• Aucun résultat trouvé

Réseaux d’alliances claniques

Dynamiques de la circulation des richesses

DE L’ORGANISATION SOCIALE

1. Réseaux d’alliances claniques

Le changement entre le système des chefferies héréditaires et le mode de gouvernance actuel s’est opéré entre la signature de l’indépendance du pays en 1948 et 1962. Le « Yayaka » – un acronyme – est à la fois représentant du village dont il est généralement originaire et représen- tant du pouvoir central. Considéré du seul point de vue de la circulation des richesses, le pas- sage d’une institution politique à l’autre marqua assez abruptement la fin de la provision bud- gétaire villageoise : tandis que le chef était autrefois garant de la redistribution des richesses (sous forme notamment des fêtes de mérites), le Yayaka n’a pas les moyens de cette redistribu- tion puisqu’il ne bénéficie d’aucun impôt ; dépourvu de provision budgétaire, il ne peut satis- faire en retour les investissements collectifs.

Quelle qu’ait pu être « traditionnellement » la structure politique de type hiérarchisé comme à Saizang, dans la région de Tedim, ou sur un mode dit « égalitaire » ou « démocratique » comme à Tashon dans la région de Falam (Sakhong 2005 : 43), la circulation des richesses reposait sur des droits et des devoirs dont dépendait la dynamique collective. Qu’elle soit vo- lontaire ou coercitive, cette dynamique collective avait force consensuelle du seul fait qu’elle reposait sur l’organisation clanique et un système de patrilignages exogames : le chef (bawi) et son clan étaient propriétaires de l’ensemble des terres habitées et cultivées. Les entretiens avec les descendants de chefs à Saizang, dans la région de Tedim, ont permis d’établir que leurs ancêtres percevaient à ce titre des taxes dont les principales étaient l’impôt sur la maison, sur la récolte de maïs et de millet, ainsi qu’un droit de préemption sur une partie des bêtes sacrifiées ou tuées à la chasse, ce dernier privilège valant aux chefs l’appellation de « mangeurs de cuis- ses » ; la lecture de l’ouvrage de Lehman (1963 : 148) montre que cette liste n’est pas limita- tive, qu’il y avait en particulier un prix de l’esclave comme il y a un prix de la fiancée, et que les nobles et les officiants rituels percevaient eux-mêmes des taxes et des compensations. À cela s’ajoutaient toutes sortes d’obligations dont la réalisation était du ressort des groupes d’entraide et de solidarité appelés respectivement kilawm et kihuh dans la région de Hakha. Qu’il s’agisse de couper, de brûler, de nettoyer ou de récolter l’essart ou de changer le chaume ou les bardeaux de sa maison, la charge de travail incombait aux membres des groupes d’entraide ; dans le cas d’un chef et des membres de son clan, l’entraide était un dû que devait satisfaire l’ensemble des maisonnées.

En contrepartie des taxes qu’ils percevaient, les leaders ou dignitaires locaux se devaient de redistribuer une partie de leurs richesses à l’occasion de cérémonies au cours desquelles la chair des animaux sacrifiés – mithans, porcs, poulets – et la bière de maïs ou de millet étaient offertes aux villageois. Les descendants des chefs de Saizang énumérèrent ainsi cinq sortes de cérémonies qu’un leader devait effectuer au moins une fois dans sa vie : galai afin de célébrer

la capture d’ennemis, sa ai lorsque le tableau de chasse s’avère exceptionnel, tong et sial kop go en l’honneur des esprits afin qu’ils écartent maladies et accidents du couple et de sa progé- niture, taangza ai afin de célébrer une récolte exceptionnelle de 100 sau de millet (l’équivalent de trois tin). Non seulement les chefs avaient un devoir d’organiser de telles cérémonies au risque de perdre leurs privilèges – usurpation de pouvoir ou migration collective – , mais la graduation de statut au sein même des clans de chefs contraignait les « notables » à produire des fêtes de mérite : en dépit de leur état de délabrement, deux maisons en bois du village de Surkhua (région de Hakha) témoignent encore de la grandeur passée de certaines chefferies dont les dernières ont officiellement disparu au tournant des années 1960.

Les témoignages enregistrés de vive voix mis à part, les sources à notre disposition sont raris- simes du fait de la tradition orale qui prédomina jusqu’à ces dernières décennies, ainsi que de la politique de destruction systématique des objets de cultes « fétichistes » par les missionnai- res. Seuls subsistent quelques maisons en ruine, quelques poteaux sculptés à l’effigie des ancê- tres dont certains sont désormais réduits au rôle de passerelle au-dessus d’un cours d’eau, ainsi que des stèles funéraires dressées le long des sentiers. Bien qu’ils soient liés à l’histoire des ancêtres, ces objets rituels ont perdu la valeur hautement symbolique qu’ils recouvraient et la mémoire clanique s’évanouit au fur et à mesure que se décompose son support matériel. Les pierres gravées – dont les dernières datent de la fin des années 1970 – font état de la démesure des rituels chamaniques comparée à la rigueur de la vie d’essarteur et à la frugalité d’un régime alimentaire dont la soupe de maïs était le lot quotidien.

Stèles funéraires gravées

Dans les régions de Falam et de Tedim, les motifs gravés sur les deux faces des stè- les funéraires – parfois même sur la tranche comme à Sunthla – témoignent de la di- versité des événements célébrés : récoltes exceptionnelles que symbolise la présence de jarres de bière de maïs ou de millet, tableaux de chasse avec force représenta- tions de rhinocéros, d’éléphants, de tigres, d’ours, de sangliers, de toucans, etc., ou encore faits d’armes que sanctionnent les représentations de têtes coupées et de pri- sonniers de guerres représentés nus et accroupis, les gravures figurant sur ces pierres célèbrent la prouesse d’un individu, de sa famille et, à travers eux, d’un clan. Vérita- bles œuvres d’art hautes parfois de plus de deux mètres, elles étaient érigées à l’occasion du renvoi de l’âme d’un défunt vers le pays des ancêtres : entouré d’esclaves, de têtes coupées, d’animaux tués et de villageois rendant hommage à son héroïsme et de femmes abreuvant le héros, le défunt est représenté en compa- gnie de sa famille ; mari, épouse et enfants se donnent la main, tous debout sur un éléphant – forme animale des esprits supérieurs – chargé de guider l’âme des morts dans leur voyage transmigratoire.

Les faits d’armes et les circonstances rituelles que décrivent ces stèles nous sont précisément connus à partir des années 1910, avec l’introduction d’inscriptions en Chin, en anglais ou en birman qui se surajoutent aux motifs gravés. En date du 27 no- vembre 1964, l’une des stèles étudiées dans l’un des quartiers de Tedim précisait huit niveaux généalogiques auxquels sont attribués des faits marquants et/ou des sacrifi- ces. L’hommage est toutefois plus spécifiquement rendu à un nommé Tual Chin du clan Gual Nam, second fils d’une famille de quatre enfants :

- En 1933, il sacrifia un mithan et quatre porcs lorsqu’il dut quitter le foyer parental à l’occasion de son mariage, tout comme son père – lui-même cadet – avait sacrifié un mithan en pareilles circonstances conformément à l’usage clanique.

- En 1943, il sacrifia une vache pour commémorer le dixième anniversaire de la sé- paration de la maison de ses parents.

- En 1945, il abattit un éléphant et sacrifia une vache pour célébrer l’événement. - En 1952, il sacrifia un buffle, une vache et deux porcs après avoir capturé des en- nemis.

- En 1962, il sacrifia un mithan, un buffle et trois porcs en plus du buffle, de la vache et des trente-deux porcs que sacrifièrent les autres membres du clan conformément à la volonté de leurs ancêtres.

- En 1964, il sacrifia deux mithans et deux porcs afin de célébrer une récolte excep- tionnelle de 100 sau de millet – l’objet pour lequel la pierre fut érigée – et de com- mémorer par la même occasion le tigre abattu autrefois par son père.

Les stèles funéraires conservent la mémoire clanique. Les sacrifices et la redistribution des richesses à laquelle elles donnaient lieu agissent comme amplificateur du lien social, sanction- nant tout à la fois la solidarité intra-clanique, les alliances matrimoniales, les droits et les de- voirs de chacun. Symboles du passage du chamanisme au christianisme dans ce qu’il peut avoir de syncrétique, les stèles aux motifs gravés sont désormais supplantées par des pierres aux motifs peints et surmontés d’une croix.

Mais la commémoration s’accompagne dans les deux cas d’un échange de biens, de services et de nourriture. Ces échanges sont régulés par une codification très développée, montrant s’il le fallait que dans ces sociétés où prédomine un système de filiation unilinéaire – comme chez les Chin – les réseaux économiques sont consubstantiels aux réseaux sociaux.

Outline

Documents relatifs