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Le cas des femmes seules

Dynamiques des hiérarchies sociales

III. DE LA PLACE DES FEMMES : UNE IMPORTANCE SOUS-VALORISEE

3. Le cas des femmes seules

Le dynamisme des femmes en matière économique et en gestion de l’emprunt n’a cessé d’être souligné. Les études de cas portant sur les parcours de vie ont mis en avant la question des femmes seules, soit à la suite d’un divorce, soit parce qu’elles sont veuves. À ce tournant de leur vie, certaines s’enfoncent un peu plus dans le désarroi, la misère et la dépendance, quand d’autres au contraire y dévoilent leur capacité à rebondir, comme si l’occasion leur était don- née de s’émanciper de cette chape sociologique qui fait que les femmes n’ont de toute façon pas accès aux responsabilités.

Au village de Gawnmual, une jeune veuve dut assurer seule son avenir immédiat après le décès de son mari trois ans plus tôt, emporté par la malaria. Elle vivait jusqu’alors dans la maison de ses beaux-parents. Selon ses dires, son mari étant le quatrième, le frère aîné de celui-ci bénéfi- cia de la préséance en la contraignant à trouver un autre domicile ; l’écart d’âge entre son fils aîné et la fillette qu’elle mit au monde récemment laisse à penser que d’autres raisons – la question fut éludée d’un tour de rire – justifièrent ce déménagement. Un membre de sa propre famille mit à sa disposition une maisonnette qu’elle prévoit d’acquérir pour un montant de 50 000 kyats. Elle y a ouvert un petit commerce – de bougies, d’huile, de savons, de cigares, etc. – dont elle s’occupe elle-même matin et soir ; bénéfice net : 500 kyats par jour, soit envi- ron 30 000 kyats par mois. Dans la journée, elle part entretenir sa parcelle d’une superficie d’une acre, un ancien brûlis sur lequel elle cultive des pois et du maïs ; elle envisage d’ici six ou sept ans de faire appel à une main-d’œuvre extérieure pour s’en occuper. Parallèlement, elle fit appel à l’Institution de Microfinance pour la troisième année consécutive. La première fois, les deux porcelets achetés 8 000 kyats furent vendus 30 000 kyats chacun ; avec la vente du premier elle remboursa l’emprunt, tandis que le bénéfice fait sur le second lui permit d’acheter d’autres porcelets dont elle confia l’élevage à sa mère ; les deux femmes se partagèrent le bé- néfice. La jeune veuve réitéra l’année suivante la même opération : avec les 26 000 kyats em- pruntés, elle acheta pour 20 000 kyats deux porcelets, la somme restante étant consacrée pour l’essentiel à leur alimentation ; les deux bêtes furent revendues 70 000 kyats une fois adultes. Pour le troisième emprunt, elle fit appel à « l’emprunt spécial » d’un montant de 78 000 kyats. Ajoutée aux bénéfices qu’elle engrangea les années précédentes, cette somme lui permit d’investir dans le commerce de chèvres vers le Mizoram ; elle estime avoir au total investi la somme de 100 000 kyats pour l’achat de douze chèvres. En six mois, elle a pu organiser quatre allers-retours, partageant à parts égales le profit de la vente avec les autres propriétaires de chèvres chargés de conduire le troupeau jusqu’en Inde ; ceux-ci n’ont aucun rapport avec les membres du groupe d’emprunt auquel elle appartient.

Le succès est également patent chez cette veuve de Nabual dans la région de Hakha. Contrai- rement à ce que l’on pourrait penser au prime-abord, étant donné l’importance sociologique

des motifs dans les vêtements drapés d’autrefois, le tissage en tant qu’activité de rendement ne s’est développé que très récemment à partir des années 1990, lorsque certains missionnaires chrétiens s’activèrent à la réinvention des traditions. C’est à une veuve que Nabual doit sa ré- putation récente de village de tisserands. À la mort de son mari, il y a treize ans, l’une de nos informatrices fut privée des ressources que procurait à sa famille le commerce vers le Mizo- ram. La parcelle de brûlis dont elle disposait n’était pas suffisante pour assurer un repas à son garçon et à sa fille – mariée depuis lors –, à sa sœur cadette et à sa mère qu’elle héberge éga- lement dans sa maison. Le petit jardin potager mitoyen à sa maison produit, outre les légumes nécessaires à la consommation de la famille, des bananiers dont les fruits sont destinés à la vente. Elle possède également une demi-acre de terrasse dont une partie seulement est mise en culture, lui procurant bon an mal an entre 10 et 25 tin de riz blanchi chaque année, l’équivalent de trois et huit sacs de riz, soit de quoi subvenir aux besoins en riz pour six mois au grand maximum ; les semis et le repiquage sont effectués par ses soins, tandis qu’elle a recours à de la main-d’œuvre pour les labours. Devenue veuve et privée de l’essentiel des ressources, elle fit front. En compagnie de trois proches, elle décida de suivre une formation auprès d’une vielle femme de Hakha. Le tissage devint vite sa principale source de revenus. Mais tandis que la production suivait au début le rythme ponctuel des commandes, elle passait le plus clair de son temps à tisser et vendait ses vêtements à Hakha, non plus à des particuliers mais à des ma- gasins. La technique de tissage reste traditionnelle ; le métier est à un rang de lisse, selon la classification de Leroi-Gourhan, avec sangle attachée à la taille pour tendre la chaîne. Le ren- dement est faible : une jupe de femme demande vingt jours, mais le prix de vente est de 35 000 kyats, l’équivalent de trois sacs de riz blanchi, un peu moins si l’on déduit les 8 000 kyats né- cessaires à l’achat des fils de coton ! On comprend que les quatre femmes firent école : depuis cinq ans, le tissage est devenu l’activité dominante de Nabual.

L’IMF contribua au succès de la tisserande. Elle fit un premier emprunt dans les années qui suivirent le décès de son mari. Le montant était de 5 000 kyats avec lesquels elle acheta du coton. Elle en est à son septième emprunt, le plus élevé également, un “Special Loan” d’un montant de 64 000 kyats. Elle répartit cette somme entre l’achat d’un porcelet (15 000 kyats), l’achat de maïs pour nourrir le porcelet (34 000 kyats environ) et l’achat de fils de coton (15 000 kyats). Elle pense vendre le porc 50 000 kyats et faire 20 000 kyats de profit avec la vente des deux ou trois vêtements. Lorsqu’elle n’arrive pas immédiatement à écouler les vête- ments qu’elle a tissés, le crédit et en saison la vente des bananes lui permettent de faire la jonc- tion. Selon elle, l’IMF fut pour elle une aide décisive après le décès de son mari. D’année en année, le succès semble se confirmer. Il y a quatre ans, elle dépensa 100 000 kyats pour couvrir sa maison de tôles ondulées et acheta l’an passé une nouvelle maison pour 60 000 kyats. Cette entrepreneuse n’en reste pas moins lucide. Faisant suite à des ennuis de santé, elle a dû em- prunter 30 000 kyats à des amis ; si elle put rembourser la somme en cinq jours, ce ne fut pas avec l’aide des membres du groupe de garants qui déclarèrent eux-mêmes avoir des difficultés, mais grâce à la vente à moitié prix des vêtements qu’elle avait en stock.

Toutes les veuves ne maîtrisent pas leur vie avec la même assurance. À Mangkheng, dans la région de Falam, un père de famille décéda de malaria en 2003, laissant derrière lui une femme à la santé précaire, avec un bras à demi paralysé, et six enfants ; l’aînée a 17 ans et le dernier 11 mois. Plus aucun ne va à l’école depuis la mort de leur père. Sa mort mit fin au revenu tiré de la réfection de la route Lungpi Falam. Sur les trois acres de brûlis sur lesquelles étaient plantés en alternance maïs, piments et paddy, seule une demi-acre est actuellement mise en culture. La veuve tenta dans un premier temps de contracter un emprunt troc, mais tous les villageois s’y refusèrent, exigeant le paiement d’un porc en espèces. Elle se tourna alors vers l’IMF et contracta deux emprunts : le profit généré par le premier permit essentiellement de payer les frais médicaux et des vêtements pour les enfants. Le deuxième emprunt fut un échec :

le porcelet est mort et le problème du remboursement commence à se poser. Le travail de sa fille permet pour l’instant de rembourser les intérêts.

Veuves ou célibataires, les femmes seules développent, par la force des choses, un esprit d’initiative plus important que du temps de leur vie en couple ; dégagées de leurs obligations sans avoir enfreint les codes sociaux, elles sont à la fois dans et hors la société ; libérées de toute pression, elles ont le privilège d’occuper un espace de liberté et de laisser libre cours à leurs initiatives sans être soumises au carcan de la pression sociale. Ce sont pour la plupart des femmes entrepreneuses. La réalisation d’un projet a les vertus d’un rituel initiatique : de la réussite de celui-ci dépend la faculté des femmes seules de réintégrer la société par le haut ; de ce point de vue, il n’est pas étonnant que le mythe de fondation du village de Mualbeem mette en scène une veuve, ni que ce soit à une femme seule que la religion lai-pian fait référence pour annoncer le grand tournant monothéiste en gestation. Un échec placera au contraire les veuves et les célibataires en marge de la société sans y être pour autant totalement exclues : elles rejoindront alors cette catégorie d’assistés où se retrouvent les plus défavorisés, les mala- des et les débiles légers.

La motivation dont la plupart font preuve mériterait sans doute que l’IMF accorde une atten- tion particulière aux femmes seules ; la mise en place récemment d’un emprunt individuel montre qu’une opération ciblée n’est pas incompatible avec une politique globale du crédit. Le cas de Sunthla, dans la région de Falam, est à bien des égards extrêmement intéressant. Un vieux Sunthla, aujourd’hui disparu, se trouvait à mi-pente de la montagne : la maladie et les rendements de plus en plus faibles décidèrent les villageois pour les uns à s’exiler vers la plaine rizicole de Kale, pour les autres à déplacer leur maison un peu plus haut, dans ce qui constitue l’actuel Vieux Sunthla qui compte aujourd’hui 113 maisons. Ceux-là profitèrent des surfaces planes où se dressaient autrefois les maisons pour y aménager les jardins et les terras- ses toujours en exploitation. Une seconde migration eut lieu en 1954 : seize familles quittèrent le Vieux Sunthla pour construire à quelques miles en amont le Nouveau Sunthla. Trois ans plus tard, il comptait une soixantaine de maisons, puis les départs se sont succédés, à raison de deux ou trois maisons chaque année. Lorsque la fumée des brûlis s’élève droit en suivant le versant de la montagne, c’est que la terre est bonne, mais lorsqu’elle s’échappe sur le côté il y a peu à attendre des brûlis : c’est ce qui se produisit au Nouveau Sunthla. Les villageois ne pouvant s’en remettre à la seule production des jardins firent le choix de s’exiler loin de là, vers Kale, dans les basses terres rizicoles. Ils vendirent pour la plupart leurs maisons aux gens de Falam qui les démontèrent et les reconstruisirent en ville. Le Nouveau Sunthla comptait encore une vingtaine de maisons il y a une dizaine d’années ; il n’en compte plus aujourd’hui que seize et une Église baptiste. Trois faits ont retenu notre attention :

1. Seules trois maisons sont habitées par des couples ; les autres maisons sont occupées par des femmes seules et leur progéniture. Sur seize maisons, une dizaine est occupée par des veu- ves et deux par des femmes divorcées. Le Nouveau Sunthla est donc un village de femmes seules ;

2. Des jardins en terrasses organisent le village ; les haies bien entretenues, l’abondance des arbres fruitiers et le soin des cultures contribuent au premier abord à lui donner son aspect cos- su ;

3. L’IMF a quitté récemment les lieux du Nouveau Sunthla afin de se concentrer sur le Vieux Sunthla. Les femmes qui autrefois contractaient un emprunt n’ont pas renouvelé celui-ci l’année suivante, découragées de devoir faire quelque huit miles aller-retour uniquement pour se rendre aux réunions mensuelles ou rembourser chaque mois les intérêts. Plus aucune des femmes du Nouveau Sunthla n’est donc cliente de l’IMF.

Le temps manqua pour multiplier les enquêtes dans ce village. Notre hôtesse, une divorcée, ne s’occupe plus des brûlis depuis le départ de son mari. Elle concentre son activité à son jardin. Les récoltes se succèdent comme suit :

– choux-fleurs : plantation en février, récolte en juillet ; – ail : plantation en novembre, récolte en avril ;

– maïs : plantation en mai, récolte en septembre ;

– tomates : plantation en novembre, récolte en juin et juillet.

Elle possède aussi quinze arbres fruitiers : orangers et citronniers ; la cueillette est effectuée en novembre/décembre.

Elle ne vend pas immédiatement le produit de chaque récolte, mais attend le dernier moment lorsque les prix sont au plus haut. Une commerçante du marché de Falam vient ici s’approvisionner de temps à autre, et elle n’a donc pas besoin de multiplier les déplacements. À deux titres au moins les femmes seules devraient constituer un des cœurs de cible de l’IMF. D’une part parce qu’un certain nombre relève de la catégorie la plus défavorisée ; d’autre part parce que leur situation les incite à prendre des initiatives. En tout état de cause, la forte impli- cation des femmes au sein de l’IMF pose la question de son impact dans un domaine qui n’est pas sa raison d’être, à savoir l’impact de l’IMF en termes idéologiques.

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