractéristiques sociales (genre, âge, profession, titres scolaires, origine sociale) selon qu'ils fréquentent le « Réso » ou l'association « L’Oiseau ».

Outre les indicateurs précités, j’ai passé en revue les éléments suivants : leur pratique d'écriture, leurs projets futurs relatifs à l’atelier, leurs attentes. J'ai recueilli ces récits d’expériences essentiellement par le biais d’entretiens semi-directifs. Les résultats présentés dans ce chapitre sont fondés principalement sur les discours des enquêtés. J’ai réalisé ci- dessous plusieurs tableaux, accompagnés de graphiques illustrant les parcours objectifs des interviewés. Ces tableaux synthétiques permettent d’avoir un aperçu quantitatif des personnes interrogées (16 participants dont 7 hommes et 9 femmes et 6 non participants, essentiellement des hommes) et de mettre en évidence la complexité de leurs parcours, ainsi que les multiples nuances qui existent entre eux.

La présentation des itinéraires des personnes interrogées fréquentant le « Réso » ou l’association « L’Oiseau » donne un aperçu du public accueilli dans ces lieux distincts. J’ai collecté leurs discours sur les raisons de leur présence au sein de ces ateliers et en filigrane sur leur engagement à participer ou non à un atelier d’écriture.163L’esquisse de cette galerie de

portraits dresse un état des lieux sur le plan scolaire, social et professionnel, mais aussi sur le plan des pratiques culturelles. Pour la description de chaque parcours biographique, je me suis appuyée sur deux séries d’entretiens pour récolter les données objectives. Les premiers entretiens ont débuté en septembre/octobre 2011, qui correspondent à leur entrée en atelier d’écriture, les deuxièmes ont démarré fin d'année 2012 qui concordent au moment de leur sortie de l'atelier. Grâce à l'ensemble de ces entretiens, j'ai pu constater, pour ceux qui ont participé à un atelier d’écriture, l'existence ou non d'évolutions dans leurs différents rapports à l’écrit, au monde, et à soi.

162 Le mot hétérogène signifie dans ce contexte : "l’autre, celui qui est différent de soi mais qui, en

apportant son patrimoine culturel, social et humain fait la richesse du groupe ». (Kostrzwa, F, 2007 : 42).

163 L'analyse de contenu de ces entretiens est présentée dans le chapitre dédié à cet effet et quelques