• Aucun résultat trouvé

3.3 Le processus de transformation identitaire à l’œuvre dans l’engagement en atelier d’écriture

3.3.1 La question du sens

En général, l’être humain rejette le non-sens. Chacun tente de dire et de faire en priorité ce qui a le plus de sens pour lui. Lorsqu’il est pris dans une situation dont il ne maîtrise pas le contour, il cherche à fuir, ou à s’impliquer le moins possible. De quoi a-t-on besoin quand on dit qu’on a besoin de donner du sens à nos actes ? Que recouvre le besoin de sens ? Dans le champ de la formation des adultes, il semble bien que cette notion soit indispensable pour appréhender l’expérience sociale des sujets apprenants.

Ainsi, j’ai pu constater, lors de mon parcours universitaire et professionnel, qu’apprendre, pour le public en formation, c’est s’adapter au marché du travail pour trouver « un bon boulot ». Ces personnes investissent les savoirs très souvent en rapport à leurs usages et à leurs utilités. Le savoir ne fait pas sens en lui-même, mais fait souvent sens en rapport avec l’avenir. Des savoirs instrumentalisés : n’est-ce pas souvent le type de rapport que l’on entretient avec le savoir en général ? Entre le subjectivisme, le consumérisme et l’utilitarisme, le risque de la perte de sens émancipateur est grand.

Dans cette optique, objectiver des savoirs n’est pas indépendant de leurs usages. Qu’en-est-il de la question du sens dans le rapport qu’ont les personnes en atelier d’écriture avec l’écrit ? Pour répondre à cette question, une revue des travaux de Mezirow est incontournable.

Au cours de sa vie, Mezirow a dû faire face à des événements qui ont transformé ses perceptions de la réalité et suscité de nouvelles prises de conscience. C’est au travers de ses évènements personnels, professionnels et sociaux que Mezirow a pris conscience que la construction du sens était vitale et émancipateur dans les apprentissages. Selon lui, cette construction passe par un véritable travail mental, que nul ne peut faire à la place du sujet, car le sens tient à sa propre vision de la réalité, à sa définition de ce qui est cohérent, utile, amusant, juste…etc.

Ainsi, ces évènements lui ont donné l'occasion d’interroger la manière dont l'adulte apprenant, confronté aux difficultés entraînées par un changement de vie, arrivait à prendre en main les handicaps hérités de son apprentissage initial grâce à l'expérience d'un « apprentissage transformateur ». Son expérience personnelle l’a amené à comprendre le processus déclencheur chez les adultes et à chercher en saisir le sens.

Dans son ouvrage « Penser son expérience, développer l’autoformation » (2001), Mezirow a recherché « comment les adultes apprennent, et sur la base de quelles expériences ils s’approprient ce qui leur est enseigné et sur quelles dynamiques ils modifient leurs projets de

vie ».67Il souscrit à l'idée sur laquelle l'adulte peut d'une certaine façon penser son expérience, en l'occurrence celle de l'atelier d'écriture, comme une voie vers « l'autoformation ». Mezirow68 rappelle que l’être humain a besoin de comprendre ses expériences pour pouvoir agir efficacement. En effet :

Nous traitons les choses en fonction du sens qu’elles ont pour nous. Ce sens est soumis à des processus d’interprétation que nous utilisons chaque fois que nous nous trouvons face à quelque chose. La nature d’une chose ou d’un événement tient essentiellement au sens que chacun lui donne. Cette démarche ne nie pas l’existence d’un monde extérieur à nous, elle témoigne que nous faisons advenir de ce monde ce qui se trouve être en totale conformité avec nos expériences individuelles passées. La conception détermine la perception et le seul moyen de connaître la réalité est d’agir sur elle. Dans la mesure où ce point de vue présuppose que tout sens est une interprétation, et puisque les informations, les idées, les contextes changent, nos interprétations présentes de la réalité sont toujours susceptibles d’être revisitées ou remplacées. (Dewey 2011 :16).

Dans le rapport que les personnes en atelier d’écriture ont avec l’écrit, la question du sens paraît donc très importante. Elle va permettre de définir la manière dont l’individu s’inscrit dans l’écrit, ce qui l'engage et le mobilise. Ce thème du sens permet de comprendre ce qui donne l’envie à ces personnes de s’engager dans un atelier d’écriture. Cette question du sens projette l’individu face à lui-même, face à ses actes, face à la pratique qu’il a de l’écrit, ses attentes, ses angoisses, face aux questions qu’il se pose.

En somme, la question du sens se pose pour tout individu confronté à un apprentissage au savoir. Ainsi, entrer dans un atelier d’écriture suppose que l’écrit fasse sens, que cela produise de l’intelligibilité sur l’ensemble de la vie de la personne qui décide d’entrer en atelier. Cette posture réflexive peut donner la possibilité à chacun des participants de changer intérieurement, de se transformer en changeant ses représentations. Ils vont tenter, par une réflexion critique menée avec les autres, de se modifier, de changer un aspect initial de soi, en agissant sur eux-mêmes, sur leur propre situation mais aussi sur celles des autres. Ainsi :

Chaque adulte a acquis dans son enfance sa manière de comprendre le monde à travers son vécu, notamment grâce à la culture à laquelle il appartient et les personnes significatives qu’il a rencontrées. A l’âge adulte, il va développer ses capacités critiques, pour interpréter son expérience de façon plus globale, plus ouverte à d’autres points de vue dont la validité est établie à travers le dialogue rationnel. Cette transformation est émancipatrice, car elle permet à l’adulte de ne pas subir passivement les interprétations des autres, mais d’expliciter les siennes propres, en dialogue avec les autres et en tenant compte du contexte. Grâce à une éducation active et ouverte au dialogue ne refusant pas l'engagement dans des responsabilités, l'approche en profondeur des problèmes posés permet de se débarrasser le plus possible des idées préconçues pour éviter les fausses interprétations, et de substituer des réponses logiques aux explications magiques. L’apprentissage de l’adulte prend donc en compte explicitement sa vie, sa dimension « d’historicité » et sa dimension sociale ».69

67 Au début de ses recherches en 1978, Mezirow s’est intéressé aux réactions de femmes revenant aux

études après une période d’absence prolongée alors que plusieurs d’entre elles remettaient leur décision en question devant la réaction négative des membres de leur famille. Leur réaction initiale était la culpabilité parfois même un sentiment de honte devant leur impression d’avoir abandonné les leurs. Puis par étapes successives, le cheminement s’était fait jusqu’à l’établissement d’une compétence et d’une confiance en soi dans de nouveaux rôles et de nouvelles relations.

68 Il s’appuie sur les travaux de Dewey « Expérience et éducation » 2011 Armand Colin pour citer sa

réflexion sur l’expérience.

Cette théorie de la transformation donne à voir l’apprentissage comme interaction entre le faire et la réflexion sur ce faire. Les savoirs d’expériences nous aident à voir la parenté des évènements, les caractéristiques d’un comportement, la potentialité d’une situation :

Il devient clair que l’expérience est un acte plutôt qu’une pensée. Les qualités symboliques font partie intrinsèque de notre expérience et c’est inspiré par elles que nous constituons le monde. La réalité est édifiée par

la perception à travers l’expérience. La structure de la perception est culturelle et la structure du langage en est le reflet (...). Avant même de conceptualiser une expérience nous en tirons des signes que nous interprétons. Par la médiation du langage, nous articulons l’intentionnalité qui se trouve à l’état implicite dans la perception. Nos cadres habituels de référence ou perspectives de sens façonnent des pratiques au moyen desquelles notre activité perceptive met en scène notre monde. (Mezirow 2001 : 41).

La personne qui entre en atelier d'écriture s’inscrit dans un système où elle hérite d’une langue, d’une culture, d’une appartenance sociale. Elle pourra exercer son activité critique dans le champ des rapports sociaux. Cette activité critique peut s’inscrire dans un mouvement social. La formation par l’expérience s’inscrit dans un processus historique, d’intégration et d’interdépendances dans lequel la personne pourra développer son autonomie. Être sujet de son expérience nomme la capacité de l’individu à agir sur lui-même par réflexivité, pour se remettre en question, pour se distancier des injonctions normatives. L’interprétation de sa subjectivité et la compréhension du social lui permettent de produire du sens culturel pour s’accommoder aux contraintes sociales, et légitimer le bien-fondé de ses conduites.

La pensée de Mezirow propose donc une démarche réflexive critique pour interpréter l’expérience et travailler le sens. Cette réflexion doit porter sur les apprentissages initiaux et s’accompagner d’une réévaluation afin d’« accéder à une transformation de perspective ». Dans cette optique, l’écriture peut devenir un élément actif essentiel pour devenir « auteur » de sa vie.

Cette démarche peut s’appliquer dans tout apprentissage, que l’auteur, se référant à Habermas, regroupe en trois grandes catégories :

ü « l’apprentissage instrumental », où il s’agit de maitrise technique et opérationnelle. Ainsi, les hypothèses guident l’apprentissage instrumental alors que les métaphores guident l’apprentissage communicationnel. Dans cette forme d’apprentissage, la validation des croyances et des schèmes de sens passe par le dialogue critique et l’action.

ü Le dialogue ou « l’agir communicationnel » permet d’établir une relation avec le monde qui nous entoure, avec les autres et avec nos propres intentions. Il s’agit donc de clarifier les conditions de communication et de l'inter subjectivité.

ü Le troisième type d’apprentissage, l’apprentissage réflexif, lorsqu’il s’applique aux deux premiers types d’apprentissage, entraîne des transformations de type émancipatoire.

Pour Mezirow, l’acte d’apprentissage de l’adulte est presque toujours multidimensionnel, c’est à dire à la fois instrumental et communicationnel, domaines dans lesquels peut s’exercer une réflexion critique, à des niveaux et à des modalités différentes. D’après cet auteur, le sujet doit s’approprier sa vie quotidienne. Cette appropriation suppose que l’individu passe d’une conscience naïve, c'est-à-dire qui n’interroge pas et utilise des explications magiques pour

expliquer la réalité, à une conscience critique capable de problématiser la réalité, c'est-à-dire avoir la possibilité de faire des choix en vue de se transformer, de se conscientiser. Il s’agit d’arriver à une compréhension plus rigoureuse de soi-même afin de s’insérer de façon critique dans l’action de transformation dans son apprentissage.70 Tout apprentissage n’est cependant pas systématiquement transformateur, même si tout apprentissage peut être transformateur. Ces apprentissages, valorisant les expériences de chacun, permettent de former le jugement critique par des débats en groupe sur des questions difficiles et vitales. Le quotidien a un caractère socialisant, les émotions, le désir, les intuitions ont valeur d’éducation informelle. En ce qui concerne le sens, l’auteur insiste sur l’importance du sens de l’apprentissage pour l’adulte, mais surtout sur le travail et sur le sens dans le processus d’apprentissage : le sens comme interprétation de l’expérience est sans cesse produit, mis en question dans le cours de l’apprentissage. Pour Mezirow, il faut produire du sens pour rendre cohérente son expérience, afin de comprendre les orientations et les significations, et de construire un jugement autonome qui ne soit pas une croyance imposée (vision issue des cadre de références directeurs,71 souvent implicite pour l’interprétation de l’expérience, comportant des

dimensions épistémiques, sociolinguistiques et symboliques).

Ce qui signifie qu’il y a une conviction que le sens se trouve davantage en soi-même que dans les formes extérieures et que le sens particulier attribué par chacun à sa propre expérience s’acquiert et se valide à travers l’interaction et la communication humaine. Dans cette optique, l’expérience de l’atelier d’écriture suppose et permet au participant une mise à distance de sa pensée, de son histoire, de son vécu, de l’histoire personnelle des autres par rapport à la sienne. Il apprend par là même à se décentrer.

70 Ce processus de conscientisation peut exister en fréquentant un atelier d’écriture comme le souligne

l’extrait suivant réalisé en avril 2011 : « Si on insérait les ateliers d’écriture à l’école, on démocratiserait l’écriture. C’est aussi un mode différent d’enseignement, un changement de regard, l’atelier d’écriture est un changement de regard, l’animateur, lui, voit un devenir, une transformation chez l’élève. Les paramètres seraient changés. C’est croire en eux, c’est changer le fonctionnement dans la classe, c’est aussi un changement de regard extérieur, (les parents, les structures sociales) on dit qu’il faut aider l’élève, mais non, il faut l’accompagner, faire qu’il soit acteur de ses projets, on est alors dans l’auto-socio construction et pas dans la transmission des savoirs, on est dans un rapport d’émancipation… un rapport de transformation Si on accordait plus de place aux ateliers d’écriture, ça changerait les choses. Si on accordait plus de place à la création, ça changerait beaucoup de choses. L’écrit est réservé à une certaine élite, c’est un pouvoir confisqué, l’atelier fait de l’écriture un pouvoir partagé et pourrait opérer un changement social et politique de démocratisation nécessaire… En lycée pro, ils disent que l’écrit n’est pas pour eux… ils sont dans un certain mode de pensée, dans un moule, l’atelier artistique a moins de résistance, dans l’atelier d’écriture, ils se sentent exposés. En fac de psycho, en 1ère année, les étudiants résistent au début, puis

comme c’est obligatoire, ils viennent et écrivent. L’école a traumatisé beaucoup de gens, en fait, même des bibliothécaires ont du mal à venir, car élaborer un texte, faire surgir que l’écriture est difficile. On me dit souvent, à quoi ça sert, à quoi ça va me servir Pour moi, animer des ateliers est une démarche militante. Le GFEN est un lieu formidable mais ça fait appel à l’art, aux politiques, à l’histoire… Les ateliers explorent des pistes, sciences humaines, actualités… on peut parler de dispositifs, les gens construisent des savoirs, la discussion est là pour distancier sur ce qui est écrit ».

Il apparaît évident que cette question du sens est très importante pour penser le sujet. Les individus qui viennent écrire en atelier d’écriture engagent leur personne dans un processus d’apprentissage. Leur identité est sans prise dans une dynamique de construction.

La manière dont l’individu investit cette activité, et celle dont il va la pratiquer au sein de l’atelier sont autant d’éléments qui modifient son mode de pensée. Dans cette perspective, les fameux « tournants » que Francis Lesourd met en exergue dans son ouvrage « L’homme en transition » (2009), sont dans la lignée des travaux de Mezirow. En effet, ce que Lesourd décrit correspond aux observations de Mezirow citée par Hélène Bezille, qui « note que l’apprentissage transformateur est facilité dans les moments de transition que traverse la personne ». (Bezille 2009 : 8).

Ces moments de transitions, de transformations en se référant aux écrits de Denzim, sont ce que l’on pourrait appeler des épiphanies, au sens de révélation et d’alternation qui évoquent le passage dans une autre réalité. L’épiphanie est le marqueur d’un état à un autre. Les premières fois d’une vie peuvent être des tournants, pouvant être désignées comme épiphaniques. Par exemple, certains livres phares peuvent être des partenaires transitionnels. De même que fréquenter un atelier d’écriture peut aider à prendre des décisions et à changer sa vision du monde. Les épiphanies illuminatives renvoient à des évènements mineurs mais résonnent pour le sujet avec des problématiques majeures. Elles précipitent de profonds changements qui peuvent avoir été en chemin depuis longtemps. Des événements qui sur le coup, semblaient avoir peu d’importance, vont se révéler importants lorsque la personne connait une difficulté majeure (l’envie de reprendre des études). Les épiphanies cumulatives apparaissent comme des tournants dans une vie causés par l’accumulation de nombreuses expériences reliées (le cas des femmes battues qui n’acceptent plus d’être dans cette situation et veulent la changer). Les épiphanies revécues renvoient à des épisodes qui ne sont pas clairement compris mais prennent rétrospectivement une signification importante (une discussion, une rencontre...). Selon Denzim, ces quatre structures expérientielles ne sont pas clivées. Une épiphanie est reliée à d’autres épiphanies.

Mon objectif est de comprendre comment le sujet vit cette nouvelle expérience sociale qu’est l’entrée dans un atelier d’écriture, mais aussi de tenter de voir les transformations produites chez l’individu qui a entrepris cette démarche.

3.3.2 Ecrire en atelier d’écriture : une expérience