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Quand la clinique de l’activité s’intéresse au travail

Chapitre 2. Cadre théorique

3. Quand la clinique de l’activité s’intéresse au travail

La clinique de l’activité cherche à concilier l’héritage de l’ergonomie francophone (Daniellou, 1996 ; Wisner, 1995). L’application de l’ergonomie aux métiers de l’enseignement est relativement récente (Amigues, 2003 ; Goigoux, 2002 ; Saujat, 2002 ; Yvon & Clot, 2003). L’essence de ce courant de l’ergonomie, à savoir la transformation des milieux de travail (Yvon & Garon, 2006), est ce qui explique la filiation de la clinique de l’activité à l’ergonomie. L’approche francophone de l’ergonomie est centrée sur l’activité des individus et non l’évolution des objets techniques (Laville, 2004). La démarche est ainsi une démarche qualitative (utilisant les mêmes outils que la clinique de l’activité : autoconfrontations simples et croisées par exemple), dans le but de comprendre comment développer le pouvoir d’agir réel des travailleurs sur leur milieu et sur eux-mêmes. Cette préoccupation est commune à la clinique de l’activité et à l’ergonomie.

Les travaux de Hubault (1996) mettent en évidence l’écart entre le travail réel et la prescription. En reprenant le schéma de l’ergonomie francophone, ils pointent la permanence de conflit entre une logique technico-organisationnelle et une logique du vivant. Hubault, qui s’inspire du milieu industriel pour concevoir son modèle, montre que le sujet redéfinit la tâche pour évaluer les avantages et le coût de « ce qu’on lui demande de faire » (la prescription, la logique de production) et de « ce que ça lui demande » (en terme de fatigue, de stress, et par conséquent en lien avec sa santé). Il effectue alors des arbitrages, des « compromis opératoires » pour résoudre ce conflit de logiques. Ce modèle permet de donner un double sens à la notion d’efficacité chez les travailleurs : une efficacité objective (les effets de l’enseignement auprès des élèves), et une efficacité subjective (les effets de l’enseignement sur l’enseignant) (Felix & Saujat, 2008 ; Saujat, 2007 ; Zimmermann & Flavier, 2010). Le modèle de Hubault est toutefois contestsé. Tout d’abord en raison de la faible importance accordée à l’activité empêchée, contrariée, alors que l’activité empêchée continue d’opérer dans l’activité du travailleur, même à son insu, et pèse dans les choix qu’il doit effectuer. Ensuite, il ne prend qu’indirectement en compte le « collectif », qui constitue pourtant une ressource pour l’acteur, située entre l’organisation et lui-même. Enfin, Saujat souligne que ce modèle ne voit la pratique enseignante que comme « une variable d’ajustement entre l’entrée

(les prescriptions), et la sortie (les performances des élèves) » (Saujat, 2010, p. 52). Il est

ainsi reproché au modèle de Hubault de négliger la complexité du travail réel, les difficultés rencontrées par les travailleurs et les négociations qu’ils sont constamment obligés de mener. Or précisément, l’activité enseignante est particulièrement complexe et source de dilemmes (Méard & Bruno, 2009).

La distinction opérée entre le travail prescrit et le travail réel peut aujourd’hui être discutée au regard du genre, « intercalaire social » (Clot & Faïta, 2000, p. 11) au carrefour des quatre dimensions du métier. Ce qui se fait, et que l’on peut considérer comme l’activité réalisée, n’est que l’actualisation d’une des activités réalisables dans la situation où elle voit le jour. Dans cette situation, le développement de l’activité qui a vaincu (Vygotski, 1925/1994) est gouverné par les conflits entre celles, concurrentes, qui auraient pu réaliser la même tâche à d’autres coûts. Le réel de l’activité comprend l’ensemble des conditions effectivement prises en compte, parfois à l’insu du sujet, pour la réalisation de l’action ; le système n’est donc pas un système stable et cohérent, il existe une dimension dynamique et dialectique de l’activité. Le réel de l’activité est aussi ce qui ne se fait pas, ce que l’on cherche à faire sans y parvenir, ce que l’on aurait voulu ou pu faire, ce qu’on pense pouvoir faire ailleurs (Clot, 2001a). Les activités suspendues, contrariées ou empêchées, voire les contre-activités, doivent donc aussi être admises dans l’analyse. Par exemple, les acteurs impliqués dans des situations d’intervention sont parfois contraints d’agir dans l’urgence face à l’imprévu des situations. Pourquoi agissent-ils d’une façon et pas d’une autre ? Leur activité « empêchée », « contrariée », « différée » (Clot, 1999 ; 2008c) pèse fortement sur eux et peut être à l’origine de difficultés au travail.

Situer le travail réel de l’enseignant dans le prolongement de la prescription constitue ainsi une vision simpliste d’un continuum linéaire de prescriptions énoncées en formation suivies de leur application en classe (Méard & Bruno, 2009). Or le travail enseignant est profondément discrétionnaire (Maggi, 2003). Contrairement aux situations « tayloriennes », dont la prescription porte sur le but et sur les modes opératoires, les situations « discrétionnaires » sont caractérisées par une prescription qui porte sur le but mais dont les modes opératoires, les moyens d’atteindre les buts sont à la « discrétion » de l’acteur. Dans le cas de l’enseignant, le pouvoir d’initiative dont il dispose, dénommé ordinairement sa « liberté pédagogique », témoigne du caractère discrétionnaire de son travail. L’hypothèse qui émerge ici est celle selon laquelle les difficultés professionnelles des enseignants débutants et chevronnés sont liées en grande partie à cette paradoxale « obligation d’initiative » qui les contraint à concevoir et mettre en œuvre des opérations originales tout en tenant compte de l’imprévisibilité des conditions de travail et des règles du genre (Méard & Bruno, op.cité). L’acquisition du métier se passerait entre la prescription, dont les enseignants tiennent compte mais qui n’est jamais strictement suivie, et les situations en classe, qui nécessitent l’adaptation des enseignants aux contextes de l’enseignement et de la formation. Elle ne se fait donc pas uniquement par auto-adaptation dans les situations d’exercice du métier en classe. Suivant en

cela les travaux d’Annie Malo (2005) inscrits dans une perspective constructiviste, l’approche peut être qualifiée de « déficitaire », en ce sens que les enseignants débutants cherchent à réduire un écart, un « déficit », en comparant leur travail à un modèle d’enseignement qu’ils connaissent ou aux enseignants chevronnés qu’ils ont observés. Pour tenter de résoudre les problèmes professionnels auxquels ils sont confrontés, ils déploient une activité adaptative à la fois en classe, en dehors de la classe, face à des membres du collectif présent (les formateurs, les collègues, la tutelle) ou passé (les anciens enseignants).

Dans le domaine de l’enseignement, les enseignants, et plus encore les enseignants débutants, ne parviennent pas toujours à maîtriser leur classe et à avoir prise sur leur milieu, en raison des nombreuses contraintes et incertitudes qui pèsent sur la situation de travail, et en raison de leur manque d’expérience. La dimension subjective du travail se révèle en particulier à l’occasion de l’entrée dans le métier. En effet, les enseignants débutants, souvent placés en début de carrière dans les contextes difficiles sont doublement en difficulté en raison d’une part de leur école ou classe d’affectation et d’autre part de l’absence de solutions opératoires provenant des collègues (Moussay, 2009 ; Méard & Bruno, 2009 ; Ria, 2006 ; Saujat, 2004a). En situation de stage, ces enseignants sont fréquemment tiraillés entre les prescriptions institutionnelles, les réalités de la classe et leurs préoccupations personnelles. Pour construire leur identité en tant que professeurs des écoles, ils doivent intégrer dans leur activité à la fois les prescriptions et les contraintes du social, celles des collectifs professionnels et celles de la réalité du travail. Daniellou définit les prescriptions comme des « injonctions de faire émises

par une autorité » (Daniellou, 2002, p. 10). Goigoux considère l’IUFM comme étant un

« prescripteur officieux » ou prescripteur secondaire qui implique parfois de reformuler, de rendre opérationnels, voire d’interpréter les textes officiels (Goigoux, 2002).

Les conseils des collègues, du directeur de l’école, voire des ATSEM, les remarques des élèves, des parents d’élèves, etc… sont considérés comme des contraintes ou des ressources en ce sens qu’elles n’émanent pas d’une autorité. Ces contraintes et ces ressources sont des exigences du travail « qui s’imposent à l’individu » et conditionnent son activité. Selon Beguin (2007) les « contraintes contextuelles » proviennent de l’activité de travail et ont un coût pour la personne.Pour faire face aux prescriptions, aux contraintes et aux ressources, les débutants effectuent des compromis (Saujat, 2004a), en renormalisant les prescriptions. Autrement dit, ils effectuent de « multiples ajustements humains [qui] s’efforcent de rendre

vivable l’invivable normalisation des temps et des mouvements » (Schwartz, 2000, p. 612).

C’est en ce sens que, paradoxalement, l’existence d’un écart à la norme professionnelle (Le Blanc, 2004) contribue au développement de l’IP.

Le processus de façonnage de l’IP ne peut être compris qu’en analysant les manières dont les sujets se confrontent à la prescription et prennent en compte les contraintes liées au travail. Rapportée au travail enseignant, la prescription (particulièrement les programmes et les formations universitaires) constitue la ressource première des enseignants débutants, souvent en déficit d’opération et qui ne peuvent être efficients uniquement par auto-adaptation aux situations qu’ils rencontrent en classe. L’approche « déficitaire » (Malo, 2005) signifie qu’ils cherchent à combler un écart lorsqu’ils confrontent leur pratique aux modèles d’enseignement. Leurs difficultés sont accrues en raison du caractère « discrétionnaire » des situations qu’ils rencontrent ; les enseignants débutants ont le choix des moyens pour atteindre les objectifs. Aussi, confrontés au réel, ils opèrent des compromis (Saujat, 2004a). Ils tentent ainsi de répondre aux exigences institutionnelles tout en prenant en compte les contraintes et l’imprévisibilité des conditions de travail (notamment liées aux élèves). Pour ce faire, ils sont parfois contraints de renormaliser la prescription.

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