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La reconnaissance au cœur de la psychodynamique du travail

Chapitre 2. Cadre théorique

4. La reconnaissance au cœur de la psychodynamique du travail

La psychodynamique du travail, née en 1992, est une évolution de la psychopathologie du travail qui visait à analyser la « souffrance psychique résultant de la confrontation des

hommes à l’organisation du travail » (Dejours, 1993, p. 207). Cette approche fait suite aux

travaux de Le Guillant, qui, dès les années 1960, avance l’idée selon laquelle l’activité réalisée du sujet dans les modes opératoires observables ne rend pas compte du réel de l’activité. Précisément, Le Guillant considère la fonction psychique du social comme le « moteur » de la vie psychique. Pour lui, le travail est l’un des lieux privilégiés de l’expression de la subjectivité humaine et de ses manifestations. Dès lors, l’objet de ses travaux est le passage des conditions réelles de travail à la souffrance morale, en lien avec les conflits et les doutes éprouvés par les travailleurs. Trente ans après ces travaux, Clot reprend à son compte les mêmes questions que celles posées par Le Guillant sur les symptômes des travailleurs, notamment ceux des roulants à la SNCF.

Le passage de la psychopathologie à la psychodynamique du travail offre, selon Dejours, des perspectives d’étude plus larges qui ne concernent plus seulement la souffrance mais aussi le plaisir au travail, ainsi que la possibilité de comprendre les situations de travail dans le détail de leur dynamique interne (Alderson, 2004). Or souffrance et plaisir impactent l’identité. La psychodynamique du travail étudie les stratégies qui permettent aux travailleurs de rester en bonne santé, de conserver un équilibre entre les contraintes liées au travail et leurs propres désirs (désir de construction identitaire, d’accomplissement). Ou de rester « normaux »

(Canguilhem, 1966). L’analyse de l’activité de travail proposée est dynamique et compréhensive. Dejours la définit comme « l’analyse psychodynamique des processus intra et

inter subjectifs mobilisés par la situation de travail » (Dejours, 1993, p. 207). Autrement dit,

cette analyse cherche sur le terrain les rapports complexes qui s’établissent entre les personnes et les situations réelles de travail. Rapporté au métier d’enseignant, il s’agit de comprendre comment font les enseignants pour faire face aux situations complexes et à l’imprévisibilité des conditions de travail (Guiho-Bailly, 1998). Par exemple, comment font-ils pour faire face alors qu’ils doivent répondre à la prescription des programmes mais enseignent à des élèves qui ont besoin de temps pour apprendre ? Ou comment parviennent-ils à s’en sortir alors qu’ils doivent contrôler la classe mais sont en déficit d’opérations pour le faire ? Ou encore comment font-ils face à des états émotionnels d’inconfort lorsqu’ils sont en conflit avec un collègue ou un parent ?

Dans le prolongement de l’ergonomie (Dessors, 2009), l’approche en psychodynamique du travail considère le travail comme « une activité coordonnée déployée par celles et ceux qui

travaillent pour faire face à ce qui n’est pas prévu par l’organisation du travail » (Gernet &

Dejours, 2009, p. 28). En ce sens, travailler signifie être confronté à des prescriptions, des procédures, du matériel ou des outils à manipuler, à d’autres personnes… La dimension collective du travail (le sujet travaille avec une hiérarchie, avec des collègues pour atteindre l’objectif), est aussi mise en avant à travers cette approche.

Dans ce champ théorique, le concept de « reconnaissance » est considéré comme un « concept crucial » (Guiho-Bailly, op.cité), notamment dans la construction de l’identité d’un individu. L’accomplissement de soi, indispensable au plaisir et à la construction de l’identité, dépasse ainsi le simple cadre de l’adaptation du travailleur aux contraintes du travail. La mobilisation de ce dernier est liée à une attente et un espoir d’une forme de rétribution, aussi morale, symbolique, qui témoigne de la reconnaissance (Dejours, op.cité). De plus, la santé mentale au travail est étroitement liée à la reconnaissance par autrui des efforts fournis par le travailleur. En l’absence de reconnaissance, le doute quant au rapport entretenu avec le réel par l’intermédiaire du travail peut apparaître. En effet, le manque de reconnaissance peut être à l’origine d’une forte démotivation et de doutes identitaires. C’est ainsi que pour la psychodynamique du travail, « l’identité est l’armature de la santé mentale » (Gernet & Dejours, op.cité, p. 32).

La reconnaissance est une modalité particulière de jugement portant sur le travail qui passe par la formulation de deux types de jugement témoignant de la valeur accordée par autrui à la contribution du sujet à l’organisation du travail : le jugement d’utilité (technique, sociale ou

économique) prononcé par la hiérarchie et les subordonnés sur le travail accompli par les opérateurs est donné comme le complément indispensable du jugement exprimé par les pairs. La « rétribution symbolique », les « gratifications » associées venues de la hiérarchie rendent « utile » celui qui travaille et c’est le jugement des pairs qui octroie l’appartenance au métier (Clot, op.cité). Appartenir à un métier devient ici appartenir à une communauté ou à un collectif (Dejours, op.cité). Le jugement de beauté porte sur la qualité du travail (« le beau boulot », faire une « belle classe »), qui témoigne à la fois de la conformité avec les règles de l’art comme de son originalité par rapport aux réalisations canoniques du corps de métier. Le travail accompli respecte les règles. Les solutions trouvées sont simples, dépouillées. Deux niveaux du jugement de beauté sont distingués : la conformité, qui amène à appartenir à un métier, à un collectif de travail, et qui renvoie au genre ; l’originalité est le style, le plus… qui permet l’accès à l’identité, entendue comme ce par quoi je ne suis à nul autre pareil.

Dans le travail, la reconnaissance porte avant tout sur le faire, le travail laborieux, plus que sur l’être (Dejours, 2000 ; Gernet & Dejours, op.cité). Clot (2008c, pp. 266-267) entend également la reconnaissance de deux manières : d’une part dans le travail accompli (que l’on peut rapprocher du jugement d’utilité tel que défini par Dejours), d’autre part dans « ce qu’on fait de soi dans sa propre activité ». La problématique de la santé, entendue comme la possibilité pour le sujet d’agir, d’être actif, d’instaurer des liens entre les résultats et son propre travail, est ici mise en avant et peut être reliée au façonnage de l’IP.

Ces données permettent de préciser l’articulation entre activité professionnelle et identité professionnelle. La validation du travail par la reconnaissance accordée par les autres et par soi contribue de façon majeure à la construction du sens du travail. La reconnaissance n’est jamais définitivement stabilisée ni accomplie, mais chacun a constamment besoin de la confirmation de la qualité de son travail par le regard de l’autre. L’engagement dans le travail représente ainsi un médiateur irremplaçable pour poursuivre le façonnage identitaire. Grâce à la reconnaissance, travailler n’est pas seulement produire des biens ou des services, c’est également « se transformer soi-même » (Gernet & Dejours, 2009, p. 32). Ainsi, rapporté à l’enseignant, l’IP ne se réduit pas à son activité, mais constitue une activité reconnue, reconnue à la fois par l’enseignant (débutant) lui-même, par les membres du collectif (au sein duquel l’inspecteur tient le rôle principal), et par les membres qui n’appartiennent pas au collectif (les élèves, les parents d’élèves, les ATSEM, le maître-nageur, mais aussi les parents et les amis des enseignants débutants…).

Pour finir, notons que les recherches en psychodynamique portent aussi depuis une dizaine d’années sur l’investigation de certains aspects du travail en dehors du lieu de travail. Cette

référence à la vie extra-professionnelle pour étudier le travail est nécessaire pour comprendre ce que vivent les acteurs au travail. Ces données soulignent l’importance de construire un cadre méthodologique qui permette d’appréhender non seulement l’activité au travail, mais aussi en dehors du lieu de travail, et qui participe également au façonnage de l’IP.

5. Définition de l’IP

Le cadre théorique retenu s’organise ainsi autour de la clinique de l’activité. Les travaux de Clot (op.cité), s’inscrivant en filiation et dépassant les travaux de la psychologie historico- culturelle russe, nous ont amené à définir l’activité comme s’inscrivant dans la théorie historico-culturelle (Vygotski, 1934/1985 ; 2003 ; Leontiev, 1975 ; 1976 ; Engeström, 1999a ; 2009b ; 2008). Les travaux menés par Roth (2007), Daniels (2007), et Van Huizen & al. (2005), sur l’inscription de l’identité dans la CHAT, nous ont confortés dans le choix de cette approche théorique pour comprendre comment s’effectue le façonnage de l’IP.

Parce que l’activité ne se réduit pas à l’action, étudier cliniquement l’activité implique selon nous de s’intéresser à ce que fait le sujet, mais aussi à ce qu’il ne fait pas et qu’il est empêché de faire (Clot, 1999).

Pour comprendre plus en profondeur cette activité, nous avons tenté de préciser comment font les travailleurs (les enseignants dans notre étude) afin de suivre (ou non) la prescription tout en étant confrontés au réel.

En définissant le processus de renormalisation des prescriptions comme des « ajustements humains » (Schwartz, 2000), nous avons emprunté les travaux de l’approche ergonomique francophone, en filiation avec la clinique de l’activité.

Nous nous sommes enfin appuyé sur les travaux en psychodynamique du travail (Dejours, 1985) pour comprendre le mécanisme de la reconnaissance par soi et par autrui du travail laborieux. Ce mécanisme, qui s’organise en deux types de jugements (les jugements d’utilité et les jugements de beauté), est apparu essentiel dans le processus de façonnage de l’IP.

Ce cadre théorique a conduit à la définition de l’IP qui sera retenue dans cette thèse. Selon l’approche retenue,

L’IP est le processus de renormalisation des prescriptions

- qui conduit à une activité reconnue par l’enseignant débutant, par le groupe professionnel d’appartenance et par les membres qui n’appartiennent pas au groupe professionnel d’appartenance,

- dont le sens est rendu possible par des motifs stabilisés et partagés par le collectif, et

- dont l’efficience est rendue possible par la construction d’opérations qui prennent en compte les contraintes et l’imprévisibilité des conditions de travail (Zimmermann, Flavier & Méard, 2012).

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