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La jarre et le verre

Dynamiques des hiérarchies sociales

I. UNE SOCIETE QUI S’INDIVIDUALISE

1. La jarre et le verre

Dans son étude sur l’organisation sociale des Lautu, l’un des sous-groupes claniques Chin, Bareigts (1981 : 92-102) consacre pas moins de dix pages à la bière : mythe d’origine, ingré- dients variés (riz, maïs, sorgho, millet), rôle social de telle ou telle sorte de bière, rapport de la bière aux esprits, manière de boire la bière à la jarre selon qu’il « y ait une raison sociale, pour honorer un visiteur, un parent, et pour les occasions extraordinaires comme les mariages, les enterrements, etc. ». On retrouve d’ailleurs sur les stèles funéraires des hommes accroupis as- pirant la bière au chalumeau ou, plus fréquemment, au serpentin que tendent les femmes aux danseurs lors d’un sacrifice ou de retour des essarts.

La fabrication et la consommation de la bière sont traditionnellement organisées selon les gen- res, et le partage de la bière est tout autant codifié que la distribution de viande parmi les mem- bres du clan et de leurs alliés. À Saizang, nous avons vu des femmes venir présenter des petites jarres de bière au domicile d’une de leur sœur classificatoire dont la mère venait de décéder ; le destinataire était le gendre de la défunte, le clan donneur de femme venant en quelque sorte rendre hommage et soulager de la douleur le clan preneur de femme, reproduisant ainsi au tra- vers de l’offrande de bière la hiérarchie observée précédemment.

Le groupe de consommateurs s’assoit autour d’une jarre plus ou moins grande. Le maïs et/ou le millet fermenté baigne dans l’eau : plus on attend, meilleur sera le goût et la première gorgée est recrachée par terre. Une feuille de bananier recouvre la préparation et une paille de rotin, le chalumeau est planté au centre. Le maître de maison organise les tours en désignant le premier, puis le second, etc. On laisse la place au suivant lorsque la bière atteint le niveau de la feuille. On remplit alors d’une nouvelle mesure d’eau à l’intention du suivant. Le nombre de consom- mateurs peut varier, mais la dimension collective est immuable.

La bière fut, à des degrés variables, au centre des préoccupations des Églises chrétiennes. Les protestants interdirent très vite la consommation de toute boisson alcoolisée. Les catholiques sont plus souples, à condition que la bière soit bue avec modération. L’interdit touchant la bière est justifié par la nécessité d’en finir avec les beuveries présentées comme généralisées et coutumières. Certes, il nous fut donné d’assister en une occasion à une telle débauche collec- tive ; il s’agissait d’une cérémonie Lai-Pian dans le village de Mualbeem : l’alignement de jarres était important, la taille de celles-ci peu commune, l’ambiance proche de l’orgie généra- lisée dont n’étaient pas épargnés les jeunes enfants. Un retour à une certaine orthodoxie fut la raison invoquée par l’Église sécessionniste Sian-Sawng. Ce cas relève de l’exception et les anthropologues s’accordent pour insister sur la régulation sociale et rituelle de la consomma- tion de bière.

Quoi qu’il en soit, à l’instar de tout interdit, celui-ci est bien évidemment contourné. L’usage de la bière traditionnelle tend à disparaître derrière la consommation d’alcool distillé ; à la jarre et au chalumeau ont succédé le verre et la bouteille, à la dimension collective et ritualisée de l’acte de boire a fait place une dimension individuelle et régulière, et à la consommation consensuelle succède une consommation individuelle propre à l’interdit.

La consommation de la bière relève donc d’un tout autre domaine que celui auquel le réduisent les responsables religieux. Elle implique la collectivité dans ce qu’elle peut avoir de plus struc- turé, à savoir la dynamique des échanges inter claniques. L’usage des patronymes est un exemple similaire. La filiation unilinéaire s’accompagne en milieu Chin d’une terminologie permettant de reconstituer de mémoire, en ligne directe et en ligne collatérale, un grand nom- bre de niveaux généalogiques.

Ayant comme d’habitude cherché à entrer en contact avec les descendants des personnes figu- rant sur les stèles funéraires, nous avons rencontré un villageois de Mualbeem capable de re- monter onze niveaux généalogiques sans pratiquement aucune hésitation ; l’exemple n’est pas unique, pas plus que n’est isolée l’impossibilité de la descendante directe de remonter plus haut que la génération de ses grands-parents. Plusieurs procédés mnémotechniques facilitent l’exercice : l’exercice teknonymique selon lequel tout individu se présente comme étant « le fils de », ou encore l’intégration de la dernière partie du nom de son ascendant dans la première partie de son nom. La relation grand-père/mère et petit-fils/fille est qualifiée de pu-tu, sans distinction patri- ou matrilinéaire ; en revanche, la cousine croisée patrilatérale (la fille du frère de mon père) que je ne peux pas épouser est appelée « sœur » (far) tandis que la cousine croi- sée matrilatérale (la fille du frère de ma mère) que je peux épouser est appelée « femelle » (nu). Il serait ici hors de propos d’aller plus avant dans l’analyse du système de parenté. On com- prend cependant dans le survol qui vient d’être fait à quel point l’appartenance clanique est prégnante dans toutes les sphères du social.

Dans ces conditions, lorsque à Tedim William nous dit s’appeler William et seulement Wil- liam, le fossé d’incompréhension entre William et nous ne peut être franchi si l’on ne reporte pas dans l’univers intellectuel des uns et des autres. D’un côté, William est William, car tel est son nom chrétien que lui ont donné ses parents également baptistes. De ce point de vue, le christianisme est un marqueur culturel sans égal, derrière lequel disparaît toute référence à l’appartenance clanique. En résumé, derrière un nom chrétien, c’est tout un pan entier de l’organisation sociale qui est plus ou moins consciemment revisité. L’imposition d’un nom tiré du panthéon chrétien est, dans ses conséquences sociologiques, similaire à l’interdiction de la bière : le premier va à l’encontre de la règle de filiation unilinéaire, le second va à l’encontre de la codification des réseaux inter-claniques. Le nom chrétien et le verre de bière participent de cette même tendance qu’est l’individualisation de la société. Ces exemples pourraient être multipliés : c’est le cas du passage des vêtements drapés aux vêtements coupés : outre la mé-

tamorphose des motifs de tissage qui tendent à se standardiser, le passage de la couverture à la veste traduit le passage de l’état de nature à l’état de culture, Lévi-Strauss dirait du « cru au cuit » ; c’est le cas également du passage des groupes d’entraide aux groupes de garants dans lequel est cette fois impliquée l’IMF. Dans ce qui suit, la discussion sur le choix des groupes de garants et leurs enjeux est mise en corrélation avec les groupes d’entraide et de solidarité traditionnels.

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