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Des groupes d’entraide aux groupes d’emprunt

Dynamiques des hiérarchies sociales

I. UNE SOCIETE QUI S’INDIVIDUALISE

2. Des groupes d’entraide aux groupes d’emprunt

De même que l’introduction d’une économie de marché diminue la portée sociale des échan- ges, la démobilisation clanique accompagne le processus d’individualisation.

Avec la fin de la redistribution de la richesse du chef (vecteur des richesses villageoises) mais surtout des regroupements villageois face à un même asservissement (on travaille pour le chef), s’estompent les mécanismes de solidarité au niveau du village (partage des récoltes, vie en communauté, pratique religieuse commune). Cela est aussi alimenté par le christianisme (effacement de l’histoire commune, fin des cérémonies religieuses villageoises) et la fin de la chefferie (réduction d’une identification villageoise avec la disparition du dernier symbole de souveraineté). Concrètement, on observe une marginalisation des groupes d’entraide et de soli- darité traditionnels à dominante au profit d’un individualisme généralisé dans lequel s’inscrit l’IMF.

La marginalisation – tout du moins la métamorphose – du système clanique et les changements agraires ont en partie modifié les termes de l’entraide ; de manière significative, les appella- tions vernaculaires telles que kilawm pour « groupes d’entraide » (avec réciprocité) et kihuh pour « groupes de solidarité » (sans réciprocité) ne sont plus guère employées et peuvent même être méconnues de la génération montante. Si les deux systèmes sont encore pratiqués, ils sont sortis du contexte sociologique qui les justifiait et l’on parle désormais en termes de main- d’œuvre. On l’a vu, les nouveaux essarteurs de Lungpi en passe de devenir propriétaires fon- ciers font appel à ces deux types d’entraide : hormis le premier défrichage et le premier brûlis qui nécessitèrent une entraide villageoise non rémunérée, lui et sa femme disent suffire au brû- lis effectué tous les trois ans ; ils savent néanmoins pouvoir compter sur une main-d’œuvre journalière – essentiellement des femmes – rémunérée 500 kyats par jour par personne.

Le démantèlement concomitant de l’organisation politique et du système d’entraide est le pro- duit tout à la fois de l’introduction du parti unique, de l’émergence du christianisme et de l’évolution du système agraire. L’éclatement des structures traditionnelles contraignit les villa- geois à un réexamen drastique de leur organisation sociale. Le processus est toujours en mar- che, avec une tendance à la concentration des pouvoirs politiques autour des représentants du pouvoir central et des responsables religieux. C’est dans ce contexte instable qu’avec les activi- tés de microfinance surgirent de nouvelles règles. Le système implique que chaque emprunteur ait un nombre limité de garants et que l’emprunteur soit lui-même garant d’une autre personne. Sont ainsi constitués les « groupes de cinq », quand bien même le nombre peut varier de trois à six membres pour chaque groupe ainsi constitué. Selon ce système, chaque membre est donc à la fois emprunteur et garant. La question se pose dès lors des critères régissant le choix des membres.

Les réponses reflètent à peu près le même discours reposant sur l’argument suivant : « autant être parents car, en cas de problème, la famille aidera de toute façon au remboursement ». Les figures suivantes illustrent trois cas parmi d’autres où existe un lien de parenté – consanguin ou allié – entre les différents membres d’un même groupe d’emprunts.

Schéma 5 : Liens de parenté entre les mêmes groupes d’emprunts

Toutefois, le regroupement lignager n’est pas systématique, tant s’en faut. Les enquêtes ont montré que, dans nombre de cas, plusieurs membres n’ont entre eux aucun lien de parenté. De manière générale, ce critère n’est pas déterminant dans le choix des membres. De même, si le voisinage est un critère qui peut parfois apparaître, les emprunteurs sont souvent dispersés de part et d’autre du village. De manière plus inattendue, l’appartenance religieuse n’est pas plus déterminante : non seulement les membres d’un même groupe relèvent le plus souvent de dif- férentes congrégations religieuses, chrétiennes ou autres (Lai Pian), mais qui plus est la reli- gion, potentiellement source de discordes, devient un tabou entre les membres d’un même groupe. Cet aspect marque un changement sensible, car c’est à peu près la seule occasion où les considérations religieuses s’effacent derrière les intérêts économiques, que ceux-ci soient du domaine de la microfinance ou du domaine agricole.

Le système de garantie n’induit pas pour autant un partenariat entre les membres d’un même groupe. Le système reste très individualisé au sens où l’identité des partenaires au sein d’un même groupe d’emprunt est plus aléatoire – contingences économiques et disponibilités de chacun – qu’il ne répond à un choix social, comme l’étaient les groupes d’entraide tradition- nelle. Cela tient en partie aux règles imposées. La demande d’emprunt n’est en effet examinée que pour des projets individuels, à l’exception de tout projet collectif. Une fois l’emprunt ac- quis, les membres restent toutefois libres ou non de se regrouper ou d’utiliser une partie de la somme empruntée pour des projets collectifs. À notre connaissance, cela n’est jamais fait. Tou-

tes les personnes interrogées s’accordent à dire qu’elles n’ont pas songé un instant à investir pour un projet commun. Malgré l’impératif de solidaire qui définit en théorie les groupes d’emprunts, le système d’emprunts individuels contourne dans la pratique le communautarisme religieux comme il marginalise la solidarité clanique.

Sauf exception – on a vu quelques cas précédemment (schémas ci-dessus) – les liens restent le plus souvent très distendus entre les membres d’un même groupe d’emprunts. Collectif dans la forme, individualiste sur le fond, cet état de fait participe au processus global du changement tourné vers la mobilité sociale plutôt que vers la reproduction du groupe solidaire.

Le critère généralement avancé pour la constitution d’un « groupe de cinq » est la confiance. On pourrait alors penser que les regroupements s’organisent en fonction du niveau social et de la capacité de chacun à pouvoir rembourser. Or, là encore la réponse est négative. Le critère de richesse n’apparaît pas être un facteur déterminant. Au sein d’un même groupe peuvent se re- trouver des membres de différentes conditions sociales. Cela tient au système de trois em- prunts : les demandes pour postuler à un emprunt conduisent à l’établissement de trois listes selon qu’il s’agit d’un « emprunt normal » correspondant à un maximum de 38 000 MKK, d’un « emprunt performant » d’un montant maximal de 50 000 MKK ou d’un « emprunt spé- cial » d’un montant maximal de 150 000 MKK. Les listes une fois établies, les « groupes de cinq » sont amenés à se constituer et le choix devient aléatoire. Une villageoise de Gawng Mual expliqua ainsi que, parmi les onze personnes ayant choisi comme elle de faire appel à « l’emprunt spécial », la formation de deux groupes de quatre et d’un groupe de trois fut orga- nisée après une rapide discussion centrée sur la régularité des emprunts de chacun d’eux. De plus, les « groupes de cinq » sont chaque année recomposés en fonction de nouveaux deman- deurs, en fonction également de la volonté des uns ou des autres de passer à un niveau d’emprunt inférieur ou supérieur, voire d’arrêter comme cela se produit parfois. Au village de Chunchung, une femme raconte qu’elle dut s’absenter deux semaines car un fils de sa sœur était décédé ; à son retour, un nouveau groupe de garants avait été formé et elle dut chercher d’autres partenaires.

Décisive pour certains, la confiance n’est pour d’autres pas plus déterminante que le lien de parenté ou l’appartenance religieuse des emprunteurs/garants. Dans l’ensemble, le regroupe- ment n’est vécu que comme un passage obligé en vue de satisfaire un projet individuel. S’ils rejoignent en cela ce qui leur est demandé, la notion d’entraide telle qu’elle existait autrefois perd un peu plus sa raison d’être. L’instauration d’un système d’entraide adapté aux circons- tances actuelles – sédentarisation des brûlis, accroissement de la population, fragmentation confessionnelle – les éloigne de toute idée de coopération intra-villageoise et de collectivité du travail sous la forme, par exemple, d’un système privé de coopérative. Malgré la présence d’une formation d’un groupe de garants censé renforcer la solidarité entre ses membres, la di- mension individuelle du projet l’emporte sur toute autre considération. Cela se vérifie en aval au niveau du projet et en amont au niveau du choix des membres des groupes de cinq. Un livret d’emprunts fourni par l’IMF détaille six années successives. La lecture du livret d’un des villa- geois de Hniarlawn près de Hakha, montre par exemple qu’aucun lien clanique ou confession- nel ne lie cet emprunteur à ses partenaires. Bien plus, une analyse détaillée fait état d’un re- nouvellement des emprunteurs d’une année sur l’autre. La raison tient au fait que cet emprun- teur augmenta chaque année le montant de ses emprunts : de 9 380 kyats il y a six ans, il est passé à 13 800 kyats l’année suivante, puis à 36 000 kyats, à 26 000 kyats, et enfin à 34 000 kyats lors de l’enquête en 2005 ; cela l’obligea à trouver des partenaires engagés dans la même catégorie que lui et à trouver des remplaçants aux sortants (tableau ci-dessous).

Individu A 2 3 4 5 Individu A 2 3 4 5 Clan Hlawn Ceu Zai Thang

? Thi Lun Tlang Lial Hlawn Ceu Tlang Lial Mual Cin Tlang Lial Zai Thang Église Gospel Baptiste Baptiste Baptiste Baptiste Gospel Baptiste Baptiste Baptiste Baptiste

Sexe Δ Δ Δ Δ O Δ O Δ Δ O

Emprunt 9 380

kyats 34 kyats 000

Groupe de garants des Individus A en 1995 Groupe de garants des Individus A en 2005

La dominante aléatoire dans le choix des trois responsables des membres d’un même groupe de garants ne varie pas selon que l’on se trouve en milieu rural (VCS) ou en milieu urbain (BCS). L’étude à Falam d’un groupe de garants constitué de six membres fait ainsi état d’une forte hétérogénéité : aucun lien de parenté n’est établi entre les membres et pas moins de cinq congrégations chrétiennes sont représentées : baptistes pour deux d’entre eux, un United Pen- tecostal Church (UPC), un Church of Christ (CC), un United Reform Baptist Church et un Evangelical Baptist Church. Ce dernier fut identifié comme tel par notre informateur après réflexion et l’aide de l’entourage ; assez courant lors de nos entretiens, un tel oubli illustre la volonté d’éviter les sujets potentiellement conflictuels dans toute entreprise collective.

C’est dans la catégorie sexuelle que pourrait se situer la plus grande différence entre milieu urbain et milieu rural, pour autant que permet de juger la création récente des BCS et de l’unique enquête effectuée à Falam : ce dernier est constitué de quatre femmes et de trois hommes. L’appartenance socioprofessionnelle est un autre critère distinctif entre agriculteurs VCS et employés gouvernementaux BCS, à cette réserve près que, dans un pays où le salaire mensuel d’un instituteur n’excède pas 10 000 kyats (environ 10 dollars), le statut de fonction- naire ne saurait être considéré comme gage de solvabilité.

En ville comme à la campagne, la constitution des groupes de garants répond dans tous les cas à des critères identiques : si la confiance apparaît déterminante en amont, son importance s’avère par la suite sensiblement réduite du seul fait que le choix des partenaires possibles est déterminé en fonction des trois catégories de d’emprunts disponibles. Les intéressés jaugent leur passé d’emprunteur et leur projet : s’il s’agit d’un nouvel ou d’un ancien emprunteur, si les emprunts ont été effectués d’une année sur l’autre avec ou sans interruption, s’il y a eu des difficultés de remboursement et la manière dont elles ont été réglées, si le projet a été un succès ou au contraire cause d’endettement, s’il s’agit d’investir ou d’acheter du riz pour sa consom- mation personnelle. Ces renseignements contribuent d’une certaine manière à atténuer la di- mension aléatoire du choix des partenaires. Néanmoins, le renouvellement quasiment systéma- tique des groupes de garants d’une année sur l’autre contribue, là encore, à atténuer la confiance que peuvent se porter chacun des membres dont on ne sait toujours ni le clan ni la confession.

3. Les groupes ne sont pas solidaires : la communauté partage le

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