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Quelques résultats d’optimisation obtenus sur 1-2 ans, sans investissement en capital, avec chiffre d’affaires croissant

1.3.2 Barrières à l’efficacité énergétique

1.3.2.2 Barrières organisationnelles

1.3.2.2.1 Perspective économique

Comme dans le cas des barrières conditionnées par le marché, la perspective dominante sur les barrières organisationnelles est la perspective économique.

La théorie micro-économique néo-classique représente les entreprises comme des décideurs rationnels, bien informés, désireux et capables de maximiser systématiquement leurs profits, sous réserve des contraintes imposées par la technologie, le cadre institutionnel et les conditions du ou des marché(s) (DeCanio, 1993). Mais elle réduit les organisations à une "boîte noire" au fonctionnement interne opaque et les assimile à un décideur unique. Au fond, la théorie économique néo-classique "se réduit à être une théorie des marchés" (Charreaux, 1999, p. 68), insuffisante pour décrire les comportements individuels des organisations (ainsi que les comportements individuels au sein des organisations). Elle ne permet pas non plus d'expliquer les décisions d'investissement des entreprises dans le domaine de l'efficacité énergétique (comme d'ailleurs dans les autres domaines, ainsi que nous le verrons dans la deuxième partie consacrée aux décisions dans les organisations).

Pour comprendre ces décisions, il faut ouvrir la fameuse "boîte noire" et tenter de comprendre ce qui s’y passe. Telle est la démarche des théories de l'agence et des coûts de transaction, venues compléter la théorie économique néoclassique au milieu des années 1970. Ces théories proposent un cadre explicatif du fonctionnement de l’entreprise, en prenant en considération différents groupes d'acteurs, dont les intérêts,

opposés, déterminent le comportement (voir la section "l’entreprise comme réseau de contrats", p. 137). Dans ce cadre théorique élargi, l’entreprise devient une “collection d’individus” liés par un ensemble complexe de contrats, bien différente d’une entité agissant avec une conscience et une volonté unique, et dont le comportement, rarement optimal, est le résultat des relations entre les individus qui la composent, les règles et les conventions qui règlent ces relations, et l'environnement au sein duquel l'entreprise exerce son activité58 (DeCanio, 1993, p. 906).

La théorie de l’agence est la branche de l'économie, à l'intersection entre l'économie industrielle et la théorie des organisations, qui étudie et modélise les conséquences de la relation d'agence, à l'intérieur d'une même unité économique, administration ou entreprise. Une relation d'agence existe lorsqu'un "principal" (par exemple un actionnaire) recrute un "agent" (par exemple un gestionnaire). Le principal dépend de l'action de l'agent sur lequel le principal est imparfaitement informé.

L'existence d'intérêts divergents et l'asymétrie d'information font de la relation d'agence une "relation conflictuelle entre personnes" (Charreaux, 1999, p. 63). Cette forme de relation peut exister, au sein du marché, entre organisations différentes mais aussi au sein des organisations elles-mêmes, entre les actionnaires et les managers, entre les actionnaires et les créanciers, ou entre le haut management et les niveaux inférieurs59.

"L’idée qui sous-tend [la théorie de l’agence] est d’une simplicité extrême. En raison des divergences d’intérêts entre individus ou organisations, les relations de coopération s’accompagnent nécessairement de conflits inducteurs de coûts qui réduisent les gains potentiels issus de la coopération" (Charreaux, idem). Or les décisions d’allocations de ressources qui régissent le processus de création de valeur, typiquement les investissements, sont une source importante de conflits d'intérêts au sein des organisations.

La théorie économique des coûts de transaction (Coase, 1937; Williamson, 1981), postule, contrairement à la conception néo-classique, que les transactions entre acteurs

58 “is the outcome of the interplay of the motivations of the individuals comprising it, the rules and conventions governing their interaction, and the environment within which the firm operates.” (DeCanio, 1993, p. 906).

59 La complexité vient aussi de ce que, dans les structures hiérarchiques complexes comme celles des entreprises un collaborateur (un manager de niveau intermédiaire) peut être à la fois mandant et agent. Et un collaborateur peut avoir différents mandants.

sont rarement sans coûts. Ces coûts de transaction apparaissent entre organisations mais aussi au sein des organisations elles-mêmes, puisque Williamson inclut dans sa définition de la transaction les échanges de produits ou de services entre départements de la même entreprise, qui ne donnent lieu à aucune distribution de revenu. Le principe au cœur de la théorie des coûts de transaction est que le coût de l’échange est lié au degré de confiance entre les parties, qui dépend lui-même de "deux mécanismes essentiels du comportement individuel : la rationalité limitée et l’opportunisme" (Joffre, 1999, p. 150), défini par Williamson comme "la recherche de son propre intérêt en ayant recours à la ruse" (cité par Charreaux, 1999, p. 70).

Selon le modèle décisionnel de la rationalité limitée (Simon, 1959; voir p. 129), l’agent économique ne dispose pour prendre ses décisions que d’informations imparfaites et de capacités cognitives limitées, qui l’inclinent à accepter des solutions satisfaisantes, en contradiction avec l’agent maximisateur de la rationalité substantive qui sous-tend le modèle décisionnel néo-classique. La rationalité limitée est un concept central des théories comportementales, qu’elles soient économiques ou sociologiques, qui cherchent à décrire le comportement réel des individus, par opposition à l’approche néo-classique qui déduit ce comportement de modèles théoriques abstraits.

En intégrant le concept de la rationalité limitée, emprunté à la sociologie, Williamson s’inscrit dans la ligne de la sociologie des organisations. "Il y ajoute cependant une dimension originale concernant le comportement des agents économiques – l’opportunisme, voire la ruse – et éclaire d’une lumière particulière la nature des rapports économiques entre les hommes : des liens de coopération mâtinés d’opportunisme individualiste" (Joffre, 1999, p. 147).

Outre la rationalité limitée et l’opportunisme (source, comme nous avons vu, d'aléa moral et de sélection adverse dans l’organisation), les principaux déterminants de formation des coûts de transaction sont : le petit nombre d’acteurs, les asymétries d’information, la fréquence des relations contractuelles, la spécificité des actifs et l’incertitude et la complexité de l’environnement. Les coûts de transaction sont donc généralement dûs à des problèmes d’information imparfaite ou de traitement de l’information. L’autre composante principale des coûts de transaction est la négociation.

Basé sur les principes des théories de l’agence et de l’économie des coûts de transaction, le concept de défaillance de l’organisation60 (organizational failure) proposé par Sorrel et al. (2000) est la transposition au sein de l’organisation du concept économique néo-classique de défaillance du marché. Les défaillances de l’organisation responsables d’un sous-investissement en efficacité énergétique selon cette perspective économique élargie sont au nombre de trois : information imparfaite, aléa moral, et incitations partagées.

L'information imparfaite sur l’usage de l’énergie concerne les décisions d’investissement mais aussi sur l’évaluation par l’organisation de sa performance en matière de consommation énergétique, ce qui pose la question des instruments de mesure (factures et compteurs) de cette consommation et plus généralement de la gestion de l’énergie au sein de l’entreprise61. Le centre de décision de l'entreprise ne peut contrôler parfaitement le bien-fondé des décisions prises à un niveau subalterne, sur lesquelles pèsent les effets négatifs de la rationalité limitée et de l’opportunisme (situation d'aléa moral62). Pour réduire les conséquences défavorables d'une telle situation, le centre de décision fixe des règles a priori, des routines (Stern, 1984 ; DeCanio, 1993) telles que les règles internes d’adoption des investissements. Ces routines peuvent exercer une grande influence sur le processus décisionnel au sein de l’organisation. Ainsi Sorrel et al. (2000, p. 46) considèrent que "la plupart des décisions résultent de l'application d'un ensemble de règles à une situation, plutôt que d'une analyse systématique des alternatives"63. Temps de récupération et exigence (ou seuil) de rentabilité des investissements sont des exemples de routine. DeCanio (1993, p. 908) remarque que, en contradiction avec les prescriptions de la théorie financière, "les seuils de rentabilité peuvent être fixés en liaison avec les problèmes de contrôle d'une grande organisation et pas seulement en

60 “where the barrier results from organisational structure and policy and may be reduced through managerial tools such as task allocation and incentive design” (Sorrel et al., 2000:25)

61 Voir p. 323 et ss.

62 Rappelons (voir Page 29 of 412) que l’alea moral qualifie une situation dans laquelle le comportement d'un agent économique n'est pas parfaitement observable (ex post) par celui qui finance ou a financé son action. On parle de sélection adverse quand une caractéristique d’un bien est cachée à son utilisateur potentiel, avant un achat éventuel

63 “…most decisions are a result of applying a set of rules to a situation, rather than a systematic analysis of alternatives”. (Sorrel et al., 2000, p. 46)

fonction du coût du capital de l'entreprise"64. Il cite notamment une étude menée par l’EPA auprès de 48 entreprises américaines qui a révélé que le temps de récupération moyen requis pour un certain type d’investissements en efficacité énergétique était de deux ans, ce qui correspond pour un projet ayant une durée de dix ans à une rentabilité réelle (après impôt) de 56% (DeCanio, idem). La procédure fréquente de rationnement du capital décrite par Ross (1986) peut s’expliquer par les mêmes raisons. L'importance des routines, en particulier les routines budgétaires, dans les décisions d’investissement est aussi soulignée par Quirion (2004) : la règle organisationnelle fréquente de division, voire même de séparation rigide, du budget en budget d’investissement et budget opérationnel constitue un frein aux économies d'énergie, car ces dernières nécessitent en général un accroissement du budget d'investissement alors qu’elles diminuent les dépenses opérationnelles. Les incitations partagées au sein de l'organisation viennent de que les coûts énergétiques sont typiquement mutualisés au sein des entreprises supprimant toute incitation à réduire la consommation d'énergie pour le responsable d'un service, sans parler de chaque salarié (Quirion, 2004), Même en cas d'individualisation des coûts entre services, la rotation rapide des dirigeants d'unités peut réduire leur incitation à mener des actions d'économies d'énergie, qui ne porteront tous leurs fruits qu'après leur départ. De même les programmes d’incitation à la performance récompensent généralement la performance à court terme ce qui diminue l’incitation des managers à s’engager sur des investissements de long terme (DeCanio, 1993).

En résumé on peut dire que, selon la perspective économique, les défaillances organisationnelles responsables d'un sous-investissement en efficacité énergétique relèvent d'asymétries informationnelles. Cette analyse rejoint l'analyse des barrières à l'efficacité énergétique au sein des marchés de l'énergie et des services énergétiques. Les mêmes concepts sont employés pour décrire les conséquences, sur les décisions d'investissement, d'une information imparfaite ou inégale sur les prix/coûts des technologies efficaces en énergie. Ces situations d’information imparfaite ou inégale, cumulées à l’opportunisme et à la rationalité limitée du manager-agent, se traduisent pour le mandant (actionnaire ou manager de niveau supérieur) par un problème de contrôle : il

64 “…hurdle rates can be set with an eye towards the problems of control of a large organization, not just to correspond to the firm’s cost of capital”. (DeCanio, 1993, p. 908)

s’agit de faire en sorte, au moindre coût, que le manager-agent se comporte de façon à ne pas léser ses intérêts. Dans ce contexte, une des solutions consiste à définir des routines et des règles qui donnent un cadre contraignant aux décisions, en réduisant la marge de manœuvre des managers de niveau inférieur. Ces routines se traduisent par des décisions d'investissement sous-optimales, dans la mesure où des investissements qui présentent une rentabilité élevée peuvent ne pas être décidés.

La conséquence logique de l’importance donnée à l'information en matière de choix économiques est l’idée qu’augmenter la quantité de l’information permettra d’améliorer le taux d’adoption des technologies efficaces en énergie. Il s'agit de fournir cette information au "décideur-mandant", en réduisant les problèmes liés à la rationalité limitée et à l'opportunisme des "managers-agents". Ce rôle de fournisseur d’information revient aux pouvoirs publics, en raison des caractéristiques de bien public de l’information.

Dans le secteur résidentiel, de nombreux programmes de promotion de l’efficacité énergétique ont été élaborés sur cette conclusion. Cependant leurs résultats sont souvent décevants65 (Robinson, 1991, Gram-Hanssen et al., 2007). Les meilleurs résultats en termes de réduction de la consommation sont ceux des programmes d’étiquetage (labelling), qui indiquent la performance énergétique de certains produits, en particulier électroménagers. Pourtant le succès de ces programmes n’est pas dû au changement de comportement des consommateurs – ce qui était l’objectif poursuivi – mais à leur impact sur les lignes de produits des fabricants qui, malgré l'absence de réponse des consommateurs, ont éliminé les modèles les plus inefficaces du marché. Les économies d'énergie réalisées, qui ont été significatives, ont donc été obtenues malgré le manque d'impact du programme sur les consommateurs66 (Robinson, 1991, p. 637).

Dans le domaine des entreprises, les audits énergétiques semblent l'outil le mieux adapté pour informer les décideurs sur les possibilités d'investissement en efficacité énergétique qui s'offrent à eux. Leur vocation est en effet d’établir un diagnostic personnalisé du potentiel de conservation de l’énergie dans l'entreprise, tout en offrant

65 “In conclusion, it is clear that, with the exception of some labelling programmes, energy information programmes on their own have not to date resulted in significant energy savings.” Robinson, 1991, p. 638.

66 “in the absence of consumer response to the programme … virtually eliminated the most inefficient models from the market. The energy savings, which were significant, thus came in spite of the programme’s lack of effect on consumers.” (Robinson, 1991, p. 637).

éventuellement une assistance technique pour le réaliser. Il est difficile d’évaluer précisément les résultats des audits qui sont proposés gratuitement dans le cadre de programmes publics de promotion de l’efficacité énergétique, notamment parce que les études qui sont publiées ne mentionnent pas les critères retenus pour évaluer la rentabilité des investissements conseillés. Pourtant de nombreux exemples (j'en ai cité quelques uns dans le chapitre consacré à la rentabilité des investissements en efficacité énergétique, voir p. 55) montrent que des opportunités d'investissement intéressantes sont mises en évidences par les audits, avec des délais de récupération inférieurs à trois ou deux ans, souvent même inférieurs à une année. Or plusieurs études constatent que l'information fournie par ces audits a été suivie d'effets mitigés: Anderson et Newell (2004), ont montré que l’information fournie par les audits énergétiques, n’a pas été suffisante pour entraîner la décision des entreprises dans près d’un cas sur deux. Un autre exemple aux conclusions similaires est donné par Sæle et al. (2005) dans le cadre d’une étude portant sur quarante entreprises. Sur la base des analyses techniques et économiques fournies par des audits, seule la moitié d’entre elles a décidé de réaliser les investissements proposés. De plus, deux ans plus tard, sept entreprises sur vingt n’avaient toujours pas entrepris les investissements décidés. Malgré le manque d'études comparatives, les quelques résultats disponibles, tels ceux présentés dans des recherches d’Anderson et Newell67 et Sæle et al.

permettent de conclure à l'influence incertaine de l’information; et cela alors même que les nouvelles technologies de l’information rendent l’information plus accessible et moins coûteuse (en raison de la diminution des coûts de transaction liés la recherche d’information) (Joffre, 1999).

On peut donc conclure que plus d’information, destinée à mettre en évidence les avantages financiers des projets d’investissement en efficacité énergétique, ne suffit pas à déclencher les décisions des agents économiques.

Sorrel et al. (2000), dans la recherche déjà citée, ont cherché à déterminer l'importance relative des différents facteurs susceptibles d'expliquer un sous-investissement en efficacité énergétique dans les organisations : facteurs financiers, selon l'approche financière (qui soutient que la rentabilité réelle, inférieure à la rentabilité apparente, est insuffisante pour déclencher l'investissement), et facteurs liés aux

67 Qui portaient rappelons-le sur plus de 10.000 audits et 70.000 mesures, voir page 42

problèmes d'information et d'opportunisme, selon l'approche des barrières à l’efficacité énergétique. Pour ce faire, ils ont analysé l'importance relative des deux catégories de motifs susceptibles d'expliquer les non-décisions des entreprises à l'égard d'investissements en efficacité énergétique apparemment rentables : la rentabilité de ces investissements et les défaillances organisationnelles de gestion de l'énergie, liées à des problèmes d'information imparfaite et d'opportunisme des agents. Le tableau ci-dessous résume les résultats de leur recherche qui, rappelons-le, a analysé les décisions de non-investissement en Grande-Bretagne, en Irlande et en Allemagne, auprès de 47 organisations relevant de trois secteurs, non intensifs en énergie: ingénierie mécanique, production de bière et universités.

D'après les réponses des interviewés, les facteurs financiers - coûts cachés, accès au capital et risque - expliquent en premier lieu les décisions négatives des investisseurs puisqu'ils rendent la rentabilité réelle inférieure à la rentabilité estimée et, en fin de compte, inférieure au coût du capital. La recherche de Sardianou (2007) met également en évidence le poids des facteurs financiers: 76% des managers interrogés considèrent que le rationnement du capital et les coûts élevés de mise en œuvre sont un obstacle aux investissements en efficacité énergétique. Les facteurs liés à la problématique des barrières à l'efficacité énergétique, en particulier les problèmes d'information, ne viennent

qu'ensuite. L'information imparfaite est la deuxième barrière par ordre d'importance. Les incitations partagées sont considérées comme une barrière importante par les universités et par les brasseurs dans au moins deux pays sur trois. Par contre les barrières liées à l'information inégale (hasard moral et sélection adverse) ou à la forme/source de l'information ne sont généralement pas considérées comme importantes. Les différences dans les réponses sont moins marquées entre pays qu'entre secteurs d'activité. Sorrel et al.

concluent que les résultats de leur étude permettent de valider le postulat néo-classique d'un comportement rationnel des agents économiques, qui ne s'engagent pas dans des investissements dont la rentabilité est in fine difficile à estimer, ou seulement apparente.

La perspective économique domine la littérature sur les barrières organisationnelles aux investissements en efficacité énergétique. Cependant plusieurs travaux adoptent une perspective différente, comme nous allons le voir maintenant. Ils visent à montrer que le cadre théorique proposé par la perspective économique est insuffisant, voire inexact, pour rendre compte des (non)-décisions d'investissements en efficacité énergétique.