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Le développement des rizières : un choix de civilisation

Dynamiques agraires et économiques

2. Le développement des rizières : un choix de civilisation

2.1 Une expansion progressive mais inégale et qui aujourd’hui semble stagner

Dans les villages visités, l’introduction des rizières remonte au plus tôt au début des années 1930 (Sakta, département de Hakha). Elle est tantôt le fait de paysans ayant eu l’occasion de se déplacer au Myanmar, tantôt le fait de missionnaires ou d’instituteurs venus des plaines. Les premières rizières inondées sont dans un premier temps mises en place loin des villages, sur des surfaces relativement plates et à proximité de cours d’eau ; en l’absence d’araires et de

bovins – buffles d’eau et zébus à importer des basses terres rizicoles – habitués aux techniques, le labour à bras domine et ce, parfois jusque très tardivement : jusqu’en 1990 à Sunthla. La rareté de ces surfaces plates va limiter de fait le développement des rizières.

Une nouvelle phase de développement, plus ambitieuse cette fois car exigeant un investisse- ment humain autrement plus important, va voir le jour dans les années 1950. Elle est là encore adoptée par les élites villageoises, constituées par ceux qui ont voyagé et ont été confrontés à d’autres techniques agricoles. Ce sont principalement des militaires, des villageois ayant pour- suivi leurs études, des révérends ayant suivi leur formation au Myanmar ou en Inde, ou des fonctionnaires. Ils seront les premiers à profiter des nouvelles mesures incitatrices prises par le gouvernement Ne Win au milieu des années 1960.

À partir du milieu des années 1960, l’impulsion pour le développement de la riziculture sur terrasse inondée, donnée par le pouvoir central de Rangoon, va connaître des succès divers. Faisant abstraction des contraintes géographiques et climatiques qui sont dans certaines régions autant d’obstacles infranchissables (escarpement, absence de cours d’eau, ensoleillement ina- dapté), les incitations vont se transformer en obligations, contraignant les villageois à cons- truire péniblement des terrasses qui ne seront finalement jamais exploitées. On introduit l’utilisation des animaux de trait pour labourer (travail manuel à la houe auparavant). Les pro- priétaires fonciers ont priorité sur l’aménagement de leurs terres, mais ils encourent le risque d’être dépossédés de leurs friches aux profits de villageois volontaires s’ils ne souhaitent pas construire de terrasses.

Le développement des terrasses rizicoles va se poursuivre jusqu’à la fin des années 1980 tou- jours avec l’aide du gouvernement central. Les fermiers recevront ainsi des indemnités finan- cières, censées couvrir le prix de la main-d’œuvre nécessaire au creusement des terrasses. Les initiatives personnelles se poursuivent jusqu’à aujourd’hui dans les villages où le relief le per- met, mais le mouvement s’est extrêmement ralenti, freiné aujourd’hui par la difficulté grandis- sante de construire des terrasses dans les emplacements de dernier choix. Depuis le mouve- ment des années 1970, les terrasses se sont construites dans les meilleurs endroits possibles (faible pente et alimentation en eau). Les surfaces disponibles pour étendre la surface des ter- rasses demandent des investissements plus importants en main-d’œuvre pour creuser une pente bien plus forte et en systèmes d’irrigations. Sachant que ce sont souvent les plus aisés qui ont en premier construit les terrasses, on comprend que les terrasses rizicoles ne se développent plus que doucement. À cela s’ajoutent l’amélioration des infrastructures de transport et l’essor des flux marchands : le prix du riz produit à grande échelle dans des conditions beaucoup plus favorables dans les plaines de la région de Kale devient plus accessible pour des agriculteurs Chin qui commencent à faire le calcul. Le coût aujourd’hui en main-d’œuvre et en frais d’irrigation de la construction d’une terrasse d’une superficie de 1 acre est évalué par les villa- geois à près de 300 dollars, soit environ le revenu annuel médian constaté auprès des familles interrogées. Une acre fournit en moyenne 7 sacs de riz de 50 kg, ce qui au cours actuel corres- pond à 84 dollars et représente quatre mois de consommation quotidienne pour une famille moyenne Chin. Ainsi, y compris dans les villages les mieux lotis en terrasses, la moyenne at- teint tout juste 1 acre de terrasse par famille (Hniarlawn possède 200 acres pour 190 foyers) et la poursuite de l’extension des terrasses ne semble avoir lieu que dans les villages où les don- nées géographiques le permettent à faible coût.

2.2 Une modification de la relation à la terre

De façon naturelle, le développement des terrasses va se faire d’abord sur les terres les plus adaptées (eau et pente) qui sont en général les terres les plus fertiles, possédées par les villa- geois les plus riches. Les terrasses vont ainsi conforter la sécurité alimentaire des familles déjà

les mieux loties et accroître les écarts au sein des villages. Aux nouvelles séparations liées aux dénominations religieuses, vont s’ajouter celles liées à la propriété de rizières, une propriété qui est beaucoup plus marquée que ne peut l’être celle des parcelles de brûlis. Contrairement aux parcelles de brûlis pour lesquelles la détermination du propriétaire peut donner lieu à dé- bats et différends (Le Meur, 2005), le propriétaire de la terrasse est précisément identifiable. En effet, la mise en valeur de la terrasse et l’investissement humain et financier qu’elle repré- sente donnent à la terre une valeur estimable, ensuite réévaluée en fonction de ses rendements annuels en riz. La terrasse rizicole, de par son caractère permanent, devient une valeur mar- chande qui se transmet et se vend.

Dans un premier temps, les terrasses se construisent soit sur des terres qui appartiennent à la famille, soit sur des terres attribuées par le comité villageois suite au refus exprimé par leurs propriétaires d’y construire des terrasses et/ou leur accord de concéder la terre convoitée par les néo-riziculteurs. Aujourd’hui, les postulants souhaitant construire des terrasses mais ne disposant pas de terres appropriées se voient contraints d’acheter la terre convoitée à leurs pro- priétaires. Ainsi, ce n’est plus l’investissement réalisé qui est valorisé (à savoir le coût qu’a entraîné la construction de la terrasse), mais bel et bien le bénéfice potentiel de la parcelle qui sera bientôt pour la famille acheteuse source de la céréale tant convoitée. De là à dire que les paysans Chin deviennent des financiers adeptes de l’actualisation de revenus futurs, il y a un gouffre que nous ne franchirons pas ; il reste néanmoins possible de voir dans ce phénomène une des illustrations de l’évolution des mentalités et de la propagation de raisonnements « fi- nanciers », et surtout une évolution notoire de la relation des paysans à la terre vers plus d’exclusivité.

2.3 Vers la sédentarisation et l’intensification des techniques agraires

La construction des terrasses rizicoles, malgré ses succès divers, va contribuer à faire évoluer les mentalités quant aux bienfaits de la sédentarisation des cultures. Les terrasses, qui introdui- sent la notion de mise en valeur de la terre, notamment par un investissement humain et finan- cier (pour l’irrigation éventuelle et pour l’achat ou la location des animaux de trait nécessaires au labour), attestent des bénéfices de la conservation des sols et de l’eau pour l’amélioration des rendements. En cela la terrasse s’oppose à la défriche/brûlis de l’essartage, cause de l’appauvrissement des sols et de la recrudescence des glissements de terrains, à travers la des- truction de la forêt pluviale, et met en exergue les limites d’un modèle d’agriculture qui, par ailleurs, ne suffit pas à nourrir les familles de façon satisfaisante.

Cela va entraîner une évolution des pratiques agricoles avec l’individualisation de la culture sur brûlis. Si la sédentarisation de la culture sur brûlis et l’individualisation croissante consta- tée dans la gestion des rotations (Laamzang, Phaizawl, Bualkhua, Simzawl, etc.) s’expliquent par les insuffisances du modèle traditionnel de la rotation collective, c’est en suivant l’exemple des terrasses qu’elle s’est généralisée et que l’idée d’une intensification de la culture, avec no- tamment l’extension des périodes de culture (saisons des pluies, hiver puis été), a fait son che- min.

La sédentarisation des techniques agraires va prendre une dimension nouvelle avec l’introduction de cultures marchandes. Il faut pour autant nuancer l’idée qui serait de dire que l’introduction des terrasses rizicoles a contribué à la marchandisation de la culture dans les montagnes Chin. C’est en fait le contraire que l’on constate : la possibilité qu’ont pu avoir cer- tains villageois de construire des terrasses rizicoles a au contraire conforté ceux-ci dans un modèle de culture vivrière. Le développement des cultures marchandes est bien plus précoce dans les villages où les terrasses rizicoles n’ont pas pu constituer le sursis d’un modèle mis à mal par les insuffisances de la culture sur brûlis.

3. L’échec de l’autosuffisance alimente le besoin d’ouverture

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