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Les quatre dimensions du rapport à l’écrit

Barré-De-Miniac définit le « rapport à l’écriture » comme « l'ensemble des significations construites par le scripteur à propos de l'écriture, de son apprentissage et de ses usages ». En somme, ce rapport à l'écriture est une :

expression qui désigne des conceptions, des opinions, des attitudes, de plus ou moins grande distance, de plus ou moins grande implication, mais aussi des valeurs et des sentiments attachés à l’écriture, à son apprentissage et à ses usages.(Barré-De-Miniac 2002 : 29).

A la lecture de cette définition, le rapport à l’écriture, au-delà de son caractère variable, évolutif et singulier, se construit autour de certains éléments plus stables « fruits de l’expérience personnelle, scolaire et extrascolaire, et constitués de représentations qui peuvent être partagées par d’autres scripteurs ». (Barré-De Miniac 2000).

D’une certaine manière, cela récapitule l’essentiel de ce que Barré-De Miniac (2000 : 117- 127) a écrit à propos des quatre dimensions constitutives du « rapport à l’écriture » issues de ses observations de terrain et de sa réflexion didactique. L’auteur distingue en effet d’abord « l’investissement de l’écriture », ensuite « les opinions et les attitudes », « les conceptions de l’écriture et son apprentissage » et enfin « le mode d’investissement ». L'investissement est une notion empruntée à la psychanalyse, qui elle-même l'a empruntée à l'économie.

D’après Barré-de-Miniac (2000 : 118), l’investissement de l’écriture renvoie « globalement » à « l’intérêt affectif pour l’écriture » et à « la quantité d’énergie que l’on y consacre ». Au sein de l’investissement, l’auteur distingue deux aspects : la force et le type d’investissement. La force désigne l’intensité de l’investissement. Cette force n’implique pas nécessairement son sens. Ainsi, l’investissement peut être négatif ou positif. Autrement dit, un rejet violent de l’écriture peut constituer un indicateur indirect de fort investissement.

Dans cette optique, l’on peut analyser et interpréter de manière positive le rejet de l’écriture de certains adultes en difficulté. La force du rejet d’un investissement négatif peut s’interpréter comme un indicateur de la force d’un investissement qui n’a pas pu s’actualiser dans des pratiques réussies et valorisantes à leur yeux.

Le type d’investissement traduit, quant à lui, l’idée que la force d’investissement dépend des types de textes auxquels le sujet a affaire. Il se réfère aux objets, c’est-à-dire aux situations d’écriture et aux types de textes sur lesquels se porte l’investissement plus ou moins fort des scripteurs. Barré-De Miniac (2000 : 119) insiste ici sur le fait que :

L’investissement de l’écriture n’est pas un phénomène en tout ou rien, mais que certains écrits peuvent être investis positivement et d’autres négativement.

Elle voit d'une grande utilité de prendre en compte ce type d'investissement, car il permet à l'enseignant et au chercheur de renoncer à l'idée généralisatrice de désintérêt des apprenants pour l'écriture et par conséquent de leur proposer de nouvelles suggestions et pratiques didactiques facilitatrices dans leur classe. Elle rejoint l'idée d’Yves Reuter qui suggère de prendre connaissance des pratiques scripturales des participants pour pouvoir les objectiver, les compléter ou les modifier. Pour Barré-De-Miniac, les investissements de types d'écrits peuvent subir des changements, ce qui importe de ne pas les considérer comme étant des acquis définitifs.

Les notions d’opinions et d’attitudes – qui forment le deuxième pôle du « rapport à l’écriture », Barré-De Miniac (2000) les a empruntées à la psychologie sociale. D’après cet auteur, les « opinions » se réfèrent aux discours « aux déclarations, aux dires, et les attitudes aux comportements » (Barré-De Miniac 2000 : 120). Bien que les deux émanent de la même personne, elles peuvent ne pas toujours être en accord. Alors que « les opinions » sont « exprimées », les attitudes sont de l’ordre de la manifestation. Il s’agit là des sentiments et des valeurs accordés à l’écriture et à ses usages, sous l’angle des avis, des jugements exprimés et des attentes à l’égard de l’écriture dans la vie sociale et professionnelle.

Ces deux notions sont très utiles pour la didactique, selon Barré-De-Miniac, car l'observation d'une attitude peut conduire l'enseignant ou le chercheur à vérifier si celle-ci est rattachée à une opinion, à un jugement de la part des participants, et par conséquent, elle permet d’agir auprès de l'opinion, ou tout au moins à chercher les causes du comportement ailleurs.

Les opinions des participants en matière d'écriture doivent être observées par l'enseignant sans que ce dernier ne les regarde à travers ses propres opinions. Il doit être attentif à l'appartenance sociale des enquêtés du fait que celle-ci est révélatrice des représentations sociales du groupe, représentations qui produisent des opinions et des attitudes observées chez les enquêtés.

La présente thèse vise à détecter le changement potentiel du rapport à l'écrit des personnes fréquentant un atelier d'écriture. Parler de changement sous-tend l'idée d'un changement d'attitude. Je vais donc m’attarder sur la notion d’attitude avant de continuer sur les deux dernières dimensions de l’écriture.

Lorsque les personnes s'expriment à propos d'une chose, notamment de l'écriture, ils disent à son propos qu'elles l’aiment ou ne l’aiment pas. Il peut paraître étrange d'entendre quelqu'un dire éprouver des sentiments neutres à l'égard d’un objet, d’une situation…etc. car nous ne sommes jamais des observateurs neutres du monde qui nous entoure. On évalue sans cesse ce qui nous entoure. C'est pourquoi la notion d'attitude a suscité un intérêt continu de la part des chercheurs. En psychologie sociale, on cherche à prévoir les comportements des individus dans un contexte. L’on suppose que les attitudes ont une influence sur nos comportements. En somme, l'attitude exprime un rapport polarisé à un objet. Elle renvoie toujours à une évaluation positive ou négative qu'un sujet se fait d'un objet. On considère que les attitudes ont toujours une dimension évaluatrice.

De manière générale, elles reflètent les évaluations que portent les sujets sur les choses. L'attitude est définie comme l'orientation globale de l'individu à partir de laquelle il évalue

l'environnement et réagit à ses sollicitations d’après Stoetzel (1963) ; l'attitude se caractérise par une variable inférée qui n'est pas directement observée et observable. Elle est acquise et peut subir l'influence des effets externes. Stoetzel assure qu'une attitude est toujours une attitude pour ou une attitude contre. Elle est donc chargée d'affectivité et représente le corrélatif de valeur. Elle désigne une préparation spécifique à l'action impliquant une relation sujet-objet (en l’occurrence dans cette recherche : participant/ écrit) qui la distingue du trait de caractère. Selon ce même auteur, nos attitudes ainsi que nos opinions se forment et changent dans le but d'aider une personne à réussir son insertion dans un environnement social.

Pour un auteur comme Allport, l'attitude est « un état mental de préparation à l'action, organisé à travers l'expérience, exerçant une influence directive et dynamique sur le comportement ».50Autrement dit, l'attitude se présente comme une variable psychologique intermédiaire entre le stimulus et la réponse évaluatrice. Elle est censée exercer une influence dynamique et directrice des conduites. L'attitude est donc considérée comme une organisation psychique qui donne une orientation négative ou positive par rapport à un objet tel que l’écrit, et ne peut se substituer à la représentation. Mais la représentation peut générer des attitudes et aider à leur compréhension.

En psychologie sociale, il est admis que les attitudes positives génèrent des comportements d'approche et les attitudes négatives produisent des comportements d'évitement. L’approche constructiviste des attitudes sociales émet l'idée que les attitudes ne sont pas un objet figé psychologique, immuable et récupéré, mais un jugement qui se construit et qui fluctue conformément à un dynamisme intrinsèque. Ces attitudes sont intégrées dans un système. Une attitude est en général inférée à partir d’une observation. En général, parce qu’elle peut être aussi induite à partir de l’expression d’une opinion. « En effet, énoncer une opinion, quel que soit l’interlocuteur, c’est d’une certaine manière, poser un acte, c’est donc un comportement » (Barré-De-Miniac 2000 : 120). Cet auteur précise par ailleurs que les opinions et les attitudes font partie « des représentations sociales ». L'attitude et la représentation sont donc les fruits de l'expérience individuelle et sociale et traduisent un principe unifiant le rapport de l'individu avec le monde.

Ainsi les opinions et attitudes sont fortement marquées par des processus sociaux et culturels. Les investigations de Barré-De-Miniac montrent que pour les parents issus du milieu populaire, l’écriture est très investie à l’école, moins en tant que telle qu’en ce qu’elle est perçue comme outil incontournable de réussite scolaire et par là, d’une ascension sociale. Alors que pour les parents culturellement très favorisés, l’écriture est paradoxalement faiblement associée à l’école, et les attentes à l’égard de celle-ci en matière d’apprentissage de l’écriture sont beaucoup moins fortes. En somme, les attitudes sont des constructions momentanées et contextualisées. Ainsi appliquée à cette recherche, je considère que les participants et les non participants peuvent avoir des attitudes ambivalentes face à l'écrit. Un non participant peut aimer écrire mais peut ne pas aimer venir à l'atelier d'écriture.

La troisième dimension de l’écriture – « les conceptions de l’écriture et de son apprentissage » a des ressemblances avec la précédente, mais elle porte apparemment plus sur la nature de l’écriture – ce qu’elle est – et sur la manière dont on se l’approprie que sur son importance. Chez la majorité des gens, l'écriture est représentée en tant que don, et de ce fait ne peut être apprise ou enseignée. Elle a pour fonction de structurer la pensée qui existe déjà. Ces représentations freinent tout travail et toute intention d'appropriation de la langue écrite. Alors que la catégorie précédente semble se référer davantage à l’aspect axiologique, cette troisième dimension se trouverait plus du côté épistémique.

Cependant, ces deux dimensions se recoupent, car elles mobilisent toutes les deux des représentations du scripteur. Mais Barré-De-Miniac (2000 : 123) avance que les représentations qui sont en action dans les deux cas ne sont pas de même nature. Effectivement, les représentations de la troisième dimension ne dépendraient pas des groupes sociaux dont le sujet est issu :

Elles relèvent des représentations du sens commun qui peuvent très bien coexister avec des représentations « savantes », aussi bien chez des enseignants que chez des élèves.

Ainsi certaines représentations extrêmement répandues sont généralement énoncées comme relevant de l’évidence. Je vais en citer deux qui ont été fortement encouragées par la tradition scolaire.

ü La première considère l’écriture comme une simple technique de transcription et de codage d’une pensée élaborée en dehors d’elle.

ü La seconde considère l’écriture comme un don, c’est-à-dire comme ne relevant pas de l’apprentissage ou du travail.

Enfin, la quatrième dimension, qui renvoie au mode d’investissement ou de verbalisation, est de nature métacognitive.

Elle renvoie en effet à la manière « dont les élèves parlent, réussissent à parler de l’écriture, de l’apprentissage de celle-ci et de leurs pratiques ». (Barré-De-Miniac 2000 : 124).

D’autres auteurs, tels que Chartrand et Blaser (2008) parlent de dimensions affective, axiologique et conceptuelle pour renvoyer respectivement à « l’investissement de l’écriture », aux « opinions et attitudes » et aux « conceptions de l’écriture » en se référant au rapport à l’écrit.

Ainsi, la dimension affective concerne les sentiments et les émotions suscitées par l’écrit. Elle s’analyse en termes d’investissement : le temps accordé aux pratiques de l’écrit et l’intérêt accordé à ses produits, les genres de textes lus et écrits.

La dimension axiologique concerne la valeur accordée aux pratiques de l’écrit dans sa vie personnelle, pour s’épanouir. La dimension conceptuelle englobe les conceptions, les idées et les représentations du sujet face à l’écrit et à ses fonctions pour réussir dans la société. Chez ces deux auteurs, la quatrième dimension appelée praxéologique :

a trait aux activités des sujets en matière d’écriture : ce qu’ils lisent et écrivent, le contexte, la manière (processus et outils), le moment et le temps investi dans ces activités. (Chartrand et Blaser 2008 : 111)

Cette quatrième dimension correspond aussi à :

l’angle des avis, des jugements et des attentes à son égard pour la réussite scolaire, ainsi que pour la vie sociale et professionnelle. (Barré-De Miniac 2000 : 121).

La dimension praxéologique renvoie donc aux pratiques effectives de lecture et d’écriture des sujets : ce qu’ils lisent et écrivent, comment ils le font, et pourquoi ils le font.

A la lumière des divers concepts et notions rappelés ci-dessus, on peut que conclure qu’entrer dans l’écrit n’est pas sans relation avec la construction identitaire. En effet, le rapport à l’écrit renvoie non seulement à des questions liées à la vie scolaire, mais aussi à un ensemble de composantes sociales, culturelles et identitaires. Par conséquent, décider de s’inscrire à un atelier d’écriture peut engager le sujet dans des restructurations identitaires. Dans cette optique, l’atelier d’écriture, à l’instar de la formation, peut être un espace de conversion ou de rupture biographique dans lequel il peut exister un processus de transformation identitaire. C’est dans cette perspective que je vais consacrer le quatrième chapitre au concept d'identité ainsi qu’aux stratégies qui en découlent, afin de mieux appréhender les logiques d’action des enquêtés dans le processus d’engagement ou de non engagement dans un atelier d’écriture.

3 L’atelier d’écriture : un lieu d’une expérience

sociale de transformation identitaire

Le concept d’expérience propose un point de vue particulièrement intéressant pour analyser et rendre compte des manières dont fonctionnent les individus. Si l’on se réfère au dictionnaire Larousse, on trouve une multitude de définitions du mot « expérience » :

· Pratique de quelque chose, de quelqu'un, épreuve de quelque chose, dont découlent un savoir, une connaissance, une habitude ; connaissance tirée de cette pratique ; exemple : un conducteur sans expérience.

· Fait de faire quelque chose une fois, de vivre un événement, considéré du point de vue de son aspect formateur : avoir une expérience amoureuse.

· Action d'essayer quelque chose, de mettre à l'essai un système, une doctrine, etc. ; tentative : tenter une expérience de vie commune.

· Mise à l'épreuve de quelque chose, essai tenté sur quelque chose pour en vérifier les propriétés ; expérimentation : faire l'expérience d'un médicament.

· Épreuve qui a pour objet, par l'étude d'un phénomène naturel ou provoqué, de vérifier une hypothèse ou de l'induire de cette observation : expérience de chimie.

· Astronautique : matériel scientifique embarqué sur un engin spatial. · Statistique : ensemble d'opérations à exécuter pour vérifier une probabilité.

En s’appuyant sur ces définitions, de manière générale, le concept d’expérience se définit comme une connaissance acquise par nos sens. L’expérience peut être le résultat d’un raisonnement par déduction et se traduit souvent par une connaissance empirique.

En s’appuyant sur les travaux de Bezille et Courtois, se former par l’expérience n’est pas seulement acquérir des compétences, des informations ou des savoirs. C’est aussi se construire en tant que personne, acteur social et culturel, en inscrivant l’expérience dans l’ « historicité » de celui qui la vit. L’homme est un être social, il se construit avec la société à laquelle il appartient, ou plutôt, elle l’aide à se construire en même temps qu’elle le contraint. Elle lui permet de se réaliser en même temps qu’elle le canalise. L’expérience peut être individuelle et intime, ne devenant sociale que lorsqu’elle est traduite en savoirs à partager. Il faut problématiser l’expérience pour la rendre apprenante, elle est un rapport social singulier à l’agir.

Cependant, je choisis dans cette recherche de m’appuyer sur les travaux sociologiques de François Dubet pour appréhender le concept d’expérience qui le définit comme un processus par lequel chaque individu construit son parcours de vie. A partir de cette définition, on peut rendre compte de la manière d’agir d’un individu en construisant une méthodologie de recherche par entretien dans laquelle sera saisie l’expérience de chacun dans ces ateliers d’écriture.

Ainsi, par le récit que l’individu fait de son parcours d’expérience, on peut élaborer des configurations d’engagement et de non engagement dans un atelier d’écriture.