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La multiplicité des ressources dans l’apprentissage du métier d’enseignant

Chapitre 3 : Cadre méthodologique

1. Résultats Reconstitution des itinéraires individuels

1.2.1 Cinq points saillants qui participent au façonnage de l’IP de Tom

1.2.1.3 La multiplicité des ressources dans l’apprentissage du métier d’enseignant

Pour apprendre son métier et devenir enseignant, le stagiaire s’entoure de nombreuses personnes, notamment l’ATSEM, la titulaire de la classe, le directeur, les collègues, le maître- nageur sauveteur (MNS) et l’un de ses anciens enseignants à travers les opérations qu’il se remémore.

Tom éprouve des difficultés à s’occuper de l’ensemble des élèves. Il estime qu’il « ne peu[t]

pas être partout » (ACS du 20.10, UA 46) et cela reste pour lui « toujours un problème de duplicité, on peut pas se multiplier » (ACS du 20.10, UA 47). Il ne « sai[t] pas toujours ce que sont capables de faire les enfants », ni apprécier si le travail qu’il a donné est « trop dur, trop facile » (ACS du 20.10, UA 44). Or l’ATSEM « connaît bien les enfants », « a de la bouteille dans ce métier » (ACS du 20.10, UA 21) et peut le renseigner sur ce qui a été fait en

son absence, en complément du mot laissé chaque semaine par la titulaire. Considérant que « tous les conseils sont bons à prendre » (ACS du 20.10, UA 21), il la sollicite régulièrement. Tom prend en compte l’avis de l’ATSEM par exemple pour ajuster le niveau des situations aux élèves. Il est inexpérimenté et ne cache pas aux ATSEM qu’il est « encore en train

d’apprendre et qu’il faut bien qu[‘il] essaie des choses si [il] veu[t] [s]e faire [s]a propre idée » (ACS du 20.10, UA 45). Mais il souhaite tout de même rester l’enseignant de la classe

et prend la décision finale « parce que c’est [s]on boulot et pas [celui de l’ATSEM] » (ACS du 20.10, UA 44) et parce qu’ « il en va de la crédibilité du maître, de faire ce qu’il avait

prévu de faire » (ACS du 20.10, UA 45).

Typiquement, ces contradictions sont caractéristiques de l’ambiguïté du rôle accordé à l’ATSEM. Tom a besoin d’elle pour savoir si le travail qu’il envisage correspond au niveau des élèves. Mais le PEFI ne peut guère aller lui demander, parce qu’il veut se faire reconnaître comme enseignant. Parallèlement, il est animé par la préoccupation de travailler en bonne entente avec elle. Si l’ATSEM est considérée comme une personne ressource, l’aide qu’elle lui apporte vient parfois en contradiction avec les prescriptions entendues à l’IUFM. L’exemple de Tom, confronté au problème de deux élèves qui échangent en turc, leur langue maternelle, en classe, illustre typiquement cette difficulté.

Extrait de l’ACS du 15.12, UA 28

150 PEFI : là, là, toutes les deux, oui, ça je sais qu’elles discutent en turc, j’ai même pas besoin de, je peux en être certain, ça c’est, c’est difficile,

parce que ils parlent, donc en soi c’est quand même important, mais ils parlent la langue maternelle, donc nous, on nous dit il faut les laisser parler turc parce que mieux ils parleront turc, mieux ils parleront français, mais en même temps quand tu fais une explication et qu’ils discutent en turc c’est pas non plus acceptable, et même si ils discutent en français ou en, peu importe, mais…

151 CH : qui c’est qui dit qu’il faut les laisser parler… (…)

154 PEFI : ça c’est en cours qu’on a, qu’on a demandé, dès le début de, de l’année, je crois c’est plusieurs professeurs qui nous ont conseillé de laisser parler les enfants dans leur langue maternelle, ce que, c‘est c’est une question qui revient chez beaucoup de, de deuxième année, hein. Et c’est vrai que c’est, moi, je vois pour les, pour les ATSEM, parfois, c’est difficile à accepter, quand je leur dis ça. Parce que elles, elles disent aux enfants, mais vous parlez français. Et alors moi, je viens, tout frais sorti de l’IUFM, je leur dis mais, oui mais il faut les laisser parler turc parce que… ah bin ouai mais oh la…, et puis alors il y a le discours un peu de celles qui ont de la bouteille qui revient, et des fois c’est, là-dessus elles sont pas d’accord avec moi. (…).

158 PEFI : moi je pars du principe je débute. Donc je sais pas tout, et que ce qu’on m’a dit, a priori c’est vrai, mais en même temps je reste aussi méfiant, par rapport à ce qu’on me dit. Et finalement, je termine la discussion en disant bin moi c’est ce qu’on m’a dit à l’IUFM, a priori ça me semble pas faux, mais voilà, après, chacun ses idées. Je termine sur, sur une petite (rires), voilà.

159 CH : t’essayes d’avoir un discours pas trop tranché, on va dire, ou t’essayes de pas trop t’opposer à elles?

160 PEFI : non, j’essaye quand même d’éviter, et puis bon, entre collègues, je verrais pas l’intérêt non plus, si on travaille ensemble, autant qu’il y ait une bonne ambiance.

Au cours de cet épisode, Tom relate une situation où plusieurs orientations de l’action s’offrent à lui, caractéristique d’un conflit intrapsychique, pour résoudre le problème de deux élèves qui discutent pendant une explication : laisser les élèves s’exprimer en turc, leur langue maternelle, intervenir pour qu’ils écoutent, tolérer qu’ils parlent en français... Il se réfère à ce

qu’il a appris à l’IUFM : en principe, il faudrait interdire les échanges (« quand tu fais une

explication et qu’ils discutent en turc c’est pas non plus acceptable »), mais on peut les

tolérer dans certains cas (« ils parlent, donc en soi c’est quand même important »). Selon Tom, les deux élèves font un double écart au règlement : d’une part, elles discutent alors qu’elles devraient écouter l’enseignant, d’autre part, elles discutent en turc alors qu’elles devraient parler en français à l’école. Tout se passe comme si ce double écart justifiait la tolérance du stagiaire, qui serait probablement intervenu si les élèves avaient discuté en français, mais décide de les laisser parler puisqu’elles parlent turc. Ses hésitations sont renforcées par la présence de l’ATSEM, plus expérimentée (« qui [a] de la bouteille ») que lui (« tout frais sorti de l’IUFM »), et dont l’avis diffère du sien à propos des opérations à mettre en œuvre. L’ATSEM pense que les élèves doivent s’exprimer en français. Les données montrent qu’il a du mal à trancher entre de multiples prescripteurs (les programmes, l’IUFM, mais aussi paradoxalement l’ATSEM, qui n’a pas autorité sur lui). Pour dépasser ses hésitations, il procède à des ajustements en laissant les élèves s’exprimer en turc quand ils discutent entre eux et en intervenant auprès de l’ATSEM pour lui signifier d’en faire de même. Mais il évite d’avoir un discours trop tranché et laisse « les autres penser ce qu’ils ont

envie de penser ». L’entente et l’ « ambiance de classe » avec l’ATSEM prennent ici le pas

sur le suivi des prescriptions.

Tom a la chance d’avoir une titulaire disponible. Il n’est pourtant pas dans ses missions d’aider le PEFI. Mais la titulaire accepte d’échanger avec lui. Ainsi, il discute régulièrement avec elle afin de connaître ses manières de faire et de s’inscrire dans la continuité de ce qu’elle propose. Il s’appuie sur elle en sachant qu’elle avait déjà une partie de la classe l’année d’avant en petite section, et qu’elle connaît bien les élèves. Elle sait par exemple que « les ateliers ne pouvaient pas être très longs » (ACS du 20.10, UA 4) ou informe le stagiaire des « règles qu’il faudrait qu’on mette en place » (ACS du 20.10, UA 18). Tom en profite également pour discuter de cas d’élèves en particulier, ou des formes de travail à privilégier, par exemple en éducation physique et sportive. Tout en affirmant le motif de ne pas perturber la bonne organisation de la classe, le PEFI observe les manières de faire de la titulaire et les reprend dans son enseignement.

Tom est également amené à observer le directeur intervenir auprès de parents d’élèves. Au cours de son stage filé, un parent oublie de chercher son enfant en fin de matinée. L’enseignant stagiaire en réfère au directeur, qui lui demande d’appeler les parents. Le directeur s’adresse alors au PEFI : « tu peux pas rester seul avec lui, t’es stagiaire » (ACS du

15.12, UA 54). Puis au moment où le papa arrive, le directeur lui demande de le laisser parler. Le stagiaire met à profit ce moment pour observer le directeur face au parent.

Extrait de l’ACS du 15.12, UA 54

J’en retiens quand même un gros agacement quand les parents sont pas là, et puis dès qu’ils sont là, et bin voilà, hein hein hein hein hein, au revoir, et puis de nouveau grrr. (rires) (…) En même temps c’est normal, tu peux pas non plus piquer une colère, il faut rester poli et diplomate, hein.

Au cours de cet incident, Tom est relégué au second rang par la remarque du directeur, qui toutefois ne le « choque [pas] du tout ». Selon lui, le directeur « voit beaucoup plus les

parents que [lui] » et « a l’habitude de gérer ce genre de petit problème » (ACS du 15.12, UA

54). Il ne s’en sent donc pas moins enseignant, considérant que, face à une situation inédite pour lui, « c’est l’occasion de voir comment nous aussi on peut gérer ces problèmes là, quels

mots utiliser, c’est aussi bien de voir, parce que j’avais jamais pu voir, encore » (ACS du

15.12, UA 54). En ce sens, il s’enrichit de nouvelles opérations qu’il pourra à son tour mettre en œuvre. Il en retient l’obligation d’ « arrondir les angles » devant les parents, même si l’agacement est grand lorsque les parents sont en retard. Ces opérations ayant été reconnues par le directeur (qui les met en place) et par le PEFI (qui les reprend), contribuent au façonnage de son IP.

Les collègues constituent également une ressource pour Tom, par exemple lorsqu’ils lui proposent d’envoyer un élève dans leur classe pour l’aider à maîtriser sa classe.

Extrait de l’ACS du 12.05, UA 10

Le fait de sortir l’enfant de la classe, ça, d’autres collègues me l’ont proposé déjà, ils m’ont dit tu hésites pas, tu, si vraiment ça va plus tu nous les envoie et tout, mais… je sais pas, j’hésite un peu (…). Ça veut dire qu’on a besoin d’autres collègues pour tenir sa classe quelque part (…). C’est peut-être transférer l’autorité à quelqu’un d’autre, et donc c’est un aveu d’incompétence peut-être, pour les enfants.

Tom entend leurs conseils mais s’en affranchit, au moins partiellement, considérant qu’avoir besoin d’autrui pour tenir sa classe est comme « transférer l’autorité à quelqu’un d’autre » et qu’il s’agirait d’un « aveu d’incompétence ». En ne suivant pas les conseils des collègues, il témoigne de son souci à contrôler seul sa classe, d’expérimenter ses propres manières de faire

et de trouver son style. Tom se tourne également vers des personnes qui ne sont pas du métier et n’ont pas de connaissances particulières de la classe. En natation, il se demande si, en tant que débutant, « on peut vraiment voir à quel stade en est l’enfant » (ACS du 26.03, UA 17) et s’adresse au maître-nageur-sauveteur (MNS) qui a cette connaissance approfondie de l’activité que lui-même n’a pas.

Extrait de l’ACS du 26.03, UA 16

On m’avait dit oh tu sais, la première séance, le maître-nageur il va faire les groupes et puis tu verras ça va presque être l’heure, donc tu prévois quelques jeux, c’est ce que j’avais fait, et voilà.

Il laisse ainsi au maître-nageur la première séance de natation parce qu’il « a plus l’habitude

que [lui] » (ACS du 26.03, UA 17). Précisément, le maître-nageur explique les consignes aux

élèves. Mais l’organisation qu’il met en œuvre étonne le stagiaire. Celui-ci constate que les élèves évoluent en file indienne et n’ont pas un temps de pratique important dans le bassin. Pour autant, pouvoir observer la première séance « rassure » Tom, parce que le MNS « c’est

quand même lui le, le pro, hein » (ACS du 26.03, UA 15). Cet échange témoigne de la

confusion de rôles opérée par le PEFI. Même sans expérience, Tom se rend compte des écarts entre les manières de faire du MNS et ce qu’il a appris (par exemple permettre aux élèves d’avoir un temps de pratique optimal). Aussi, alors qu’il confie la séance au MNS, spécialiste de la natation, il apprend son métier par contraste, c'est-à-dire en observant ce qu’il ne souhaite pas mettre en œuvre lors de la séance suivante. Cette situation rend compte d’une manière originale de façonnage de l’IP. Le PEFI est tout d’abord rassuré de ne pas avoir à prendre en charge la première séance de natation. Il apprend alors son métier en observant des écarts avec ce qu’il a appris à faire.

Enfin, Tom se réfère aux manières de faire de ses anciens enseignants, lorsque lui-même était à l’école. C’est notamment le cas lors d’une séance de « sciences de la vie et de la terre ».

Extrait de l’ACS du 12.05, UA 24

230 PEFI : (…) je vois le cahier d’A., avec le schéma corporel qu’on avait fait sur les articulations, et avec dessiné dessus un énorme sexe sous le dessin du personnage, et sa voisine le voit, et donc voilà ehh machin donc c’est parti, et donc là je lui ai arraché carrément la page, quoi. Froidement. Histoire de… rrrp, de marquer le coup, et j’ai dit bin tu me referas le schéma à la récréation vendredi, là donc, après demain. Voilà. Et donc au même

moment je vois H. qui rigole, je dis ah tu rigoles, toi, alors je m’approche, et je vois qu’il avait fait quelque chose dans le même style, alors je dis ah, bin vous serez deux. Rrrp, et j’arrache la deuxième page aussi (rires).

231 CH : t’as l’impression que ça a marqué, ça ?

232 PEFI : je sais pas. Parce que H.… ça a peut-être marqué la classe. Peut- être un peu A., mais à mon avis H. il s’en fiche complètement, franchement (…). Avec le recul je me demande si c’était pas pour marquer la classe que je l’ai fait. Ouai. (…) je me suis rappelé aussi quand j’étais petit, quand ce genre de choses arrivait, bin nos maîtres ils nous déchiraient, ils nous arrachaient la page, quoi. Et c’était toujours hheeiinn, comme ça, quoi, et je me suis dit maintenant je vais le faire, je vais essayer (…).

241 CH : et alors tu l’as fait comme eux, enfin comment je sais pas comment ils le faisaient à l’époque, qu’est-ce que tu en as comme souvenir de de la façon dont ils arrachaient la page ?

242 PEFI : il y avait toujours un grand silence, il regardait l’élève, et puis il prenait le cahier, et puis rppp, il arrachait aux yeux de tous (…). J’ai pas soulevé le cahier et puis j’ai arraché devant tout le monde, mais disons... non, j’ai laissé le cahier sur la table et puis j’ai arraché tout simplement. 247 CH : t’as essayé de théâtraliser un peu ce moment là, de l’exagérer ? 248 PEFI : peut-être quelque part, oui, un petit peu, de toutes façons, c’est du théâtre en soi, puisque arracher la feuille, ça, c’est c’est un peu... mais euh voilà, c’était pas… j’ai pas cherché à ce que ce soit une super scène de théâtre bien faite pour qu’on y croie au maximum, hein. Mais quand même, j’ai essayé et à mon avis ça a peut-être marché pour le reste de la classe, (…) je ne sais pas si ça va avoir un impact, mais si ça n’en a pas, et que je retombe sur ce genre de choses, pourquoi ne pas recommencer, après tout. Il y a pas mort d’homme…

Au cours de cette séance, Tom est confronté à une situation qu’il n’avait pas anticipée. Mais il se remémore les opérations mises en œuvre par ses anciens enseignants en pareilles circonstances, et en reconnaît donc l’efficacité. C’est pourquoi il arrache une page de cahier d’élève, dans le but de « marquer la classe » (à défaut de marquer un élève) pour répondre au motif de « retrouver le calme ». Il formule un jugement nuancé à propos de cette opération. Son but était de marquer deux élèves individuellement. Mais ceux-ci « s’en fichent

complètement ». Toutefois, l’impact présumé sur le reste de la classe le pousse à envisager de

recommencer s’il rencontre une situation analogue. Le développement de son activité, à travers la mise en œuvre d’une opération reconnue, enrichit son pouvoir d’agir et constitue ainsi un élément favorisant le façonnage de son IP.

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