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Relations claniques et relations de classes

Dynamiques des hiérarchies sociales

II. MOBILITE SOCIALE

1. Relations claniques et relations de classes

Le partage codifié de la viande au sein même d’un patrilignage, et en dehors de celui-ci, dans les relations entretenues avec les alliés, l’a montré : les flux de richesse cautionnent les rela- tions sociales lorsqu’ils ne déterminent pas celles-ci. Il convient toutefois ici de nuancer la proposition envisagée précédemment selon laquelle l’émergence de classes sociales est le pro- duit du passage d’un flux vertical (chefs/villageois) à un flux horizontal des richesses (IMF/villageois). Par le passé, l’organisation sociale stratifiée des sous-groupes Chin montre en effet que le concept de catégories sociales était déterminant. L’analyse de Bareigts (1981 : 179) à propos des Lautu Chin selon laquelle « tout individu, homme ou femme, appartient à un clan et fait aussi partie d’une classe sociale », peut en effet être étendue à l’ensemble des sous- groupes Chin. Une distinction doit toutefois être faite entre l’appartenance à un statut social héréditaire et l’appartenance à une classe sociale qui s’acquiert. Dans la première catégorie, la hiérarchie entre chefs, nobles, roturiers et esclaves participe du même processus discursif que celui entre preneurs et donneurs de femmes ; dans la seconde catégorie, la hiérarchie ne vise plus la reproduction de statuts dans laquelle se reconnait la communauté villageoise, mais une mobilité sociale dont l’économie de marché est le moteur. Entre les deux, la frontière n’est pas totalement hermétique et toutes deux ont pour corollaire l’acquisition de prestige.

En se juxtaposant à une réciprocité verticale (pérennité des statuts) déterminant jusqu’alors les termes de l’échange, l’introduction d’un flux monétaire passa par une reformulation des termes de la hiérarchie sur un plan horizontal (mobilité sociale). La dynamique de l’échange ne s’exprime plus, ou plus seulement en termes de parenté et de statut social ; elle est désormais orientée prioritairement vers la concurrence et les intérêts de chacun. Si l’introduction de l’économie de marché – un processus dans lequel s’insère l’IMF – n’est pas à l’origine de la notion de classes sociales qui lui sont préexistantes dans la société Chin stratifiée s’il en est (clans de chefs, de roturiers, d’esclaves), la nature des classes sociales a en revanche été réin- ventée de fond en comble. Les contours des nouvelles catégories sociales sont encore imprécis malgré les tentatives de les classer. De même que les administrateurs coloniaux en quête d’interlocuteurs ont contribué à introduire dans la région la notion de catégories ethniques, les acteurs occidentaux du développement sont à l’origine du découpage en quatre catégories so- ciales afin de mieux cibler leurs actions. Lors de l’implantation du Pnud dans le Chin au milieu des années 1990, ses représentants ont ainsi distingué quatre catégories sociales désignées par des lettres de l’alphabet : A pour les riches, B pour la classe moyenne, C pour les pauvres et D pour les très pauvres.

Nous ne connaissons pas le détail des critères pris en compte pour établir ce découpage : la construction de cloisons en planches et la présence de toits en tôles ondulées plutôt que des traditionnels bardeaux furent de ceux-là. Dans ce contexte à caractère historique retraçant l’origine de la religion monothéiste Lai-Pian, la fin de la chefferie est associée à la convoitise et aux excès que suscitèrent très tôt les tôles ondulées ; elles y sont présentées comme le pré- texte à s’opposer, en 1876, aux exactions du prince de Tedim (Anonyme, 2002 : 7). Si la valeur

civilisatrice et la modernité attribuées aux tôles ondulées ne semblent pas devoir être remises en cause, leur présence sur les toits des maisons comme critère de richesse doit être nuancée, sauf à reconnaître quelque 80 % de la population comme entrant dans la catégorie des riches ; sauf également à ignorer certains choix qui sont faits, tel ce villageois de Mangkheng qui ne restaure pas sa maison car il envisage depuis plusieurs années de partir avec sa famille s’installer dans les basses terres.

Plusieurs personnes interrogées connaissaient la distinction en quatre catégories introduites par les représentants du Pnud sans toujours toutefois s’y reconnaître. Non seulement le passage d’un niveau à l’autre de l’échelle sociale fut mis en avant à plusieurs reprises, mais qui plus est, la marge est assez lâche entre les membres censés appartenir à la classe moyenne et ceux se reconnaissant comme pauvres :

– Le témoignage du trésorier du comité de crédit de Gawng Mual est significatif de la di- mension fluctuante des classes sociales : lui-même dit appartenir à B en temps normal mais il précise qu’il franchit l’échelon supérieur lorsqu’il revient du Mizoram après y avoir vendu des chèvres ; il ajoute que le commerce au Mizoram est le principal facteur d’enrichissement : quelqu’un qui rapporte 10 000 roupies grimpe provisoirement d’échelon, de D à C ou B.

– Deux des responsables du comité de crédit de Lungpi pensent quant à eux que les classes moyennes sont une catégorie fictive tant l’écart est important entre les riches et les pauvres, et au contraire très faible entre les pauvres et les très pauvres. Selon eux, l’un des critères déter- minants pour distinguer les riches des pauvres réside dans l’offre et la demande de main- d’œuvre : selon ces mêmes informateurs, les catégories C et D constituent le réservoir de main- d’œuvre dans lequel va puiser la catégorie A. Sont généralement associés à cette dernière caté- gorie les propriétaires de jardins et de bétail.

– Une analyse similaire ressortit des propos du président du comité de crédit de Mangkheng. D’après lui, les représentants de la catégorie A sont propriétaires d’une maison, ont du bétail qu’ils utilisent pour leurs propres terrasses ou qu’ils louent, et leurs parcelles d’essarts sont les mieux exposées et bien alimentées en eau : il estime à dix le nombre de familles entrant dans cette catégorie sur les 120 maisons que totalise le village. Les catégories B et C sont à peu de chose près identiques : les premiers (environ 30 maisons) seraient propriétaires de bovins contrairement des seconds (environ 75 maisons), mais B et C auraient en commun d’être auto suffisants sur le plan alimentaire. Dans la catégorie D, il compte six maisons dont il identifie les habitants comme étant des personnes âgées ou souffrantes, des couples sans parents, des person- nes seules ou encore des débiles légers. Les personnes faisant un emprunt IMF sont issues selon lui des catégories B et C, aucune des catégories A et D.

Si le découpage en quatre classes a sans doute sa raison d’être, le risque encouru est de figer les situations alors que la revendication ethnique et l’appartenance à telle ou telle classe sociale sont très flexibles. Si cette propension à la mobilité sociale tranche avec l’organisation sociale traditionnelle, il est en revanche remarquable de constater que les nouvelles élites sont pour la plupart issues d’un même stock sociologique.

2. « Yayaka » et comités de crédit : un même profil sociologique

Le comité central de l’IMF se compose d’un président, d’un trésorier et d’un secrétaire. Inter- médiaires entre les groupes de garants et les responsables régionaux de l’IMF, ils sont souvent issus des rangs des deux autres instances décisionnelles au niveau du village que sont le comité Yayaka et les associations religieuses. Près d’un demi-siècle d’administration centrale et plus de cent ans d’histoire religieuse n’ont pas totalement fait disparaître le respect mêlé de crainte qui profite encore aux élites, et c’est de manière significative toujours dans ce vivier que sont

issus les membres du comité de crédit. Le mode électif des représentants locaux de l’IMF ne conduit pas plus au renouvellement du moule dont ils sont issus qu’il ne brise la discrimination sexuelle malgré, on le verra, une forte implication des femmes dans la pratique de l’emprunt. Les membres du Comité de Crédit sont des personnes considérées comme expérimentées plus qu’éduquées, ayant le plus souvent accumulé des responsabilités politiques ou religieuses. L’expérience est le critère déterminant dans l’élection du président, du trésorier et du secrétaire par les membres de la caisse. La place qu’ils tiennent dans la hiérarchie villageoise n’en est que plus ambiguë. Ce n’est généralement par parce qu’ils sont membres du comité de crédit qu’ils sont parfois invités aux réunions organisées par le Yayaka, mais parce qu’ils occupent ou ont occupé localement un poste à responsabilités. Le parcours de vie des trois membres du comité de crédit de Lungpi montre que le passage à un poste à responsabilités au sein d’une congrégation religieuse est, aux côtés des responsabilités administratives, quasiment obliga- toire. À certains égards, l’IMF reproduit la hiérarchie en place.

Notice biographique des membres du comité de crédit de Lungpi Le Président (baptiste, 47ans)

Lorsqu’il arriva à Lungpi en 1978, il n’y avait qu’une trentaine de maisons – contre une centaine actuellement – auxquelles doivent s’ajouter les dix logements des em- ployés administratifs. Sa jeunesse fut marquée sous le signe des activités chrétiennes, en tant que membre du « groupe social » (nunghpung), « membre d’un groupe de prières » organisé par les femmes, et leader du groupe de jeunes chrétiens. Il est ac- tuellement Président de l’Église (Church Chairman) et responsable d’un bloc de dix maisons. Cinq ans durant, de 1988 à 1993, et donc dans la période suivant l’installation de l’administration du SLORC (State Law and Order Restoration Council), il fut Président du village. L’emprunt est fait en son nom propre.

Le Secrétaire (Assemblée de Dieu, 48 ans)

Longtemps responsable du groupe des jeunes à Varkhom, son village d’origine, il partit s’installer à Lungpi en 1997 dans le cadre d’un projet de développement reli- gieux. Sa famille – neuf enfants en vie sur onze au total – le rejoignit un an plus tard, après qu’il eut fait l’acquisition d’un lopil de terre et d’un terrain où construire sa mai- son. Bien qu’il soit laïc, il est le fondateur de l’Église de la congrégation Assembly of

God et responsables de la conversion des six familles du village. Celles-ci sont sans

lien de parenté avec sa propre famille et les conversions se firent « sans avoir recours à des présents », précise-t-il. Ses supérieurs hiérarchiques du proche diocèse de Falam envoyèrent en support un pasteur et évangéliste. Il est toujours président de l’Église (Church Chairman) et est membre du comité du Téléphone, une officine de première importance dans le réseau vers la Malaisie. L’emprunt est fait en son nom propre. Le Trésorier (baptiste, 39 ans)

La mort du père et les difficultés économiques croissantes sont à l’origine du dé- part des sept enfants et de leur mère. Originaires du district de Kantlang, la famille est arrivée à Lungpi dans le district de Falam en 1968 ; il n’avait alors que trois ans. En tant que directeur du Myanmar Agriculture Farm, un proche parent obtenait pour la jeune veuve un contrat de travailleur permanent ainsi qu’un logement administratif où ils vécurent jusqu’en 1990. Après des études à la ville voisine de Falam, il partit au Mizo- ram où il travailla deux années de suite comme scieur de long. De retour à Lungpi en 1993, il défricha sept acres de forêt (voir ci-dessus), s’essaye dans l’élevage de porcs et de chèvres avec l’aide l’Institut de Microfinance ainsi que dans l’exploitation agri- cole d’un « jardin d’hiver ». Longtemps responsable des groupes de jeunes de l’Église baptiste, il est actuellement président de l’Église. Il est membre du comité du Télé-

phone et vice-secrétaire de l’association de professeurs et de parents d’élèves. Il fut président par intérim du comité central durant six mois avant d’en devenir le trésorier. L’emprunt est fait en son nom propre.

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