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Les pratiques sociales de l’écrit selon Bernard Lahire

Lahire

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Dans nos sociétés écrites, les modes d’apprentissage académiques dits formels participent d’une décontextualisation des savoirs. L’écriture est à l’origine d’une « raison scolaire » et contribue à la pédagogisation de relations sociales d’apprentissages. Une personne désireuse de suivre un atelier d’écriture a une certaine représentation de l’écrit. Le statut qu’a l’écrit pour cette personne va déterminer l’attitude qu’elle aura à l’égard de cet objet. Toute une série de questions peuvent être posées : pourquoi écrire ? Écrire est-il indispensable ? Lahire distingue deux types de rapports : celui au langage et celui à l’écrit. Il utilise les concepts de formes sociales orales, souvent associées au milieu populaire, et de formes sociales scripturales. Les formes sociales orales sont « des formes de relations sociales à faible degré d’objectivation du savoir et reposant essentiellement sur l’incorporation des savoirs constitutifs d’un rapport oral pratique au monde » (Lahire 1993 :13). Elles impliquent donc des savoirs immanents à des situations particulières, notamment à des pratiques. Ainsi, l’apprentissage se fait par le dire et par le faire.

A l’inverse, les formes sociales scripturales sont des « formes de relations sociales tramées par des pratiques d’écriture et/ou rendues possibles par des pratiques d’écriture, constitutives d’un rapport scriptural au langage et au monde » (Lahire 1993 : 13). Avec ces formes sociales scripturales, il peut y avoir réflexion sur le langage, qui devient objet d’étude. L’apprentissage est pris dans une distance réflexive.

En d’autres termes, en fonction des milieux, l’apprentissage passe soit par l’oral soit par l’écrit.

Dans le cadre d’une démarche visant à établir des liens entre la culture écrite et l’inégalité sociale, Lahire (1993) note la rareté des cas de figures permettant de décrire un habitus familial cohérent et socialement partagé. Cette rareté s’observe notamment dans des descriptions de diverses configurations de familles populaires, ou « Tableaux de famille » dans lesquelles évoluent des enfants de primaire. (Lahire, 1995). Ses descriptions montrent autant de tableaux que le permet le croisement d’informations sur cinq thèmes jugés cruciaux

40 Bernard Lahire est né à Lyon en 1963. Professeur de sociologie à l’École Normale Supérieure de Lyon,

responsable de l’Équipe « Dispositions, pouvoirs, cultures, socialisations » (Centre Max Weber, UMR 5283) et directeur de la collection « Laboratoire des sciences sociales » aux éditions La Découverte, il a consacré ses derniers travaux à l’étude des écrivains. Il a publié à ce sujet la condition littéraire, la double vie des écrivains (La Découverte, 2006) et, plus récemment, Franz Kafka. Éléments pour une théorie de la création littéraire (La Découverte, 2010). Auteur d’une vingtaine d’ouvrages, Bernard Lahire élabore au fil de ses travaux une sociologie dispositionnaliste et contextualiste sensible à la dimension individuelle du monde social.

pour l’expérience scolaire. Cette perspective d’investigation permet donc de saisir des subtilités de contexte, fondamentales à la compréhension de situations particulières.

En somme, l’éclairage sociologique des travaux de Lahire (1995) tente de rendre compte de la portée des usages multiples de l’écrit. Cet auteur explique que les enfants sont, dès leur plus jeune âge, en contact avec l’écrit et s’imprègnent des modèles culturels ainsi que des pratiques de leur milieu familial. Leur représentation de l’écriture découle de l’observation des adultes scripteurs. Le fait de voir leurs parents lire des journaux ou écrire peut donner à ces actes un aspect naturel sur lequel l’identité sociale de l’enfant pourra se construire. (Lahire 1995). C’est dans cette perspective que je fais appel à cette approche sociologique car elle montre que l'appropriation de l'écriture se déroule dans des contextes sociaux variés. Cette appropriation de l'écriture n'est pas indépendante de la construction identitaire et de l'autonomisation progressive des personnes, et de leurs appartenances familiales, générationnelles ou scolaires. Cette approche constitue l'une des façons d'appréhender l'individu en sociologie, qui consiste à tenir compte de la présence du passé incorporé des acteurs dans leur présent, sans pour autant lui conférer un poids écrasant, et conclure que le passé déterminerait le présent.

L’une des caractéristiques essentielles de l’usage de l’écrit est sa présence dans différents univers, et donc de la pluralité des contextes d’appropriation. Ces adultes ont appartenu à plusieurs univers sociaux hétérogènes. Ces différents contextes de socialisation supposent des dispositions variées. Or, ils se trouvent être des contextes potentiels d’utilisation de l’écrit. L’école encourage l’écriture, c’est un lieu d’enseignement de l’écrit. La famille peut être un contexte où l’on favorise l’écrit, soit dans un but ludique, soit dans un but scolaire. Enfin, d’autres institutions, comme les réseaux sociaux, peuvent être des lieux d’usages ludiques collectifs et individuels de l’écriture.

1.2.1 … En milieu scolaire

Lahire part de l’hypothèse que l’échec scolaire naît de la « façon dont apparaît une contradiction entre la forme sociale scripturale scolaire caractérisée par un rapport scriptural scolaire au monde et des formes sociales orales caractérisées par un rapport oral-pratique au monde ». (Lahire 1993 : 52).

Son étude dans le milieu scolaire amène Lahire à comprendre ce qui rend possible l’échec scolaire lors de l’apprentissage de la lecture et de l’écriture. Il montre que les élèves de culture populaire sont souvent dans l’incapacité à traiter le langage comme un objet autonome, indépendant de l’expérience et ayant sens autrement qu’en interaction. Comme l’école est un lieu où « l’ensemble des pratiques sociales s’organise à travers des pratiques d’écriture » (Lahire 1993 : 33) l’acculturation à l’écrit inhérente aux formes sociales orales des élèves issus de milieux populaires les place en position difficile dès leur entrée à l’école.

En somme, ses travaux suggèrent que l’échec scolaire des enfants issus des milieux qui fonctionnent d’après « la forme sociale orale » serait lié soit au rejet des « formes sociales

scripturales », soit à une difficulté de passage de « la forme sociale orale » à « la forme sociale scripturale ». Lahire explique que l’école organise un rapport à l’écrit de type instrumental et que lors de l’apprentissage, l’accent est mis sur le niveau métalinguistique et non sur l’aspect communicatif. Il vient signifier que face à une tâche d’écriture, l’élève va mettre en mouvement principalement ces aspects-là de rapport à l’écriture.

Son ouvrage m’a permis de percevoir les différences entre rapport scolaire au langage et rapport oral/pratique au langage des élèves de milieux populaires et les difficultés scolaires que ces différences impliquent pour eux. Dans d’autres travaux, notamment dans l’article « Inégalité, partage et spécificités et différences dans les usages sociaux de l’écrit » (1996) Lahire offre plusieurs pistes intéressantes. La première concerne l’importance de s’intéresser de près aux pratiques des sujets, afin de comprendre leurs modes d’appropriation de l’écrit :

« Selon le sens que nous donnons aux pratiques en fonction de notre propre situation sociale, celles-ci ont plus ou moins de chance de faire partie de notre quotidien ». (Lahire 1996 : 121).

Ainsi, il précise d’une part la diversité des rapports à l’écrit des élèves en milieux populaires et d’autre part, il souligne l’importance de s’intéresser aux écrits quotidiens. Ces pratiques d’écrit quotidien sont souvent pensées dans le milieu populaire comme des écrits succédanés, « des béquilles à une mémoire défaillante ». (Lahire 1996 : 119).

La seconde piste à laquelle il s’intéresse est celle de l’apport de la famille à la culture écrite et à « l’appropriation adéquate de l’univers scolaire » (Lahire 1996 :123).

Ces études mettent en avant le rôle prépondérant joué par l’école dans le processus de normalisation :

Le rapport entre les élèves et le maître dans l’espace scolaire est médiatisé par la règle générale, impersonnelle, de la même façon qu’avec le droit codifié. La généralisation des formes sociales scripturales et, notamment de la forme scolaire de relations sociales permet de diffuser plus largement dans la population un rapport scriptural-scolaire au monde qui peut parfois prendre la forme d’un rapport théorique au monde. (Lahire 1993 : 38 et 41).

Dans le prolongement des travaux de Lahire, les recherches de Guy Vincent notent aussi l’existence de règles impersonnelles dans cette forme scolaire. L’invention de cette forme scolaire se situe aux environs du 16ème siècle. Elle est une forme inédite d'une relation sociale entre un maître et son élève. En s'autonomisant par rapport aux autres relations sociales, le maître écrivain résiste à l'intrusion du maître d'école. Cette forme scolaire « dépossède les groupes sociaux de leurs compétences et de leurs prérogatives ».41.

De fait, la relation pédagogique instaure un temps et un lieu spécifique dont seul le maître règle l'organisation. L'école, ce lieu d'instruction, est distinct des autres lieux de scolarisation. Cette apparition de la forme scolaire est à associer à l'instauration du nouvel ordre urbain qui redistribue les pouvoirs religieux et civils. L'enfant, au sein de l'école, apprend à lire et à écrire en obéissant à des règles impersonnelles. Cette scolarisation massive relève d'une mesure d'ordre public dont le fondement est davantage dans l'apprentissage de la soumission à la règle qu'à la transmission des savoirs.

41 Vincent Guy, Lahire Bernard, Thin Daniel, sur l'histoire de la forme scolaire, in Vincent Guy sous la

La particularité de cette forme scolaire est due à l'émergence des règles impersonnelles. Le maître devait s'y soumettre aussi. L'espace et le temps social étaient dédiés à l'apprentissage des règles édictées. Le maître n'est que le répétiteur. Avec le temps, l'école a davantage mis en valeur le contenu enseigné sans jamais abandonner le respect des règles. Ainsi cette forme scolaire fait florès encore de nos jours. Lors de séminaires, ou de réunions hors école, on observe les personnes lever le doigt pour prendre la parole, comme en classe. Si une formation, aussi positive soit-elle, ne ressemble pas à une pratique scolaire, elle devient suspicieuse. Elle sera critiquée et désapprouvée, tel que j’ai pu le constater lors de mes expériences professionnelles dans le domaine de la formation. Par ailleurs, si l’on propose à un candidat chômeur dont les souvenirs scolaires restent encore douloureux, tel qu’un stage de remise à niveau ressemblant à une pratique scolaire, il y a des risques qu'il le refuse.

En somme, la forme scolaire est devenue la référence. Tout ce qui s'en approche est synonyme d'apprentissage, tout ce qui s'en éloigne évoque la méfiance. Il existe une confusion entre le mode d'apprentissage et le contenu.

Dans le même registre, Marie-Claire Penloup s’est intéressée aux pratiques extra scolaires des collégiens. Elle estime qu’il est possible de créer un tremplin entre les deux écritures, scolaire et personnelle. En considérant que le seul langage acceptable est celui de l’école et pour l’école, les enseignants stigmatisent « ceux qui ne possèdent pas cette forme exigée ». Difficile alors pour ces élèves de donner du sens aux écrits scolaires. Le clivage s’opère entre l’école et les jeunes créant deux cultures qui s’ignorent. En prenant en compte l’écriture extra- scolaire, on pourrait, pour cet auteur, réconcilier ces deux cultures. De plus, par une analyse plus fine, elle montre que les élèves de collèges de niveaux moyens et faibles écrivent davantage que les élèves de bons collèges. Elle montre également que les filles s’adonnent plus à l’écriture personnelle que les garçons.

Pour Bernard Lahire, les inégalités sociales sont reliées à la scripturalisation des savoirs et des pratiques, ainsi qu’à la pédagogisation des relations sociales. Il oppose ainsi raison scolaire et raison pratique. Il estime que l’alphabétisation généralisée constitue une référence culturelle inédite pour l’ensemble de la population française qui a contribué à définir les critères des personnes en « difficulté avec l’écrit ».

La catégorie sociale « illettré » résulte selon lui d’une construction et s’attache à démonter les mécanismes qu’il nomme « la fabrique historique collective de l’illettrisme ». Il soutient la thèse que l’échec scolaire provient de ce que les enfants de classes populaires ne parviennent pas dans un rapport de domination, à maîtriser des relations sociales particulières, à savoir les formes sociales scripturales et, par conséquent, le type de rapport au langage et au monde qui les caractérisent :

Cette non maîtrise est aussi le signe d’une résistance et d’un rejet objectif qui se fondent sur un rapport oral / pratique au langage et au monde formé au sein de formes sociales orales. (Lahire 1993 : 52).

Après avoir étudié le rapport à l’écrit dans les milieux scolaires, il s’est intéressé au rapport à l’écrit que les adultes entretenaient dans le monde professionnel.

1.2.2 ... En milieu professionnel

Dans son ouvrage « La raison des plus faibles. Rapport au travail, écritures domestiques et lectures en milieux populaires ». (1993), Lahire met en évidence que le rapport à l’écrit dans le monde professionnel dépend de la fonction qui lui est attribuée. L’auteur montre que les exigences techniques d’un travail peu qualifié sont transmises par imitation. Ces savoirs pratiques sont appropriés par incorporation, par une pratique ajustée et répétée, loin de tout discours, puisque l’explicitation des tâches se réduit à une simple désignation des tâches. Il a mis en évidence ce rapport à l’écrit en effectuant des entretiens auprès de 16 femmes Agents Spécialisés des Ecoles Maternelles (ASEM) et Agents Spécialisés des Restaurants Municipaux (ASRM) et auprès de 19 hommes tous ouvriers d’une entreprise de Lyon.

L’analyse révèle, en ce qui concerne les ASEM, compte tenu que ce poste n’est pas clairement défini, qu’il existe une relation de dépendance interpersonnelle entre un représentant de la culture (l’enseignant) et un agent dont le rôle se définit comme une aide non pédagogique qui conduit l’enseignant à donner à l’agent des tâches où la pratique de l’écrit dépend largement des habitudes préalables (classer et dater les dessins par exemple, ou écrire un mot aux parents…..). Ce qui différencie les ASRM des ASEM, c’est que l’écrit est davantage inscrit dans la définition même du poste. Il se limite souvent aux bordereaux et aux listes de tableaux à remplir.

Quant aux ouvriers d’entreprise, d’après ce même auteur, ils ne sont pas amenés à lire et à écrire couramment. En effet, leur lecture est celle de plans, de fiches suiveuses, …etc. L’écriture se limite à la copie des références d’un appareil, des notes sur un cahier pour des informations sur le travail fait ou les problèmes rencontrés. Par ailleurs, à l’inverse de ce que l’on pourrait penser en toute légitimée cultivée, l’usage des écrits professionnels dans le monde ouvrier « peu qualifié » est envisagé comme une pratique de novice. Ainsi, plus on est expérimenté et moins on a besoin de lire, et recourir à l’écrit est un signe de défaillance. Lahire conclut que dans les trois cas considérés, compte tenu de ce qui leur est présenté ou demandé en matière d’écriture, le rapport à l’écrit de ces personnes se cantonne à un rapport au savoir ordinaire. En somme, les compétences acquises sont un hybride des savoirs édifiés avec les autres et des savoirs bricolés soi-même dans l’expérience du travail.

Pour affiner ses recherches, il s’est penché sur les différences du rapport à l’écriture en fonction du genre au travers d’une catégorie particulière d’écrits : les « écrits domestiques ».

1.2.3 … En fonction du genre

Lahire s’est demandé ce que faisaient les adultes de l’écrit, quels étaient les comportements d’écriture dans la vie de tous les jours. Ainsi, il a fait état de ce qu’il appelle les écritures privées. Il a souligné que l’écrit intervient lorsque le sujet doit maîtriser des durées relativement longues et qu’il s’agit de préparer l’avenir. L’écriture paraît nécessaire dès lors

que l’on a affaire à la complexité d’une information, ou d’un acte extraordinaire inhabituel, comme les itinéraires de voyage comme soutien à la mémoire routière du parcours. Elle est présente aussi également dans les cas de réassurance, lors d’un état de relative tension à propos d’événements, de rendez-vous jugés particulièrement importants. L’écriture est là aussi pour résoudre l’absence, sous forme de petits mots entre membres de la famille.

Il a comparé ces pratiques dans un échantillon constitué à cet effet de 16 hommes et de 19 femmes et en conclut que :

« Les femmes dépassent les hommes sur l’ensemble des actes d’écriture domestique : mots pour se rappeler un rendez-vous, une invitation, … listes de commissions, listes de choses à faire, lettres aux administrations…etc. ».

Et il remarque sans ambigüité :

A travers une série de recherches sur l’écrit domestique dans les milieux socialement différenciés, nous avons fait apparaître la remarquable récurrence de la distribution des pratiques selon le sexe, donnant à la femme une prédominance écrasante dans la majorité des actes quotidiens d’écriture. (Lahire 1997 : 145).

Il renvoie alors cette différence aux oppositions classiques entre les hommes et les femmes dans la vie sociale : intérieur/extérieur ; domestique/ professionnel ; invisible/visible ; privé/ public. (Lahire 1997: 146).

Ainsi, il souligne que si les écrits dans l’espace domestique reviennent massivement aux femmes, tel n’est pas le cas hors de celui-ci.

Cette écriture domestique semble être un outil de la mémoire (pense-bête…) et semble être utilitaire. Cependant, l’écriture peut aussi avoir une valeur expressive dans le cas du journal intime.

Les études sociologiques sur l’écriture menées par Lahire présentent des conclusions contrastées, puisque selon le type d’écrit considéré, l’écriture apparaît tantôt réservée aux femmes et tantôt investie par les hommes. Il m’appartiendra d’étudier comment se pose la question de l’écriture chez les enquêtés.

Les écritures ordinaires semblent être au cœur de la question de la mémoire qui se constitue d’une mémoire objectivée et d’une mémoire incorporée. Il faut prendre au sérieux l’interprétation endogène qui consiste à dire que l’on n’utilise pas ces moyens d’objectivation de l’information parce que les capacités mnémoniques sont encore bonnes. (Pense-bêtes écrits, les listes de courses, les notes prises au moment d’une discussion au téléphone…). (Lahire 1993 : 116).

Dans cette perspective, l’ouvrier n’est amené à lire et à écrire qu’en de rares occasions. Leur mémoire incorporée est continuellement mobilisée. Utiliser par exemple l’usage d’un plan de montage ou de fiches-suiveuses n’est pas le signe d’une plus haute qualification ou d’une plus grande compétence dans le milieu ouvrier. Bien au contraire, cet usage est une pratique de novice. Plus on est compétent et moins on a besoin de lire un plan… L’écrit, dans ce cas, est clairement associé aux débutants qui, par manque de repères pratiques, peuvent avoir besoin d’indices écrits leur rappelant ou leur indiquant ce qu’ils risqueraient d’oublier ou ce qu’ils n’ont pas encore incorporé. (Lahire 1993 : 117).

L’écriture semble donc intervenir dans cet univers professionnel lorsque le sens pratique incorporé ne suffit pas ou plus. C’est donc un moyen annexe « pour se rappeler » ou c’est une sorte de palliatif d’une mémoire défaillante, déficiente. Dans cette perspective, cette écriture ordinaire peut donc avoir un statut tout à fait négatif dans ce milieu. Utiliser l’écrit marquerait ainsi l’existence d’un « handicap », d’une difficulté. Ainsi à en croire Lahire :

Certains enquêtés issus des milieux populaires rejoignent, sans le savoir, la critique émise par Platon dans le Phèdre. Opposant la mnèmè comme mémoire vivante à l’hypomnésie comme remémoration et consignation, Platon par la voix de Socrate, nous dit que l’écriture n’a pas résolu le problème de la mémoire vivante et que, au contraire, elle contribue à la détruire un peu plus, puisqu’une fois les choses écrites, on n’est pas obligé de faire l’effort de se les rappeler. (Lahire 1993 :118)

Les pratiques quotidiennes se font, en deçà de toute réflexion, dans une réactivation pratique passée incorporée sous forme de nécessité et d’évidences infra-conscientes. On n’aurait pas idée d’écrire « je dois me laver, je dois manger à midi… ». Ce genre de cas nous montre bien que l’évidence du monde et de la plupart des actes pratiques dans la vie quotidienne suppose une sorte d’anticipation non consciente