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2. L’IP dans la littérature internationale

2.3 Ce que l’IP veut dire : deux ancrages théoriques

En sciences de l’éducation et de la formation, les concepts opèrent fréquemment dans le milieu professionnel et scientifique en même temps, ce qui conduit à des distorsions sémantiques et, à terme, à des malentendus. Le concept d’IP est d’autant plus concerné par ce phénomène que plusieurs modèles théoriques le définissent simultanément. Ainsi les travaux en sciences de la formation que nous avons rapportés jusqu’à présent sont sous-tendus par des conceptions qui relèvent de ces différents modèles mais ne sont pas toujours explicitées. Pour dépasser ce chevauchement qui obscurcit finalement la réflexion, six définitions relevant de deux cadres théoriques recourant au concept d’IP seront exposées et discutées du point de vue de notre sujet. Ces cadres théoriques permettront ultérieurement de situer notre propre approche de l’IP.

2.3.1 Des recherches mettant en exergue la dimension personnelle, historique et subjective de l’IP

Sur le versant psychologique, la dimension individuelle de l’IP est mise en exergue par plusieurs auteurs qui l’envisagent non pas comme un état mais comme un processus de liaison et de rupture (Mosconi, 1990 ; Nault, 1999). Le rôle essentiel et l’articulation des éléments biographiques, des représentations sociales et des pratiques éducatives sont soulignés dans ces travaux. En ce sens, la naissance d’une IP ne se produit pas soudainement à la fin de la formation initiale lorsque l’étudiant quitte ce statut pour prendre ses fonctions d’enseignant. Engagés en formation initiale, les enseignants stagiaires sont supposés développer progressivement un point de vue et un rapport avec des aspects du rôle enseignant qui jusqu’alors les interpellaient peu : l’école comme institution, les enfants comme élèves, le travail d’enseignement et les responsabilités qu’il comporte, les collègues, les parents d’élèves. Selon Giust-Desprairies (1996), ce passage d’une IP construite pendant le temps de la formation à une identité en situation de travail est un moment délicat, fait de compromis et de ruptures. Les enseignants débutants vivent une perte de repères qui explique que l’identité soit considérée comme une partie de la personne jamais achevée, souvent menacée et toujours à reconstruire.

Pendant la formation initiale, cette identité se construit à travers un ensemble de représentations du métier. Cette construction mentale procède de l’identité personnelle, des identifications liées aux relations qui s’instaurent au cours de la formation. Le moment de passage d’une IP construite pendant le temps de la formation à une identité en situation de travail est un moment de négociation, de compromis, voire de ruptures. 2égociation entre la représentation que les enseignants se sont faite du métier et la réalité du terrain. L’enseignant peut alors se retrouver dans une situation de déception face à l’élève réel qui ne répond pas à l’image idéale qu’il s’est faite de lui (Giust-Desprairies, 2003, p. 46).

Iannaccone, Tateo, Mollo, Marsico (2008) avancent que l’expérience familiale de l’enfance de l’enseignant débutant ainsi que le souvenir de soi comme élève constituent les principales sources pour construire son IP. Les éléments biographiques, en interaction avec des éléments du contexte, joueraient un rôle essentiel, en générant différentes stratégies des enseignants leur permettant de faire face aux difficultés qu’ils rencontrent (ibid., paragraphe 68). Ces éléments sont aussi particulièrement présents dans les travaux de Blanchard-Laville (2001) et Blanchard-Laville & Nadot (2000), qui rendent compte de l’IP sous l’angle de processus psychiques pour la plupart inconscients. Pour ces auteurs, dans les situations professionnelles, aussi bien chez l’enseignant que chez l’étudiant qui projette de le devenir, cohabitent deux

pôles : le soi-élève et le soi-enseignant. Même s’il est parfois refoulé, le soi-élève continue d’exister et d’agir chez l’enseignant. Ainsi, lors des stages en responsabilité, l’enseignant en formation se retrouve dans des situations déstabilisantes, plus ou moins traumatisantes vécues dans l’enfance. Cela s’explique parce qu’il envisage les situations de classe sur la base de son vécu d’écolier.

L’enseignant peut alors se retrouver dans une situation de déception face à l’élève réel qui ne répond pas à l’image idéale qu’il s’est faite de lui » (Giust-Desprairies, 1996, p. 67).

Dans cette optique, la prise de fonction de l’enseignant implique des changements liés au nouveau statut, aux relations sociales et à la perception de soi (Blanchard-Laville, 2001 ; Bossard, 2000 ; Chartier, 2000 ; Mosconi, 1990). La perte des repères identificatoires de l’enseignant stagiaire lorsqu’il découvre une école différente de celle qu’il avait connue et idéalisée (Rinaudo, 2004), est également porteuse de déséquilibre et d’incertitude, d’un sentiment de débordement, d’insécurité, d’anxiété. Ce qui est interprété là, c’est une crise identitaire qui correspondrait à une sorte « d’adolescence professionnelle » (Blanchard- Laville & Nadot, op.cité ; Bossard, 2001), où les stagiaires et les enseignants débutants seraient dans un temps d’entre deux, de transition conflictuelle (Mosconi, op.cité), d’enfermement et de frustration en raison d’une insatisfaction liée à leur difficulté à se former. Puis ils construiraient au fil des ans des modèles de comportement représentant pour eux des compromis acceptables, entre la souffrance et les défenses mises en œuvre.

Selon Giust-Desprairies (2002), l’IP se trouverait au carrefour de prescriptions sociales et institutionnelles, réelles ou déclarées, voire imaginaires. Elle serait un processus où l’enseignant négocierait entre ce qu’il fait, ce qu’il croit faire, ce qu’il perçoit de l’image que lui renvoient les collègues, les parents d’élèves, l’institution. En ce sens, le champ social et les changements institutionnels, par exemple la remise en cause des systèmes de valeurs, impacteraient l’IP.

Selon ce modèle, l’identité serait une construction flexible, à l’interface du psychologique et du social, même si l’intérêt ici est d’abord accordé à la personne, à sa subjectivité, en fonction des traces non conscientes de son enfance et de son passé d’élève.

2.3.2 Des recherches mettant en exergue les dimensions sociales de l’IP

D’autres auteurs envisagent plutôt le concept global d’IP d’un point de vue social (Gohier, Anadon, Bouchard, Charbonneau & Chevrier, 1997 ; Maheu & Robitaille, 1991 ; Urzua &

Vasquez, 2008). Dans ce cadre, l’identité n’est pas un « donné » mais un « construit » de la part des professionnels eux-mêmes, agents actifs capables de justifier leurs pratiques (Dubar, 1991). En ce sens, la conception de l’IP de Maheu & Robitaille (1991) repose sur l’élaboration d’une trajectoire socioprofessionnelle empruntée par l’individu d’une manière individuelle et sociale et élaborée à l’intérieur de rapports sociaux. L’IP est ainsi un « construit social qui est indissociablement un rapport au temps et à l’espace » (Maheu & Robitaille, ibid., p. 105).

Cette double conception de l’IP, à la fois individuelle et sociale, caractérise les travaux de Dubar (1996). L’IP y est présentée dans une double transaction, biographique (avec soi- même) et relationnelle (avec autrui, dans la manière dont se forge la reconnaissance de soi par les partenaires de l’activité). Dans ce cadre, l’identité se définit comme « le résultat à la fois

stable et provisoire, individuel et collectif, biographique et structurel, des divers processus de socialisation qui, conjointement, construisent les individus et définissent les institutions »

(ibid., p. 111). L’individu se développerait à la fois à partir de sa dynamique personnelle et en fonction de facteurs propres à son milieu, notamment son milieu de formation et celui de la pratique professionnelle. L’identité serait ainsi envisagée comme la définition donnée de soi- même et de la situation, « un processus complexe, incertain, dialogique puisque dépendant

toujours de ses rapports aux autres et de leur incorporation par soi » (Dubar, 2009, p. 157).

Dubar développe la notion de formes identitaires, entendues comme des produits qui se manifestent par le biais de processus d’identification dans le champ professionnel, et qui renvoient à des visions croisées de soi par les autres et des autres par soi. Elles sont considérées comme des manières de se définir et de s’identifier face aux autres, dans le champ professionnel. Ce caractère pluriel conduit à une définition de l’IP en tant que processus non plus strictement individuel mais dépendant toujours de ses rapports aux autres et de leur incorporation par soi. Ce modèle avance que la dynamique identitaire relève de deux mécanismes apparemment contradictoires (Tap, 1988) : l’identisation, qui correspond à la reconnaissance du caractère unique de la personne, et l’identification, qui correspond à la reconnaissance de sa similitude avec les autres.

«L’individu acquiert une identité à travers l’enracinement dans une histoire personnelle et culturelle, la remémoration et le récit. L’identisation est l’histoire complexe de la continuité de l’image de soi dans le changement, de l’instauration de représentations mentales et de l’actualisation continue d’identifications multiples. Grâce au sentiment d’identité, il peut se percevoir le même (idem) dans le temps, se vivre dans la continuité existentielle. Il aspire à une certaine cohérence, met en place la

fonction de personnalité, c’est-à-dire organise et coordonne ses conduites, ses aspirations, ses désirs ou ses fantasmes et, ce faisant, cherche à rester lui-même (is dem, ipse)» (Tap, 1988, p. 53).

Selon cette acception, l’identité est à la fois être le même (identisation temporelle et structurale) et devenir soi-même (personnalisation). Pour en revenir à l’IP des enseignants, ce serait à travers ces deux processus interactifs et dialectiques, caractérisés par une dynamique entre les demandes sociales et l’affirmation de soi, qu’ils construisent et transforment leur IP. Les individus sont ainsi le plus souvent dans des situations intermédiaires, ni totalement autonomes, ni totalement dominés par la société. C’est ce qui explique les transactions multiples entre eux et les contextes traversés au fil du temps, qui donnent à l’IP son caractère complexe et dynamique, confirmant en cela l’idée d’une IP considérée comme un processus et non comme un état.

Mais, dès 1934, Mead évitait le piège d’une conception sociologique statique et déterministe d’identités sociales qui seraient imposées par les institutions. Son modèle interactionnel ne désignait pas la trajectoire d’un sujet supposé passif se socialisant par inculcation, mais au contraire une identité établie et maintenue par les négociations dans les situations sociales ou à travers les rôles sociaux des individus (Mead, 1934). Cette conception a été à l’origine de nombreux travaux qui soulignent dès lors le travail d’ajustement de l’acteur social à ses divers environnements, par l’effet d’interactions négociées (Moos, 1987). Il en ressort une conception dynamique et instable de l’identité. En effet, selon Erikson (1968), l’identité est définie selon « un sens subjectif de la ressemblance et de la continuité » (Erikson, 1968, p. 19). Son façonnage commence là où se termine l’identification. Il émerge d’une répudiation sélective et d’une assimilation des identifications de l’enfance et de leur absorption dans une nouvelle configuration qui est dépendante du processus par lequel une communauté identifie le jeune individu, le reconnaît et le considère. Plus récemment, les recherches de Jutras (2005) précisent que l’identité se construit dans l’enfance a) par la socialisation (l’intériorisation de préférences, de valeurs et de normes) primaire au sein de la famille (où l’enfant apprend la langue maternelle et une manière de voir le monde), puis au sein d’autres milieux de vie de l’enfant, dont l’école, où des savoirs sociaux sont présentés et légitimés plutôt que d’autres, et b) par la socialisation secondaire, étape au cours de laquelle l’individu apprend les savoirs spécialisés et les rôles professionnels nécessaires à l’intégration socio-professionnelle. Ces travaux rejoignent encore ceux d’Anadon, Bouchard, Gohier & Chevrier (2001), qui envisagent la construction de l’IP à partir de plusieurs sources, dont l’enfance, l’expérience familiale et scolaire, ainsi que le souvenir de soi comme élève. L’identité se développe ainsi à

la fois à partir de la dynamique propre de l’individu et de facteurs liés à son milieu, notamment son milieu de formation et celui de la pratique professionnelle.

Dans cette constellation théorique, plusieurs auteurs insistent sur le regard de l’autre et sur la reconnaissance, considérés comme essentiels dans la définition et la légitimité de son IP (Dubar, op.cité ; Jutras, op.cité ; Plante & Moisset, 2004 ; Schmidt & Knowles, 1995). Leurs travaux peuvent être rapprochés de ceux de Lhuillier (2006) dans le domaine de l’administration pénitentiaire. Ce chercheur montre que, référée à l’exercice d’un métier, l’identité se fonde sur le sens donné au travail engagé et sur la validation sociale de ces visées et des pratiques associées. Cette validation sociale peut être perçue à travers l’image sociale de la profession, la reconnaissance institutionnelle, celle des pairs exerçant la même activité professionnelle et celle des différents partenaires internes et externes (ibid.). L’IP est en effet liée à la reconnaissance de sa propre trajectoire et à la production de sens qu’elle a pour soi, dans le double contexte social et professionnel de l’individu. Précisément, concernant les enseignants, Riopel (2006) montre que la construction identitaire se développe lorsqu’il y a « saisie et reconnaissance, par le sujet et par d’autres acteurs sociaux, de sa trajectoire

individuelle et sociale » (p. 107). Le modèle de Gohier, Anadon, Bouchard, Charbonneau &

Chevrier (op.cité), qui fait appel à des dimensions psychologiques et sociales intégrées, considère la valorisation de soi comme le motif sous-jacent de la constitution de l’identité. L’identité ne peut se construire que dans et par l’acceptation qu’autrui témoigne. Autrement dit, la personne doit elle-même reconnaître la valeur de l’acceptation témoignée par autrui si elle veut acquérir « une identité qui est légitimée socialement » (Coldron & Smith, 1999, p. 712), dans un contexte de tension entre l’action (considérée par les auteurs comme la dimension personnelle dans l’enseignement) et la structure (le donné social). Par exemple, si l’acceptation exprimée à un enseignant débutant provient d’un maître qu’il reconnaît comme étant un bon enseignant, son importance sera perçue comme étant plus grande que si elle provient d’un individu qui n’a pas de crédibilité à ses yeux.

3. Les bénéfices de « l’entrée par l’IP » pour comprendre et agir sur la formation initiale

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