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La philosophie des récits de vie : le récit d’expérience

3.1 Une méthode d’investigation diversifiée et « bricolée »

3.1.2 La philosophie des récits de vie : le récit d’expérience

A la manière de Lahire,136 j’ai utilisé le récit de vie, mais je préfère employer le terme de récits d’expérience pour deux raisons. D’abord, le récit d’expérience s’inscrit dans le cadre d’un entretien de recherche et se circonscrit à un objet d’étude, qui est dans ce travail « leur engagement ou non dans un atelier d’écriture ». La narration s’est organisée autour d’un fil rouge que constitue le guide d’entretien, structuré de questions cibles. Dans cette perspective, l’enquêté a été plutôt amené à « sélectionner des parties de sa vie » qu’il a jugé opportunes pour satisfaire aux besoins de l’enquête que de "raconter sa vie".

Ensuite, le récit d’expérience se définit davantage comme des évocations d’expériences ou d’évènements biographiques, habilement choisis pour la mise en intrigue d’une histoire singulière. De ce point de vue, le récit d’expérience n'était pas entendu comme une version exhaustive de l'histoire de la vie des personnes considérées. Il n'était pas question de retracer tous les parcours de ces personnes depuis leur plus tendre enfance. Il s’est agi plutôt de saisir le récit dans une temporalité délimitée qui m'intéressait. Cette imposition temporelle n’a pas empêché l'enquêté de mobiliser des références antérieures à la situation considérée, si la mise en cohérence du discours nécessitait de faire appel à des moments de vie rattachés à d'autres séquences temporelles. Aussi, si les récits d’expériences n’ont pas été linéaires et ont été parfois chaotiques –car empruntant la sinuosité d’une vie- ils ont été dans cette recherche organisés autour d’une suite temporelle d’évènements qui ont constitué « la colonne vertébrale » de ce travail.

Ces récits d’expérience ont donné accès à trois agencements de réalité que j’ai pris en considération (Bertaux 2006 : 71). En premier lieu, ils ont permis d’appréhender la réalité historico-empirique qui correspond à l’histoire vécue de l’enquêté c’est-à-dire « aux situations objectives du sujet », aux évènements de son parcours au rapport à l’écrit mais également à la manière dont il les a « vécus, perçus, évalués, agis sur le moment ». Par la suite, ils ont donné à voir la réalité psychique et sémantique qui recouvre ce que l’interviewé sait et pense de son parcours. Celle-ci découle « de la totalisation subjective » que l’enquêté a fait des expériences de l’écrit jusqu’ici. Pour finir ces récits d’expérience ont donné la possibilité de saisir la réalité discursive de l’interlocuteur qui équivaut à ce qu’il veut bien dire de ce qu’il connait et pense de son parcours. Autrement dit, outre le parcours objectif de l’enquêté et le récit d’expérience qu’il en a fait, j’ai pris en considération un niveau intermédiaire, celui « de la totalisation de l’expérience de l’expérience vécue de l’écrit » qui est, d’après D. Bertaux, toujours en évolution. De même, par le récit d’expérience, j’ai eu accès à des informations personnelles relevant de niveaux d’analyse différents.

136 Lahire utilise en 1995, le récit de vie pour accéder à la compréhension des processus de formation de la

Pourtant, lors de ces récits d’expérience, l’identité qui se donnait à entendre ne se laissait pas prendre. Cette identité narrative était avant tout une rétro construction, la face exprimable d’une personnalité acceptant la rencontre avec le chercheur débutant que je suis. L’enquêté s’est laissé voir sous une forme éclairée. L’ombre pouvait se dissimuler. Dans cette optique, chaque interwieuvé s’est fabriqué des mots, a élaboré son mythe personnel à l’instar du mythe de la caverne de Platon. Chacun a pu donner libre court à sa légende personnelle, et a pu s’arranger des détails, des faits marquants. Chacun a pu composer une posture à sa mesure et l’incarner de mots. Les limites de ce qui est dit dans ces récits se comprennent par la volonté des enquêtés de faire bonne figure, de garder la face137 et de restaurer une image positive de soi.

J’ai donc récolté des reflets, des bribes du monde que les enquêtés ont interprétés. Par conséquent, la posture que j'ai adoptée a consisté à considérer l'enquêté comme un informateur de lui-même et du social, nécessairement traversé d'idéologies et de mythes, ni plus ni moins que moi-même, ni plus ni moins que tout un chacun.

En tant qu'outil d’investigation, le récit d’expérience a eu pour objectif d'accéder à une relecture du passé. Ce dernier est inévitablement reconstruit à partir du présent d'après Berger et Luckmann (1986).138

Toute la difficulté de l'entretien de récit d’expérience a été de recentrer en permanence ce récit en fonction des thématiques définies par le guide de l'entretien,139 et surtout ne pas se

laisser envahir par la position du sujet (notamment avec une enquêtée : Isabelle). Il a fallu prendre de la distance par rapport au vécu brut. Les thèmes de guide d'entretien ont été abordés sans ordre préétabli, je me suis adaptée aux discours spontanés des enquêtés.

En somme, à l’occasion de cette recherche, j'ai mis en œuvre une démarche basée sur le recueil de récit de vie appuyée sur la pratique de l'entretien semi directif. L'analyse de ces récits a été ici considérée comme une étape et non comme un objectif. Elle a constitué le socle de la compréhension nécessaire à la construction de l'explication du social telle que le conçoit Kauffman.140La compréhension des personnes interviewées par le recours à l'analyse de leurs systèmes de valeurs et de leurs discours sur leurs pratiques d'écriture a représenté une étape fondamentale de la recherche telle qu'elle a été envisagée ici. Les données, croisées avec une analyse compréhensive du récit d’expérience, se sont révélées productives pour ma recherche et ont donné naissance à quatre configurations.

137 La mise ne scène de la vie quotidienne Goffman 1973.

138La construction sociale de la réalité Berger et Luckmann Paris Méridiens Klincksieck 1986. 139 Guide d'entretien en annexe 1.