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Chapitre 3 : Cadre méthodologique

1. Résultats Reconstitution des itinéraires individuels

1.1.2 Repères temporels du scénario identitaire d’Eve

Le graphique d’Eve (Figure 9) présente les courbes « enseignant » et « étudiant » établies à partir des curseurs d’autopositionnement. Les événements importants de son année de formation apparaissent sur la partie haute du graphique : les visites en stage, la soutenance de l’écrit professionnel, mais aussi les temps d’auto-confrontation. Les éléments placés en dessous du graphe correspondent aux motifs et buts de l’activité d’Eve, retenus par elle et par le chercheur comme étant signifiants dans le façonnage de son IP. Précisément, il s’agit du « sens de l’activité » de l’ensemble des éléments repérés au cours des entretiens d’auto- confrontation et analysés dans la première section (1.1) ci-dessus.

Le dessin des courbes rend compte de trois phases distinctes au cours de l’année : un entremêlement des courbes, situé essentiellement en début d’année mais qui se prolonge jusqu’en novembre, et qui renvoie à l’alternance entre des temps d’enseignement en classe, où Eve se sent davantage enseignante, et des cours en centre universitaire, où elle se sent en formation, retrouvant ses réflexes d’étudiante, mais qui renvoient aussi, par moments, à son inexpérience en classe. Puis, les courbes se séparent nettement (novembre à juin), les curseurs « enseignant » étant systématiquement supérieurs aux curseurs « étudiant ». Cette période est toutefois marquée par une inversion des courbes fin février et début mars, renvoyant notamment à des préoccupations de responsabilités empêchant l’étudiante Eve d’aller observer la titulaire de la classe dans laquelle elle est affectée en stage en responsabilité. Les motifs recensés dans la partie basse du graphe donnent à voir une préoccupation récurrente de la stagiaire à attendre que la titulaire prenne des initiatives pour s’inscrire dans la continuité de ce qui est proposé. Cette manière de faire, qui se retrouve tout au long de l’année, est caractéristique d’une stagiaire « devenant enseignante ». C’est notamment ce qui explique la forte proportion des mobiles « devenir enseignant » répartis sur l’ensemble de l’année, comparés aux autres mobiles. Ce n’est qu’à un seul moment que le mobile « être étudiant » est retenu, précisément lors de la visite de l’inspecteur. L’enjeu de cette visite l’amène en effet à ne pas innover ce jour-là et à ne présenter que ce qui lui a donné le plus satisfaction jusque là.

L’analyse chronologique du développement de l’activité d’Eve au cours de son année de formation renseigne le processus de façonnage de son IP, grâce à une analyse fine permise par les entretiens d’ACS.

En début d’année, Eve a pu observer la titulaire de la classe au cours de la journée de rentrée des élèves. Mais cette journée ne ressemblait pas à une journée ordinaire ; par exemple, le fonctionnement habituel de la classe, organisé sous forme d’ateliers, n’était pas encore établi. Eve doit ainsi improviser des manières de faire dans plusieurs domaines : le contrôle du bruit dans la classe, l’organisation des ateliers, la transmission des consignes, les relations avec l’ATSEM... autant de domaines dans lesquels elle aurait souhaité observer la titulaire. Sans aucune expérience avec des élèves de petite et moyenne section de maternelle (3-5 ans), elle multiplie les tentatives pour transmettre ses consignes de différentes manières. La stagiaire a appris qu’une consigne se doit d’être précise et concise. Lors du premier entretien d’ACS, le chercheur invite à réécouter les consignes, notamment celles transmises en éducation physique et sportive (EPS).

ACS du 29.09, UA 37

311 CH : Tu veux ré-écouter les consignes ?

312 PEFI : Euh ouaip, je veux bien, ouaip. (vidéo) Voilà. Ah bin c’est A., oui. Là, j’ai encore du mal à gérer euh, ceux qui partent en courant, ou qui sautent sur les tapis. En plus, ils sont nombreux, alors le temps que je donne le cerceau à chacun, faut que je trouve un autre truc… bon tu vois ça marche pas du tout, je dis « [je donne un cerceau] à ceux qui se taisent », mais ils en ont rien à foutre… j’ai trouvé un truc, maintenant, une comptine…

313 CH : Mais est-ce que tu le fais… tu vois, tu dis ils en ont rien à faire… mais est-ce que tu le fais, c’est à dire est-ce qu’effectivement tu donneras un cerceau à ceux qui se taisent?

314 PEFI : Bin pour l’instant je suis pas encore en train de distribuer des cerceaux, mais c’est vrai que je suis peut-être pas encore assez ferme là- dessus. Mais j’ai déjà essayé, de dire euh… bon, on commencera quand il y aura le silence, puisque… ah non, c’était pas la semaine dernière, c’était hier, à un moment donné j’ai dit bon, on va retourner dans la salle de classe prendre le goûter quand le silence sera là. Mais j’aurais dû me chronométrer, je pense que je suis restée au moins cinq minutes comme ça, je me suis dit bon ça ne marche pas non plus, je me suis dit qu’est-ce que je fais (…). Là, j’ai pas encore trouvé, le truc…

Les consignes réécoutées au cours de la première ACS permettent à Eve de constater qu’elle n’applique pas ses propres consignes (elle distribue les cerceaux à tous les élèves alors qu’elle avait annoncé n’en donner qu’aux élèves silencieux), ce qui l’amène à réfléchir à son niveau d’exigence et de rigueur. De plus, elle réalise que les signaux qu’elle utilise ne sont pas univoques. Par exemple, elle emploie le tambourin à plusieurs fins : retrouver le calme, et, en EPS, demander aux élèves de se déplacer au rythme du tambourin. Elle se rend compte de l’ambiguïté résultant de cette double fonction de l’instrument et considère qu’utiliser le tambourin est « une erreur fatale ». En entendant le tambourin, les élèves « se mettent à

courir et à hurler… Ils font l’inverse de ce qu’[elle] avai[t] prévu de leur faire faire ». Selon

elle, les élèves « avaient la consigne de la semaine dernière en tête et pas celle qu[’elle]

vien[t] de leur dire » (ACS du 29.09, UA 41). Toujours en EPS, la PEFI demande dans un

premier temps d’observer un élève puis, à peine dix secondes plus tard, de faire « autre chose » que lui. Elle constate qu’il s’agit d’« une consigne un peu contradictoire qui vient à

dix secondes d’intervalle » et qui ne permet pas aux élèves de comprendre les attentes, ce qui

oblige la PEFI à ré-expliquer ou à relancer l’activité.

Outre les difficultés d’Eve à passer ses consignes, le début d’année est également marqué par des difficultés à ajuster le niveau des situations aux élèves. Quatre jugements d’utilité à valence négative sont repérés lors du premier entretien d’ACS témoignant que les situations qu’elle propose en classe ne correspondent pas toujours aux possibilités des élèves :

ACS du 29.09, UA 10 : j’ai remarqué euh que j’ai du mal à savoir qu’est ce que savent faire les enfants.

ACS du 29.09, UA 10 : y’a un truc que j’avais fait qui était beaucoup trop difficile, le travail sur fiches, mais euh… mon… moi, je sais pas… j’ai jamais eu des petits, j’en ai eu en fin d’année mais là ce sont presque des moyens, et donc je sais pas ce qu’ils sont capables ou pas capables de faire. ACS du 29.09, UA 23 : ça devait être trop compliqué, n’importe quoi… une vache, une fleur, une brique de lait, on peut pas avoir un soleil, quelque chose… bon ils ont reconnu quand même que la vache, c’était caramel, la peluche. Je suis contente. Ouais, ça, c’était trop compliqué.

ACS du 29.09, UA 24 : je sais pas ce qui est difficile pour eux, (…) c’est difficile de se mettre à leur place, puisque ça remonte à quelques années, et euh… mais c’est vrai que pour nous il y a des choses tellement évidentes.

Ces difficultés sont en lien avec celle d’estimer le temps de réalisation des travaux par les élèves. En début d’année, afin de répondre aux besoins des élèves qui finissent avant les autres, Eve autorise les élèves travaillant plus rapidement à aller au coin lecture. Mais elle doit « revoi[r] ce mode de fonctionnement » en raison du grand nombre d’élèves qui se retrouvent au bout d’un moment dans cet espace (AC du 29.09, UA 25). Les rares transgressions qu’elle manifeste consistent à décaler sa programmation en « la repouss[ant] d’une semaine » si le travail prévu était trop long (ACS du 29.09, UA 28) ou à mettre à disposition des élèves, pendant l’accueil, du matériel que la titulaire utilise peu et davantage en atelier qu’en manipulation libre (ACS du 16.12, UA 19) .

Entre septembre et décembre, l’enseignante stagiaire fait évoluer ses opérations en prévoyant une activité spécifique à l’intention des élèves plus rapides ; elle a « toujours une issue de

secours si jamais y’a un truc qui va pas » (ACS du 16.12, UA 10), c'est-à-dire une activité

Ses difficultés perdurent, notamment parce qu’elle ne peut observer la titulaire dans sa classe. Aussi, lors du deuxième entretien d’ACS, Eve effectue les mêmes constats que lors du premier. Par exemple, elle « propose toujours encore des choses trop difficiles » (ACS du 16.12, UA 13). Plus que le déficit d’opérations au niveau des gestes, des actions observables pour réajuster le niveau des situations, ce sont les opérations relatives à l’appréciation de ce que les élèves sont en mesure de réaliser qui lui font concevoir des situations d’apprentissage inappropriées (sélectionner les indices pertinents, prendre des élèves-types comme repères de la complexité-simplicité d’une tâche, etc). Malgré les remarques du formateur référent qui l’aide à identifier sa difficulté à passer les consignes, notamment lorsqu’elle propose un nouvel apprentissage en EPS, un jugement d’utilité et un jugement de conformité à valences négatives portant sur les consignes et l’ajustement du travail aux élèves sont repérés.

Extrait de l’ACS du 16.12, UA 17

Je crois que c’était la pire séance de motricité depuis le début de l’année. Bon, je lançais un nouveau truc, c’était un truc sur le lancer, bon, les enfants ils étaient largement pas du tout assez en activité, (…) j’ai passé trop de temps à expliquer, et pas assez de temps à manipuler, et après, une fois qu’ils manipulaient, ils le faisaient pas comme j’avais prévu de le faire. Et là, il [le formateur référent en visite] m’a dit ma manière d’expliquer, et même ce que je demande, est beaucoup trop compliqué.

Ce n’est qu’à partir du mois de mars que les questions du chercheur, associées à l’ensemble des remarques effectuées par les visiteurs tout au long de l’année, et plus précisément à celles d’une formatrice en visite qui l’« a fait réfléchir sur le fait que le nombre de consignes, est-ce

que ça parasite pas l’activité, parce que souvent trop de choix tue le choix » (ACS du 03.03,

UA 20), renforcées par celles de la titulaire qui lui demande de « simplifier » (ACS du 03.03, UA 34), qu’Eve parvient à apporter plusieurs modifications dans ce sens. La PEFI est alors « contente parce que [s]on recentrage a porté ses fruits » (ACS du 03.03, UA 34). Toutefois, les motifs « être enseignant » ne sont pas encore ancrés et ne prennent que très progressivement le pas sur les motifs « devenir enseignant ». La PEFI continue à construire sa propre expérience, particulièrement en cherchant à observer comment les titulaires agissent avec leurs élèves. Elle se rend même compte qu’il lui faut multiplier les collègues qu’elle sollicite afin de ne pas « accaparer la titulaire » (ACS du 03.03, UA 35). Elle hésite toujours autant à s’affranchir des façons de faire des collègues et à innover. Les jugements qu’elle porte sur son travail confirment cette analyse. En effet, si Eve considère pourvoir gérer la

classe de façon à ce que ce ne soit pas « le boxon absolu » (ACS du 03.03, UA 28), elle reconnaît qu’il reste des choses à régler et qu’elle fait « des trucs vraiment basiques », notamment en littérature de jeunesse. Elle considère en outre que sa préparation d’un nouveau stage en responsabilité de trois semaines « c’est exactement la même chose qu’au mois de

septembre, quand [elle] devai[t] préparer la toute première rentrée avec la classe de stage filé » (ACS du 03.03, UA 22).

L’analyse des difficultés récurrentes de la PEFI rend compte de ce qu’est selon elle l’activité d’un enseignant. Etre enseignant passe par la connaissance précise du niveau des élèves, pour formuler et passer correctement ses consignes et ainsi être capable d’anticiper, de prévoir le temps des situations et de gérer le temps. Or les jugements d’utilité à valence négative qu’elle formule témoignent de l’écart qui existe entre son activité actuelle et l’activité reconnue et en même temps, selon toute vraisemblance, de l’évolution du façonnage de son IP.

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