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Christianisme pluriel et atomisation de la société

Dynamiques de la circulation des richesses

DE L’ORGANISATION SOCIALE

II. ACCUMULATION DES RICHESSES VERS LES ÉGLISES

2. Christianisme pluriel et atomisation de la société

La prégnance du christianisme s’impose peu à peu au fur et à mesure que l’on s’enfonce dans l’État Chin. La route conduisant à Hakha est ainsi bordée par endroits de stèles funéraires sur- montées de croix, les églises pointent leurs clochers de part et d’autre des villages, les portes des maisons et les cloisons de bois sont couverts de graffitis à la craie blanche louant le Christ, jusqu’aux enseignes des magasins où s’affiche parfois la confession des propriétaires. À Te- dim, une quincaillerie-épicerie s’appelle “Adventist store” et une autre “Mother Theresa Boar- der”, deux buvettes sont baptisées “Amen coffee shop” et “Alleluia Tea Shop”, tandis que la cahute d’un vendeur de bétel a pour nom “Bethel Assembly of God”, etc. Les Églises baptistes, presbytériennes, pentecôtistes et catholiques pullulent avec parfois un éventail de dénomina- tions très large témoignant de la vivacité du protestantisme chrétien. Certaines Églises grou- pusculaires ont localement des dénominations parfois surprenantes telles que The Church, The Church on the Rock, Yahwa of God ou encore Theocratic Christ Baptist Church : si elles ont toutes été créées par un petit groupe de familles dont l’influence ne dépasse généralement pas les limites du village, elles n’en sont pas moins soutenues en sous-main par des Églises mères implantées aux États-Unis. Les Églises ayant fait sécession du mouvement majoritaire sont elles-mêmes confrontées à des entreprises sécessionnistes et à la création d’Églises indépen- dantes ; c’est le cas, par exemple, du mouvement pentecôtiste issu de la mouvance Gospel, elle-même issue de la Full Gospel Church qui est elle-même le produit d’un schisme avec l’Église mère baptiste. Le prosélytisme est très actif et des congrégations comme les Adventis- tes du 7e Jour, les Témoins de Jéhovah ou les Believers Church of Jesus Christ d’introduction récente dans l’État Chin sont en pleine expansion.

Quelques éléments comparatifs suffiront à cerner l’ampleur du prosélytisme chrétien et ses implications en termes d’éclatement au sein d’un village, quand ce n’est pas au sein d’une même famille (Le Meur, 2005). Prenons pour exemple le village de Lungpi. Du fait de sa proximité avec Falam, ancienne capitale de l’État Chin du temps de l’administration coloniale, le village fut dès l’origine peuplé de migrants. Les premiers arrivants à s’y établir étaient des Gurkha, d’origine népalaise, réputés pour leur bravoure au combat et pour leur aptitude à l’élevage, deux facteurs déterminants aux yeux de l’armée coloniale. Le site de Lungpi offrait alors en suffisance les pacages indispensables aux montures de la cavalerie ainsi qu’au ravitail- lement en viande et en produits laitiers de la force coloniale ; de nos jours, la petite commu- nauté Gurkha a encore son propre temple hindou, mais son influence s’est marginalisée : outre le fait que chevaux et bovins ont perdu de leur intérêt, l’extension des jardins est difficilement compatible avec l’élevage. Avec l’arrivée régulière de migrants quittant leurs essarts pour se rapprocher d’un centre urbain susceptible de procurer du travail, Lungpi s’étend de plus en plus le long de la route rejoignant Falam à Hakha. De nouvelles implantations d’Églises ac- compagnent le mouvement. Lungpi compte aujourd’hui pas moins de dix lieux de cultes pour un total de 100 maisons. Les nombreux réseaux d’échanges informels entre le Mizoram – État voisin de l’Inde à dominante Chin – et l’État Chin contribuent aux entreprises de prosélytisme ; c’est le cas en particulier des congrégations presbytériennes qui ont pénétré le Myanmar via l’Inde. D’autres missions chrétiennes originaires de Chine telle l’Assembly of God, ou en pro-

venance de Yangon tels les Adventistes du 7e jour, atteignent l’État Chin via la plaque tour- nante du Myanmar Central qu’est Mandalay. Lungpi est localement le siège d’une communau- té monastique qui se développe : un centre d’enseignement compte aujourd’hui un bonze supé- rieur, six bonzes ordonnés et dix-huit novices, soit 25 membres du sangha pour quatre familles se déclarant bouddhistes ; dans la même région, une pagode culmine depuis peu en lieu et place d’une croix chrétienne au sommet d’une colline située au centre d’un cirque montagneux que traverse la rivière Manipur. À l’inverse de Lungpi qui est un village d’accueil, Tual Zang, à proximité de Tedim, est un village de départ, un village que l’on quitte du fait de la faible superficie de terres arables disponibles et de l’accroissement démographique ; on dénombre pourtant pas moins de sept lieux de culte pour 93 maisons, soit un rapport d’une église pour 13,28 maisons.

Sur la base des six villages où l’enquête sur le pluralisme chrétien a été menée en juillet 2005, la moyenne est de un lieu de culte pour 30,30 maisons et le rapport peut dans certains cas aller jusqu’à dix maisons pour un lieu de culte : c’est le cas à Lungpi dans la région de Falam et à Gawnmual dans la région de Tedim. Plus significatif encore, cet échantillon de six villages totalise 22 dénominations différentes, 24 si l’on comptabilise les temples hindous et les monas- tères bouddhiques. Les enquêtes menées en novembre de la même année dans d’autres villages ne firent que confirmer la diversité des implantations chrétiennes dans un même lieu. Certains villageois firent remarquer sur le ton de la plaisanterie qu’il y a actuellement plus de mission- naires que de chamanes autrefois. Quoi qu’il en soit, la tendance générale est donc au dévelop- pement et à l’atomisation concomitante des congrégations religieuses.

Toute entière assimilée au christianisme, la « culture » Chin en vient à être réduite à quelques marqueurs culturels :

• marqueurs que l’Église s’approprie : c’est, par exemple, le cas des couvertures dont se drapaient autrefois les hommes et dont les motifs renvoyaient au statut social et au regroupe- ment clanique ; les vestes que les hommes portent désormais pour se rendre à l’office du di- manche sont taillées dans la même étoffe, mais la portée symbolique contenue dans le passage du drapé au cousu fait bien plus qu’associer le religieux à l’identitaire : c’est parce qu’il est intériorisé comme le passage de l’état de nature à l’état de culture que la réinvention des tradi- tions est devenue possible à l’initiative, qui plus est, des responsables religieux eux-mêmes ; • marqueurs que l’Église neutralise : c’est le cas des réseaux claniques relégués au second plan derrière l’appartenance confessionnelle ;

• ou encore, marqueurs culturels que l’Église interdit : c’est le cas de la prohibition de la bière de maïs et/ou de millet bue autrefois collectivement et offerte, on le verra, en certaines circonstances rituelles marquant la solidarité clanique.

Le pluralisme chrétien est exclusif et l’immersion dans le champ « culturel » hégémonique. Le rapport du Christ à la culture et de la culture au Christ n’arrête pas d’être au centre d’une ré- flexion en boucle dont se sont emparés les responsables des différentes « Conventions » chré- tiennes. Les formulations renvoient invariablement à la même idée d’une Église s’appropriant les marqueurs culturels de manière à étendre son influence sur ses adeptes, jusque parfois dans les domaines les plus quotidiens : Christianism against culture? Christ against culture? Christ of culture? Christ above our culture? Christ and culture in paradox? À l’inverse, la dimension transcatégorielle que génère l’IMF – nous y reviendrons dans la partie consacrée aux groupes de garants – se veut par définition inclusive même si, dans les faits, les plus riches et les plus pauvres ont tendance à s’exclure eux-mêmes du circuit de l’emprunt – nous y reviendrons éga- lement plus en détail par la suite.

Sur le seul plan de la redistribution des richesses, l’extension du christianisme amena à recom- poser le lien de réciprocité unissant jusqu’alors les leaders locaux aux villageois : tandis que la redistribution des chefs aux villageois prenait la forme d’offrandes sacrificielles par lesquelles se trouvait renforcé le lien social, les retombées exclusivement symboliques bénéficient au salut des âmes plus que des personnes à proprement parler. Le système repose désormais sur le « denier du culte », cet « argent de Dieu » que tout un chacun se doit de donner aux pasteurs. Bien qu’il ne soit jamais explicité en ces termes, le don à l’Église se substitue aux taxes dont les villageoise étaient redevables auprès des chefs, à cette différence près que, d’un point de vue mercantile et donc païen, le système chrétien participe à son corps défendant à un appau- vrissement généralisé : au niveau individuel comme au niveau collectif, puisque ni les villa- geois ni la communauté villageoise ne perçoivent de retombée matérielle à leurs offrandes.

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