• Aucun résultat trouvé

L’atelier d’écriture : une expérience sociale

En société, les individus n’intériorisent pas seulement le social à leur corps défendant par le biais d’un ensemble de normes, de valeurs, de codes ou de modèles. Ils ne sont pas seulement « agis par le social » (Dubet 1994), mais contribuent à le produire par un ensemble de rapports et d’interactions. Ils sont donc des sujets qui vivent des expériences. Il s’agit dans cette thèse d’observer comment les participants s’engagent ou non au travers de divers logiques d’action dans une expérience sociale telle que l’atelier d’écriture et comment leurs identités sont touchées.

L’ouvrage de François Dubet « La sociologie de l'expérience » (1994) a été une source d'inspiration pour ma démarche. En effet, ce paradigme a éclairé une expérience sociale nouvelle et singulière qui est l’entrée d’un public diversifié à un atelier d’écriture. Il a permis de mieux appréhender l'expérience de l’enquêté et les logiques d'action qui sont à l'origine de ses représentations de l'écriture. Cette conduite sociale dans le monde des ateliers d’écriture a donné à voir les diverses rationalités et les diverses logiques d’action hétérogènes mises en place par l’enquêté.

Dans la perspective de Dubet, j’ai dès lors cherché à démontrer qu'écrire est avant tout une expérience sociologique, au cours de laquelle les apprentissages informels sont prépondérants et à infirmer l’idée que l’on naîtrait avec le don de l'écriture.

Pour Dubet, l’individu n’est pas un simple agent qui ne fait qu’intérioriser les normes et les valeurs sociales, mais un acteur qui construit son expérience. Cette sociologie de l’expérience rompt partiellement avec les schémas théoriques totalisants, hérités d’une tradition positiviste et d’un marxisme aux multiples facettes. Si, en toile de fond, c’est le statut même de la société comme unité qui est remis en cause, c’est du côté des acteurs et de leurs diverses logiques qu’il convient de se situer afin de rendre compte de la dynamique du social. Dubet revendique la nécessité de partir des acteurs comme des institutions afin de rendre compte du rapport rapprochant ou éloignant les individus du système social. Cette orientation théorique et empirique serait légitimée par le fait que la vie sociale est composée d’acteurs aux statuts et aux intérêts divergents et parfois contradictoires.

L’originalité du travail de Dubet réside dans cette tentative de penser l’expérience sociale à travers les tensions et les cohérences engageant les acteurs et l’institution. Les individus ne sont pas seulement des agents, ils sont capables de transformer leur rapport à l’institution. En somme, la sociologie de Dubet, qui se veut compréhensive, est une sociologie de l’acteur se mobilisant face au « système ». En d’autres termes, l'expérience est une activité cognitive et une façon de construire socialement le monde qui font appel à une dynamique accordant à l'individu une part autonome pour décrire son expérience sociale, mais aussi un stock de connaissances disponibles acquises collectivement. L'auteur ne conçoit pas les problèmes sociaux comme un dysfonctionnement d'un système, mais comme une mauvaise articulation des logiques d'action de chaque individu avec les logiques institutionnelles.

Pour définir la sociologie de l'expérience, Dubet a emprunté à Weber la notion d'action ou d'activité issue de ses travaux « Économie et société » (Weber : 2003 Tome 1). Il donne à l'action cette définition suivante :

Un comportement humain, peu importe qu'il s'agisse d'une acte extérieur ou intime, d'une omission ou d'une tolérance, quand et pour autant que l'agent lui communique un sens subjectif. (Dubet 1994 :28).

Assurément, la sociologie de l'expérience est une digne héritière de la sociologie de la connaissance et de la sociologie de la compréhension, qui ont pour objet la connaissance comme phénomène social et le sens subjectif que l'acteur attribue à cette dernière.51

Les logiques d'action, telles qu’elles sont conçues par François Dubet, sont au nombre de trois : l’intégration, la stratégie et l’objectivation.

Toute expérience individuelle ou collective embrasse ces trois registres de l'action. Il serait difficile d'en comprendre une indépendamment d'une autre car elles partagent les mêmes sphères sociales. La logique d'action résulte de la rencontre de l'acteur et de la situation d'action où se trouve ce dernier. Elle est la toile de fond de l'activité de l'acteur dont celui-ci doit tenir compte pour établir sa stratégie et se positionner en tant que protagoniste dans le champ social.

La proposition de ces trois logiques a l'avantage de couvrir l'ensemble social dans lequel baigne l'acteur :

52 Cette sociologie de l’expérience va à l’encontre de la sociologie proclamée par Emile Durkheim où le

sujet n’avait pas sa place puisque les faits sociaux ne pouvaient s’expliquer que par des faits sociaux. Cette sociologie sans sujet a été très longtemps prépondérante en France.

ü La logique d'intégration permet à l'acteur de se définir grâce à ses appartenances et de maintenir des orientations normatives d'action. Elle renvoie aux mécanismes d’intégration à l’œuvre dans toute société. Cette logique d’action appelle à une identité intégratrice, dans la mesure où l’acteur doit intérioriser les codes sociaux et les valeurs institutionnalisées à travers les rôles. Elle est soumise au phénomène de l'individualisation. Celle-ci augmente avec la possibilité de référents multiples hors des groupes proches d’identification tels que la famille, la communauté locale, l’école…etc.

Avec une augmentation de la mobilité des individus, la dépendance exclusive à ces groupes diminuerait. L’individu membre d’une communauté est travaillé par des tensions. Par la variété des expériences rencontrées, les enquêtés élaborent leurs manières d’évoluer et de se situer dans le monde. L’individu se définit par ses appartenances, sa position et vise à les maintenir ou à les renforcer. Sa personnalité coïncide avec son personnage social. En somme, les acteurs assimilent et reproduisent des codes culturels qui permettent à la fois l’échange social et la continuité de la société. Chaque individu hérite d’une histoire, d’une culture qui forgent en partie sa personnalité et déterminent une part de ses conduites.

ü La logique stratégique fait en sorte que l'acteur définit ses intérêts « dans une société qui est conçue comme un marché » (Dubet 1994 : 111). Dans cette logique, l’identité est une ressource. La société constitue non seulement un marché économique mais aussi l’ensemble des activités sociales. Dans cette optique, la concurrence domine les relations sociales. L’autre fait figure de rivale ou d’alliée potentielle dans la conquête du pouvoir. La métaphore du jeu domine avec des contraintes et des règles du jeu préexistant aux acteurs et s’imposant à eux (Dubet 1994 : 146).

ü Enfin, la logique de subjectivation permet à l'acteur de prendre du recul par rapport aux logiques normatives et stratégiques et par conséquent de prendre conscience du monde qui l'entoure. Dans ce registre, l’acteur se présente comme un sujet critique confronté à une société définie comme un système de production et de domination. La logique du sujet correspond à la représentation d’une créativité humaine qui se distingue de la tradition et de l’utilité. L’identité subjective prend la forme d’un engagement vers une référence culturelle construisant la représentation du sujet qui veut se percevoir comme l’auteur de sa propre vie et la juger.

Dans cette perspective, l’acteur conçoit les rapports sociaux en termes d’obstacles à la reconnaissance et à « l’expression de la subjectivation », mais aussi de menace pour son autonomie et sa créativité. (Dubet 1994 : 130). Autrement dit, la subjectivité reste socialement définie par une culture, et surtout par une tension dialectique construite entre cette culture et les rapports de domination. La prise de distance critique suppose une approbation antérieure. Les relations interpersonnelles et intersubjectives sont sur le devant de la scène tout autant que les rôles normatifs à jouer. Les individus construisent leurs expériences et se construisent comme des acteurs grâce à une distance à l’adhésion au monde tel qu’il est, à une maîtrise de soi, au développement des capacités d’auto-analyse, et à une forte réflexivité.

Subjectivation

En somme, cette troisième logique d’action interpelle la part du sujet dans l’individu. Elle questionne le rapport à soi. Celui-ci est une des constituantes de l’édification du sujet. Il procède de l’individuation, c’est-à-dire du fait de devenir un sujet distinct parmi d’autres.

En tant que sujet, l’individu éprouve, ressent, élabore sa grille de lecture singulière du monde. Même si la subjectivité est impermanente, l’illusion peut tenir lieu d’unité de soi (Martuccelli 2002 : 467-477). Le rapport à soi influence la façon de se définir et de prioriser ses logiques d’actions, elle les englobe et donne la forme d’une cohérence. L’individu peut par exemple se faire au choix cynique, réflexif, ou engagé.

D’après DUBET F. (1994) : 137

En synthèse, la sociologie de l’expérience proposée par Dubet considère l’individu comme auteur amené à unifier les logiques d’action dans lesquelles il s’insère pour se construire. En tant qu’auteur, il peut se révéler un créateur et imaginer de nouvelles façons d’être au monde ou au contraire se faire copieur et endosser des rôles stéréotypés prêts à porter. Il articule ainsi des dimensions et des facettes identitaires. En fonction de la façon dont il développe un savoir sur soi, il privilégie une des logiques d’actions et endosse ou affirme un style qui transforme son environnement. Tout au long de l'ouvrage « Sociologie de l'expérience » (Dubet : 1994), on trouve l'expression d'une série de tensions entre les concepts de subjectivité et d'objectivité, des concepts qui prennent les noms d'acteur et de système social, d'identité personnelle et d'identité intégratrice, de moi et de nous.

Le noyau dur du travail de Dubet est cependant lié à la reconnaissance d’expérience toujours subjective des sujets, laquelle étant configurée à l'intérieur d'un système pluriel de référence, et devient une source valide de connaissances. L'expérience dite personnelle, subjective, est liée à l'histoire des sujets. Néanmoins, les sujets ne sont pas enchaînés à une telle expérience

Système culturel

Système d’intégration Système d’interdépendance

Socialisation

Stratégie

subjective d'une façon irrémédiable. La capacité reconnue à l'acteur social à se distancier de l'expérience, grâce à la capacité réflexive qui naît de l'intégration des codes sociaux, lui permet de revisiter son expérience, de l'objectiver et de la transformer en connaissance.

L'individu est compris comme celui qui a intériorisé les valeurs et les codes essentiels de son groupe d'appartenance. Il s'agit du résultat d'un processus de socialisation auquel il a été soumis, plutôt que d'un acte conscient de sa part. L'individu n'existe pas hors d'un système social de référence, ce qui lui permet de s'approcher d'une identité socialement construite. Son identité est construite dans une dialectique entre sa propre expérience et le contexte social qui l'accueille. En ce sens, l'acteur-sujet n'est pas enfermé dans une auto référence individualiste soulignée par la sociologie classique.

L'expérience sociale définie par Dubet est construite par l'articulation des différentes actions d'intégration, de subjectivation et par les stratégies mobilisées par le sujet. Cette articulation des actions n'est pas toujours consciente, mais elle le devient en interrogeant les acteurs sur les raisons de leurs actions.

Être le sujet de son expérience, c’est dire comment les humains sont capables de transformer le monde en lui donnant une signification, notamment à travers l’écriture qui porte en soi un travail de transformation. Ils peuvent changer leur condition ou sa signification par leur action, plutôt qu’accepter l’adaptation au destin par apathie, par souci de conformité ou par aliénation aux déterminismes.

Un ensemble de savoirs culturels et sociaux peuvent incarner la singularité de l’acteur et lui donner le droit de participer à la transformation sociale en tant qu’homme critique. Le travail réflexif consiste à saisir les données des choses, des faits et des circonstances, à percevoir concrètement les phénomènes et à les problématiser, c’est-à-dire les mettre en relations logiques, en liens de causalité, en contradictions ou paradoxes, pour pouvoir intervenir. La subjectivité, en tant que conviction et représentation, est un premier organisateur de l’expérience. Il faut la consolider en introduisant une pratique de réflexivité pour faire une analyse distanciée et interpréter ces conduites.

3.2 L’atelier d’écriture pour se dire et se construire