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2. 2ème partie : décisions et organisations

2.1 LES FONDAMENTAUX

2.1.3 Modèles décisionnels

2.1.3.3 Les modèles politiques de l’organisation

Quelle signification donner à la rationalité d’une organisation122? Peut-on considérer qu'une organisation poursuit un (ou plusieurs) but(s)? Certains auteurs ont

122 Les auteurs qui cherchent à définir le terme "organisation" insistent sur la difficulté de la tâche, en raison des multiples approches possibles et des nombreux éléments qu'une telle définition se doit de prendre en

répondu par l'affirmative à cette question, tandis que d'autres ont critiqué ce processus de réification qui consiste à attribuer une réalité concrète, et en particulier la capacité de penser et d'agir, à des construits sociaux (Silverman, 1987, p. 9). D'autre part, si on admet que l'organisation poursuit un but, quel est-il? Peut-elle être considérée comme une entité monolithique, ce qui suppose qu'il n'y ait pas de divergence d'objectifs entre l'organisation et ses membres? Ces questions ont fait couler beaucoup d'encre et l'opposition entre paradigmes économique et psychosocial en la matière est à nouveau flagrante: d’un côté une représentation simplifiée de l’organisation, soit comme un acteur unique, soit comme un réseau de contrats qui confronte, au maximum, deux groupes d’acteurs, les propriétaires et les managers. De l’autre les modèles politiques, qui adressent la question de la diversité des objectifs au sein d’une organisation et mettent au centre de leur analyse le pouvoir, en montrant comment certaines coalitions d'intérêts cherchent à imposer leurs "rationalités locales" dans chaque décision (Cyert et March, 1963, p. 165; Miller et al., 1997, p. 297). L'analyse de la décision passe alors du niveau de l'organisation à celui du groupe ou de l'individu.

L’entreprise, réseau de contrats

L’un des postulats fondamentaux du paradigme économique néo-classique de la décision, selon le modèle de la rationalité substantive, est l’individualisme méthodologique : un seul individu prend la décision. L’organisation, réduite à la fameuse

"boîte noire" dont le fonctionnement interne n’est pas pris en compte, est assimilée à un décideur unique, ce qui élimine toute complication liée à des conflits de pouvoir ou d’intérêts en son sein et/ou à une divergence sur les buts. Mais l’individualisme méthodologique, acceptable pour représenter la décision dans la micro-entreprise, s'est avéré intenable pour représenter les entreprises de taille plus importante où un grand nombre d’acteurs participe à la décision. Pour réduire ce clivage entre la théorie et la réalité, la représentation de la décision dans les entreprises selon le paradigme

compte (voir à ce sujet Livian, 2005 et Silverman, 1987). Au sens le plus large, on peut définir une organisation comme un "ensemble organisé, une réalité sociale, économique et technique relativement stabilisée" (Livian, 2005, p. 8).

économique a évolué au fil des années. C’est pourquoi aujourd’hui la perspective économique sur la décision n’est pas monolithique. Elle comporte des variantes et a subi des aménagements par ajouts successifs de contraintes au modèle orthodoxe néo-classique de la rationalité substantive, en différentes étapes.

La première étape est celle du modèle de la rationalité limitée d’Herbert Simon, qui considère une multiplicité d’acteurs au sein des organisations. Mais Herbert Simon, n’envisage pas de conflits entre ces acteurs, ni entre eux et l’organisation elle-même. Par la suite d’autres développements de la théorie économique (voir p. 75 et ss.) ont adressé la question de la diversité des buts, en tentant d’expliquer comment les agents organisent et coordonnent leurs activités, au sein du marché et/ou de l’organisation: théories regroupées dans le courant de l'analyse économique des contrats (théories de l’agence, des conventions et des coûts de transactions, Koenig, 1998, p. 59), économie de l’information, théorie économique du comportement (behavioral economics).

Cependant ces différentes variantes restent marquées par la vision finaliste et instrumentale de la rationalité selon le paradigme économique. Quelle que soit la variante considérée, le but est dicté strictement par l’intérêt individuel et, pour l’atteindre, les acteurs de la décision ne reculent devant aucun moyen, y compris la tromperie. Les décisions prises dans les entreprises sont donc considérées comme étant le résultat de l'affrontement d'intérêts particuliers divergents. Charreaux et Wirtz (2006) font d'ailleurs remarquer que cette vision pour le moins pessimiste du comportement humain a eu pour conséquence une perspective disciplinaire - tant académique que managériale - de l’entreprise123, selon laquelle l’accent est mis sur le contrôle des dirigeants. Cette perspective est incarnée dans l’analyse économique des contrats. Le point commun des théories qui relèvent de ce courant est d’envisager l’entreprise comme un réseau de contrats, qui organisent les rapports de deux coalitions d’acteurs aux intérêts divergents:

d’un côté les actionnaires, de l’autre, les gestionnaires/managers, dont il faut contrôler les attitudes opportunistes. L’analyse des relations de pouvoir au sein des entreprises selon le

123 Charreaux et Wirtz (2006) font remarquer à ce sujet qu’une perspective alternative – cognitive - en matière de gouvernance d’entreprise, basée sur la confiance dans les dirigeants et l’encadrement de leur potentiel et de leurs conflits cognitifs, permettrait la création de valeur par l’investissement et l’autofinancement alors que, selon la perspective disciplinaire le financement est assuré par les actionnaires.

paradigme économique est relativement pauvre puisque deux coalitions d’acteurs, au plus, y sont représentées.

Decision-Making as the Enactment of Power

L’organisation du paradigme psychosocial est un univers infiniment plus complexe: on passe de l'acteur unique de la théorie économique néo-classique, ou de deux coalitions d’acteurs n'ayant qu'une rationalité limitée (théories économiques des contrats) à une multiplicité d’acteurs qui luttent pour assurer la promotion de leurs intérêts divergents. Selon la perspective politique sur la décision, qui prend sa source dans la science politique des années 1950, les organisations sont des systèmes politiques, c'est-à-dire "des collectifs de personnes avec des buts au moins partiellement contradictoires"124 (Eisenhardt et Zbaracki, 1992), au sein desquels individus et groupes luttent pour l'obtention de ressources rares. Les décisions organisationnelles sont le résultat des rapports de forces entre eux. Pour les modèles politiques de l'organisation, le pouvoir est une des clés qui permet de comprendre le comportement d’une organisation et les décisions qui y sont prises – ou qui n'y sont pas prises. De nombreux auteurs le considèrent même comme un élément essentiel – voire comme l'élément essentiel (Pettigrew, 1973 ; Wilson, 1982) – pour comprendre les décisions organisationnelles (Miller et al., 1997, p. 296; Hickson et al., 1986; Cray et al., 1988, 1991).

James March, en présentant sa théorie de l'entreprise comme un système politique ou une coalition de prise de décision125 (1962), est l'un des premiers à contester l’image néo-classique de l’organisation unitaire poursuivant un objectif unique (la maximisation du profit). Il affirme la diversité des buts organisationnels, qui deviennent

124 "…collectives of people with at least partially conflicting goals".

125 "…a business firm as a political coalition. …as a decision-making coalition (March, 1962, p. 677)

"Basically, we assume that a business firm is a political coalition and that the executive in the firm is a political broker. The composition of the firm is not given; it is negotiated. The goals of the firm are not given; they are bargained".

March (1962, p. 672).

"Simply put, decisions follow the desires and subsequent choices of the most powerful people"

Eisenhardt et Zbaracki (1992, p. 23).

non plus les buts de l'organisation mais "une série de contraintes plus ou moins indépendantes", reflet des objectifs de la coalition dominante et de marchandages. Les décisions prises sont l'expression du pouvoir de ces coalitions de groupes d'intérêts, chaque coalition ayant un certain potentiel de contrôle sur le système (March, 1962, p.

671). Le modèle de la rationalité politique de March est développé dans la désormais célèbre théorie comportementaliste de l’entreprise de Cyert et March, "an empirically relevant, process-oriented, general theory of economic decision making by a business firm" (1963, p.3). Le terme de "comportement" doit s'entendre ici au sens qu'il a en psychologie d'une "action observable": il exprime la volonté de Cyert et March de proposer une théorie des organisations qui décrive et explique leur comportement tel qu'il a été observé dans la réalité, en suppléant aux manques de la théorie économique néo-classique en la matière (manques qui sont longuement discutés dans "A Behavioral Theory of the Firm").

Selon Cyert et March, toute entreprise poursuit généralement cinq objectifs majeurs (en termes de niveaux de profit, de ventes, de part de marché, de stock et de production). Chacun de ces objectifs trouve sa source dans le niveau d’aspiration et de contraintes des différents départements concernés, entre lesquels des objectifs contradictoires apparaissent126 (Miller et al., 1997, p. 296), qui sont sources de conflits.

Au sein de ces départements, le comportement des individus est influencé par des motifs organisationnels, qui découlent de leur rôle au sein de l’organisation, mais aussi par des motivations personnelles, comme le désir de pouvoir ou de promotion. Les divergences d’objectifs entraînent des conflits horizontaux, entre départements, ou verticaux entre les différents niveaux de la hiérarchie. Des modes de (quasi-)résolution des conflits sont employés par l’entreprise (décentralisation, négociation, traitement séquentiel des problèmes, ou flexibilité organisationnelle) pour concilier les objectifs et réduire l’instabilité interne de l’organisation. Ces méthodes n'éliminent pas les conflits, tâche impossible, mais permettent aux entreprises de prendre des décisions malgré l'existence de ces objectifs contradictoires (Cyert & March, 1963, p. 50).

126 "A functionalist paradigm has difficulty with the notion of goal dissensus, but the reality of organizations appears to be that once organizational groups are given different tasks, they also begin to formulate their own sets of norms and goals. They either reinterpret objectives or construct personal goals which serve their own interests" (Miller et al., 1997, p. 296).

Les acteurs qui participent au processus de décision, et sont impliqués dans les éventuels conflits, n'ont évidemment pas le même pouvoir, que ce soit en termes de pouvoir formel, légitimé par leur position dans l'organigramme, ou d'influence, liée à leurs contrôle des ressources (Pfeffer et Salancik, 1978) ou à leur expertise (Crozier, 1964). L'expertise et la capacité qui y est associée de réduire ou de gérer l'incertitude dans des domaines critiques pour l'organisation expliquent le pouvoir important de certains départements, selon la théorie des contingences stratégiques de Hickson et al. (1971).

Ainsi, les départements de la production (ou équivalent dans les entreprises de services), des ventes & marketing et de la finance sont toujours plus puissants que les autres. Cette coalition dominante, "core triad of heavyweight functions" selon la formule de Miller et al. (1997, p. 301), est impliquée plus fréquemment dans les décisions et impose ses propres choix quel que soit le type d'organisation. C'est ce qu'a montré le groupe de recherche de Bradford, qui a étudié 150 décisions dans 30 organisations anglaises des secteurs secondaire et tertiaire.

Au sein de l’organisation, un autre groupe d’acteurs dispose d'un pouvoir important et a fait l’objet d’une attention particulière de la part des chercheurs : celui de la direction générale. La question centrale des recherches en la matière, initiées par Hambrick et Mason (1984), était de déterminer l’impact de la direction générale sur l’organisation.

Dans le domaine des décisions d'investissements, la plupart des investissements sur lesquels les recherches ont recueilli des données n’ont pas pour origine la direction générale (Desreumaux et Romelaer, 2001, p. 90). L’idée initiale vient généralement des acteurs proches du terrain (front-line) situés à des niveaux hiérarchiques plus modestes de l’organisation, ce qui entraîne un certain nombre de conséquences : d’abord des difficultés de progression du projet dont les promoteurs ont à résoudre les problèmes d’accès à la direction générale, de soutien, de parrainage et de communication; ensuite un problème d’asymétrie d’information : dans le cas d’une structure divisionnaire, les dirigeants connaissent généralement de façon superficielle l’industrie dans laquelle est active la filiale et ils ne peuvent consacrer que quelques heures ou quelques jours à un projet là où ses initiateurs ont passé des mois de travail. Mintzberg, Raisinghani et Theoret vont plus loin en affirmant (1976, p. 260) que, en matière de choix

d’investissements, un problème majeur est constitué par le fait que les choix sont faits par des gens qui ne comprennent pas complètement les propositions qui leur sont soumises.

L’ignorance du manager associée au parti pris de l'initiateur du projet (à laquelle peut s'ajouter un manque des capacités nécessaires pour assurer la progression du projet, comme Rigby (2002) l'a montré dans le domaine des investissements en efficacité énergétique) explique, selon eux, pourquoi le processus d’investissement est un processus politique, compliqué, avec de nombreuses boucles de rétroaction, et beaucoup moins analytique que ne le suggère la littérature normative. L'ignorance du haut management sur le fond des dossiers explique aussi pourquoi la décision d’acceptation de la direction générale a parfois des aspects rituels, ce qui accroît l’importance du promoteur du projet.

D’une certaine manière, ce n’est pas le projet lui-même mais la personne qui le soutient qui est validée car, en pratique, l’accord sur un projet d’investissement est en général donné ou refusé sur la base des performances passées de l’initiateur de la proposition (Desreumaux et Romelaer, 2001; Carter, 1971; Mintzberg, 1973).

Cependant, l’influence des dirigeants va bien au-delà d'un simple refus ou acceptation des projets. Selon Desreumaux et Romelaer (2001), elle est importante pour les raisons suivantes. Tout d'abord, ce sont les dirigeants qui définissent ou orientent la stratégie et la relation de l’investissement à la stratégie est déterminante pour la décision d'investir comme nous le verrons plus en détails (dans le troisième chapitre de cette deuxième partie, voir p. 184 et ss.). Ensuite, les dirigeants définissent l’orientation générale des projets; enfin, les dirigeants définissent le cadre administratif et financier des projets (manuel d’investissement, critères financiers utilisés, enveloppes budgétaires). Or ces règles de procédure standard sont en réalité des règles de comportement, ou encore selon la formule de Burlaud et Simon (1997, p. 9) des techniques de "contrôle à distance des comportements", qui forment le centre de contrôle de l'entreprise127 (Cyert et March, 1963, p. 134).

Comme le décrit Edgard Schein (2004, p. 225 et ss.), le rôle des dirigeants est également essentiel dans la formulation et la diffusion de la culture de l’organisation. La culture est un autre moyen de concilier les objectifs et de réduire l’instabilité interne de

127 "…a learned set of behavior rules – the standard operating procedures. These rules are the focus for control within the firm. They are the result of a long-run adaptive process by which the firm learns; they are the short-run focus for decision making within the organization".

l'organisation : en ce sens la culture de l’organisation est un instrument de pouvoir, en particulier pour les dirigeants car elle permet d’aligner les membres de l’organisation dans la même direction, en évitant certains conflits: "if all interests are perceived to be shared, then conflict does not occur" (Miller et al., 1997, p. 298). C'est pourquoi on peut considérer les deux notions de pouvoir et de culture comme étroitement liées: "placez le pouvoir devant un miroir, et l'image renversée que vous percevrez, c'est la culture. Le pouvoir s'empare de l'entité appelée entreprise et la fractionne; la culture tisse une collection d'individus en une entité intégrée qu'on appelle entreprise." (Mintzberg, 2005, p 268).

Pouvoir et culture, incarnés dans les "procédures politiques, règles du jeu en vigueur, valeurs dominantes, mythes et rituels", définissent aussi le domaine, important et pourtant souvent négligé, de la non-décision. Celui-ci concerne les projets considérés comme peu importants, ou ceux qui sont susceptibles de menacer les positions de la coalition dominante (Bachrach et Baratz, 1962), ou encore les projets dont le potentiel conflictuel semble élevé, même si leur intérêt est grand dans les domaines stratégique, marketing ou technologique, ou si leur rentabilité potentielle est élevée (Desreumaux et Romelaer, 2001).

L’impact des phénomènes de pouvoir sur la (non-)décision d’investissement est pris en compte par les entreprises elles-mêmes. Comme l'indiquent en effet Desreumaux et Romelaer: "on peut penser que les entreprises accordent toutes une grand attention à ces phénomènes et prennent garde d’éviter d’impliquer dans le processus de décision un ensemble de personnes susceptibles de l’engager dans des relations d’opposition" (idem, p. 87).

L’impact des phénomènes de pouvoir sur les décisions organisationnelles en général, et sur les décisions d’investissement en particulier, a été démontré par de nombreuses recherches. Ayant effectué une revue de quatorze recherches empiriques majeures sur le pouvoir dans les organisations (administrations gouvernementales, universités, grandes entreprises et firmes de haute technologie) ayant été publiées entre 1971 et 1992, Eisenhardt et Zbaracki (1992, p. 27) concluent à la validité des trois idées centrales du modèle politique de la décision dans les organisations : les organisations sont formées de gens aux préférences partiellement contradictoires; la décision stratégique est

politique au sens où les puissants obtiennent ce qu'ils veulent; les gens s'engagent dans des tactiques politiques telles que la cooptation, la formation de coalition et l'utilisation de l'information pour renforcer leur pouvoir. Et la diversité des buts organisationnels est désormais un fait indiscutable.

On peut donc conclure, avec Miller et al. (1997, p. 297) que "the rational model of decision-making begins to break down, when faced with this pluralist vision of multiple, competing interest groups vying for supremacy".