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2. 2ème partie : décisions et organisations

2.1 LES FONDAMENTAUX

2.1.3 Modèles décisionnels

2.1.3.1 Rationalité parfaite

Version extrême de la rationalité finaliste, utilitariste et instrumentale, le modèle de la rationalité parfaite (ou substantive) constitue le socle du modèle économique néo-classique dans sa version la plus orthodoxe. Il repose sur trois principes : la rationalité part de l’individu (acteur unique), elle se traduit par une optimisation (c’est la meilleure solution qui est choisie) et elle réduit l’incertitude de l’avenir à des probabilités numériques (Favereau, encyclopédie de gestion, 1997, p. 2794). La signification de ces trois principes et leur implication sur la façon dont est considéré le comportement de l’individu sont les suivantes :

- Buts : le décideur recherche exclusivement la satisfaction de son intérêt personnel, qui s’incarne dans des préférences stables, claires et hiérarchisées. Les préférences du décideur sont antérieures au choix, exogènes au modèle et ne sont pas discutées.

- Moyens et limites de la décision: le décideur évolue dans un univers stable et prévisible. Son information est parfaite (sur le problème, les solutions et les conséquences des solutions) et ses capacités de traitement de cette information sont illimitées (capacités cognitives du décideur). Les alternatives des choix sont donc connues ainsi que leurs conséquences, qui peuvent être ordonnées selon une échelle de comparaison quantitative.

Cette configuration permet au décideur de choisir la solution optimale.

“Therational consumer model is so deeply entwined in economic analysis, and in broad terms so plausible, that it is hard for many economists to imagine that failures of rationality could infect major economic decisions or survive market forces.”

McFadden, 1999, p. 74

Le décideur est détaché du monde qui l’entoure, dont il a une vision parfaitement objective, au sens de non déformée par ses propres perceptions. Cette position d’observateur détaché lui permet de confronter les solutions claires qui s’offrent à lui à ses préférences qui sont préexistantes, parfaitement définies et ordonnées.

Le décideur utilise la méthode analytique pour faire ses choix, selon un processus en différentes étapes : il définit le problème à propos duquel une décision doit être prise, il identifie les critères pertinents pour le choix à effectuer et les classe par ordre d'importance, il rassemble les informations nécessaires sur les différentes solutions envisageables, il classe les solutions par rapport aux critères prédéfinis; il calcule le score de chaque décision en multipliant son classement par la valeur relative de chaque critère;

finalement, il choisit la solution ayant obtenu le score le plus élevé, la solution optimale (Bazerman, 2006, p. 4). Ou encore, comme le décrivent Mintzberg, Raisinghani et Theoret, (1976, p. 258) “…the analytic mode, clearly distinguishing fact and value in the selection phase. It postulates that alternatives are carefully and objectively evaluated, their factual consequences explicitly determined along various goal, or value, dimensions and then combined according to some predetermined utility function – a choice finally made to maximize utility". L'étape de la mise en œuvre n'est, logiquement, pas prise en compte par le modèle: elle ne peut poser aucun problème puisque c'est la meilleure solution qui a été choisie.

Dans ses analyses des décisions de niveau organisationnel, cette approche agrège

"sans remord", et en bonne logique, le comportement des individus et des groupes : puisque chaque manager prend individuellement des décisions rationnelles, optimales, alors les décisions prises par des groupes au sein des organisations, et par l'organisation elle-même, seront également rationnelles (Miller, Hickson & Wilson, 1997, p. 293). De même le marché fonctionne de façon efficace puisqu'il est animé par des agents économiques rationnels.

Le schéma ci-dessous illustre le processus décisionnel extrêmement simple de la rationalité parfaite: le décideur analyse les solutions qui s’offrent à lui sur la base de l’information illimitée dont il dispose et, en fonction de ses préférences, il choisit la solution optimale.

Après cinquante ans de débats et d’avancées théoriques et empiriques, le modèle de la rationalité substantive défendu par la théorie économique néo-classique a montré les faiblesses de son pouvoir explicatif en maintes circonstances, comme nous allons le voir dans les sections suivantes. Cependant, dans l’ensemble, et malgré les nombreuses critiques dont il fait l’objet, le modèle utilitariste et instrumental de la rationalité substantive continue à être – le plus souvent de façon implicite car les hypothèses fondatrices en sont rarement discutées – le modèle dominant des sciences de gestion.

Comme le constate Cossette (2004, p. 96) "il y a tellement de trous dans ce modèle, que sa grande popularité laisse songeur". Livian (2000, p. 56) propose les raisons de cette domination : le modèle correspond aux concepts du calcul économique standard (optimisation), il correspond à la rationalité cartésienne transmise par l’enseignement scientifique, il permet une modélisation mathématique, donnant lieu à des outils dits d’ "aide à la décision", il est donc rassurant et même valorisant pour celui qui s’imagine être "un décideur". Pfeffer (1997), s’interrogeant lui aussi sur les raisons de cette domination, conclut à son idéologie implicite. Le modèle économique présente une vue bénigne de l'organisation sociale117, en mettant l’accent sur le marché et les relations d’échange volontaire qui s’y produisent, par opposition à des relations de pouvoir.

Brunsson (2006) propose une troisième explication. Selon lui, la rationalité est une

"forme intentionnelle d'intelligence", une des quatre formes d'intelligence avec l'apprentissage, l'imitation et le respect des règles. Le succès de la rationalité dans la société occidentale tient à ce qu'elle est la forme d'intelligence qui correspond le mieux à

117 "The economic model presents a benign view of social organization" (Pfeffer, 1997, p. 54).

Information

Préférences

SOLUTION OPTIMALE

une autre institution de la société moderne : l'individualisme. Le modèle de la rationalité classique est en effet basé sur les notions d'intentions et de préférences qui fondent aussi la notion d'individu. Par conséquent, "If we can prove that we are rational, we simultaneously prove that we are proper individuals. When individuality is an important value, we can expect rationality to be a form of intelligence that is accorded high status.

In our society, both the theory of the individual and the idea of rationality as a form of intelligence are almost always given the status of clearly correct and respectable phenomena – they are parts of the institutionalised reality: People are called individuals, and rationality is seen as being equivalent to intelligence, or at least as being the only proper intelligence" (Brunsson, 2006, p. 17).

La rationalité selon le paradigme économique sous-tend la finance classique et la théorie financière de l’investissement, ainsi que l'économie industrielle et une grande partie du domaine du management stratégique. Elle sous-tend aussi les analyses faites par les économistes de l'énergie sur les déterminants des investissements en efficacité énergétique, ce qui explique leur refus d'admettre un comportement "sub-optimal" de la part des entreprises dans ces investissements ou de n'en accepter comme cause qu'un manque d'information (qui est admis par la théorie économique sous la notion d'échecs de marché, voir p. 70 et ss.). La remarque de McFadden, citée aussi en exergue à cette section, aide à comprendre les raisons de cette attitude : "the rational consumer model is so deeply entwined in economic analysis, and in broad terms so plausible, that it is hard for many economists to imagine that failures of rationality could infect major economic decisions or survive market forces” (McFadden, 1999, p. 74).