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2. 2ème partie : décisions et organisations

2.1 LES FONDAMENTAUX

2.2.3 Les acteurs de la décision

2.2.3.1 Cognition individuelle

L'étude de la cognition renvoie toujours à l'étude de la pensée. L'étude des mécanismes de la pensée relève du domaine de la psychologie cognitive, théorie de la connaissance selon laquelle la cognition fait référence aux mécanismes d'acquisition et de conservation142 et d'utilisation des connaissances. Dans ce contexte, "le terme de connaissance est pris au sens large, recouvrant des domaines divers tels que la perception, la mémoire, l'apprentissage, la motricité, le langage, l'attention, l'intelligence, la résolution de problèmes, le raisonnement" (Nicolas, Gyselinck, Vergilino-Perez, Doré-Mazars, 2007, p. 78).

Une distinction essentielle est faite par les chercheurs entre l'aspect statique et structurel de la cognition d'une part – le contenu de l'esprit et la conservation des connaissances – et son aspect dynamique et processuel d'autre part – le fonctionnement de la pensée, la façon dont la connaissance est acquise et utilisée, dont les informations et croyances sont combinées et utilisées pour former des jugements et prendre des décisions.

Se basant sur les travaux de Meindl et al. (1994) et de Schneider et Angelmar (1993), Cossette (2004) distingue ainsi entre les produits cognitifs et les processus cognitifs, pour qualifier les aspects statique et dynamique de la cognition: les produits cognitifs font

141 "Un bref regard sur les principaux termes associés à la cognition par différents auteurs, …, illustre clairement l'ambiguïté de cette notion: langage, raisonnement, perception, planification, traitement de l'information, assimilation, stockage et accommodation de nouvelles informations, action finalisée, organisation conceptuelle, apprentissage, communication, aptitudes, propensions ou capacités cognitives du cerveau humain, entités mentales telles que processus et états mentaux (intentions, croyances, désirs, etc.), représentations mentales (ex.: croyances, intentions, préférences) et représentations publiques (ex.: signaux, énoncés, discours, textes)" (Cossette, 2004, p. 40).

142 Conservation des connaissances qui fait appel à la mémoire, laquelle est assimilée par la psychologie cognitive à un système de traitement de l'information qui comprend les opérations d'encodage, de stockage et de récupération, (Nicolas et al., 2007, p. 83).

référence au contenu de l'esprit; ils comprennent en particulier les schèmes, ces modèles référentiels qui guident l'individu, mais aussi les "interprétations, prévisions, observations ou perceptions que les schèmes ont contribué à faire émerger, ou encore à d'autres entités cognitives (raison, anticipations, motifs, intentions, etc.) se rapportant à une situation particulière" (idem, p. 42). Les processus cognitifs quant à eux désignent "les mécanismes, tâches ou activités mettant en évidence le fonctionnement de l'esprit et ayant trait à l'acquisition, au traitement, à la conservation, à la récupération, à la transformation ou à l'utilisation de l'information ou de la connaissance". Structures (contenu) et processus (fonctionnement) sont interreliés. Melone (1994) a montré, par exemple, comment les croyances d'un groupe évoluent avec le temps, de façon concomitante avec le processus d'identification et de résolution de problèmes stratégiques. Enfin, les chercheurs distinguent une troisième catégorie de la cognition qui désigne les caractéristiques psychologiques individuelles: le style cognitif selon Schneider et Angelmar (1993) ou les prédispositions cognitives selon Cossette (2004).

Au cœur des approches cognitives sur la prise de décision, il y a l'idée que le décideur n'est pas un observateur détaché, objectif, de la réalité. Cette situation est cependant considérée différemment par les deux branches – positiviste et constructiviste – de l'école cognitive. Selon la branche positiviste, le traitement de l'information et la structuration des connaissances tentent de produire un film "objectif" sur le réel mais cet effort ne réussit qu'à produire une image déformée de la réalité. (Mintzberg, 2005). La branche positiviste, dans la foulée des travaux de Simon et de Tversky et Kahneman, s'attache donc à étudier les nombreux biais cognitifs responsables de ces déformations (voir p. 129), avec l'idée implicite que, si ces biais sont connus, ils pourront être maîtrisés: l'image du réel sera moins déformée et pourrait même, pourquoi pas, devenir complètement nette et fidèle à la réalité143. Au contraire, pour la branche constructiviste de l'école cognitive, initiée par les travaux de Karl Weick (1969; 1977; 1979), il n'y a pas de réalité objective. Comme le soutient Karl Weick: "While the categories external/internal or outside/inside exist logically, they do not exist empirically. There is no methodological process by which we can confirm the existence for an object

143 Comme je l'ai indiqué dans le chapitre consacré à la rationalité limitée, cette position "soft" de l'influence des filtres cognitifs sur les décisions explique pourquoi la théorie de la rationalité limitée a été admise par la théorie économique.

independent of the confirmatory process involving oneself" (Weick, 1977, p. 273). Le décideur n'agit pas seulement comme un filtre mais il construit de nouvelles données : sa vision crée le monde, en une constante interaction entre la pensée et l'action. Dès lors "ce ne sont pas les faits qui guident l’analyse mais l’analyse qui oriente les faits" (Dortier, 2005, p. 53), et donc, en fin de compte, la décision. Ce qu'on peut exprimer aussi par la formule de Weick, souvent citée : "je le verrai, quand j'y croirai".

La perspective constructiviste sur la prise de décision individuelle est confirmée par les recherches en neurologie et en sciences de l'éducation, qui ont montré comment le cerveau filtre et interprète les informations, à travers les interactions et régulations complexes des structures cérébrales. Giordan (1998) décrit ces processus de façon frappante : les structures du cerveau limbique, dont l'influence est importante dans la réalisation des activités individuelles, dans l'émotion et la mémorisation, "jouent un rôle stratégique… Servant de lien avec les autres structures, elles participent de l'interprétation des données. Elles donnent "un poids aux choses", en fonction des ressentis du corps.

Ainsi, les voies visuelles qui arrivent au cortex ne véhiculent que 1% des informations venant des yeux. 99% proviennent des autres régions cérébrales!" (Giordan, 1998, p. 49).

Le cerveau limbique joue un rôle essentiel de relais dans la transmission des informations sensorielles, mais de nombreux réseaux de cellules, dans toutes les structures cérébrales, travaillent en réseaux et en interconnections, dans une recomposition permanente.

L'image de l'environnement ne se construit pas en circuit fermé – elle intègre même de multiples informations provenant de l'oreille interne, du toucher, des muscles ou des articulations – mais est reconstituée en fonction des données que le cerveau a déjà mémorisées et "la représentation qui en résulte est intimement liée à l'histoire de la personne et à ses projets" (idem, p. 56). Cette représentation est aussi liée à sa culture : par exemple, il a été montré que les Occidentaux sont plus sensibles à l'illusion d'optique de Müller-Lyer, tandis que des Africains vivant dans la savane sont plus sensibles à celle du T renversé. Dans les deux cas deux segments de même longueur nous apparaissent comme étant de longueur différente. Mais les deux segments de droite de Müller-Lyer sont horizontaux tandis que, dans le T renversé, le segment vertical apparaît plus long que le segment horizontal.

Figure 38 – Deux illusions optico-géométriques

Une explication possible de cette différence de sensibilité entre occidentaux et africains tiendrait aux environnements différents dans lesquels évoluent ces populations : les occidentaux sont habitués à un environnement visuel dominé par la géométrie angulaire et ils ont donc tendance à ramener tout angle à un angle droit, ce qui peut expliquer leur plus grande sensibilité à l'illusion de Müller-Lyer. Les Africains vivant dans la savane ne connaissent qu'un environnement très plat, sans maisons, poteaux, ou autres formes géométriques verticales. Par conséquent, ils sont moins habitués à juger les lignes verticales et seraient plus sensibles à l'illusion du T renversé (Nicolas et al., 2007, p. 35).

Dans le domaine des théories des organisations, la perspective constructiviste s'est traduite dans des recherches menées sur l'influence sur les choix des décideurs de certains processus et structures cognitifs liés à leurs "habitudes de pensée" (Louis & Sutton, 1991). A cet égard, différents concepts, de sens très proche, ont été analysés, tels les cadres de références144 (Hambrick, 1981; Schwenk, 1988), cartes cognitives145 (Cossette, 2004; Laroche et Nioche, 1994; Ford & Hegarty, 1984; Dutton et al., 1983; Schutz, 1964), scripts (Abelson, 1981; Gioia & Poole, 1984) et, surtout, les schèmes cognitifs (Bartlett, 1932; Piaget, 1952; Weick, 1979).

Le schème cognitif est un système référentiel, un "système de croyances"

constitué de règles ou de généralisations qui structure la façon dont un individu appréhende la réalité (Cossette, 2004, p. 48); un système de connaissance (knowledge systems) qui "représente les croyances, théories et propositions qui se sont construites à

144 Cognitive frames.

145 Les cartes cognitives sont en fait un type particulier de schéma cognitif (Cossette, 2004; Schwenk, 1988) Illusion de Müller-Lyer Illusion du T renversé

travers le temps sur les expériences personnelles des individus"146 (Bettis et Prahalad, 1986). Le schème constitue une vision simplifiée du monde, qui intègre les attentes des individus par rapports à eux-mêmes, aux autres et aux situations qu'ils rencontrent (Tenbrunsel et al., 1997), et inclut des suppositions relatives aux relations entre des objets, tels que des actions, des réactions, des événements, des résultats (Barton, 1990, cité par Koenig, in Charreaux, 2001, p. 247). Les schèmes s'apparentent aux

"conceptions" décrites par Giordan: réseau d'explications qui permettent à l'individu d'apprivoiser son milieu de vie, construisent sa "vision individuelle" du monde et forment le soubassement de son identité (1998, p. 62). Car ces conceptions se sont forgées dans l'interaction permanente qui existe entre l'individu et son environnement immédiat ou social, à partir de ses observations et de son expérience, de sa mémoire affective et sociale, et des rapports qu'il entretient avec les autres et les objets.

Les schèmes peuvent se situer à plusieurs niveaux, en étant plus ou moins généraux ou abstraits. Ils peuvent aussi être plus ou moins complexes, en fonction du nombre de concepts qu'ils relient (différenciation) et du nombre de liens entre ces concepts (intégration) (Cossette, 2004).

Le rôle des schèmes est important : ils servent de "raccourcis cognitifs"

permettant de fonctionner en mode quasi automatique dans des situations familières (Louis et Sutton, 1991). Appliqués à des situations décisionnelles nouvelles, ils permettent de structurer les problèmes. Sans eux, le manager, et l'organisation à laquelle il/elle est attaché, seraient paralysés par la nécessité d'analyser "scientifiquement" un nombre énorme de situations ambigües et incertaines147 (Prahalad et Bettis, 1986).

Perception codée du monde (Johnson, 1989, p. 39), ils guident les choix décisionnels des êtres humains, en agissant comme des filtres dans la sélection et le traitement, l'organisation et la rétention de l'information, mais aussi en suscitant des interprétations, perceptions ou prévisions des situations particulières qui se présentent. Les individus interprètent donc de nouvelles expériences selon des modèles prédéfinis dans leurs

146 "Known as schemas, these systems represent beliefs, theories and propositions that have developed over time based on the manager's personal experiences." (Bettis et Prahalad, 1986, p. 489)

147 "Schemas permit managers to categorize an event, assess its consequences, and consider appropriate actions (including doing nothing), and to do so rapidly and often efficiently. Without schemas a manager, and ultimately the organizations with which he/she is associated, would become paralyzed by the need to analyze "scientifically" an enormous number of ambiguous and uncertain situations" (Prahalad et Bettis, 1986, p. 489).

schèmes. Par conséquent, des dirigeants ayant des schèmes cognitifs différents interprèteront différemment la même situation et donc décideront différemment car "…

ways of seeing produce ways of understanding" (Miller et al., p. 297). Allison (1971), en analysant la crise des missiles à Cuba, a montré comment différents postulats et manières de voir le monde conduisent à différentes interprétations et explications des événements et à différentes décisions. Les schèmes orientent aussi la recherche de l'information (Schwenk, 1989).

L'influence des schèmes s'exerce sans contraintes lorsque les dirigeants utilisent le jugement pour prendre leurs décisions (qui est, rappelons-le le premier mode décisionnel dans les organisations pour les décisions non programmées comme l'ont montré en particulier Mintzberg, Raisinghani et Theoret, 1976). Ils permettent alors aux dirigeants de catégoriser un événement, d'évaluer ses conséquences et de considérer les actions appropriées (qui incluent la non action), rapidement et le plus souvent de façon efficace.

Cependant, même dans le cas où la méthode analytique est appliquée, les schèmes, parce qu'ils sont ancrés très profondément en chacun de nous et parce qu'ils exercent le plus souvent leur influence à notre insu, jouent un rôle déterminant sur nos perceptions, nos interprétations et donc sur nos décisions. Deaborn et Simon ont fait œuvre de pionniers en le démontrant dès 1957: leur recherche, menée auprès de vingt-trois dirigeants d'une grande entreprise appartenant à différentes fonctions (en particulier ventes, production, et finance) à qui il avait été demandé d'analyser la même étude de cas en se concentrant sur l'intérêt général de l'entreprise concernée, a mis en évidence le fait que chaque dirigeant ne perçoit que les aspects d'une situation liés spécifiquement aux activités et aux buts de son propre département (Deaborn & Simon, 1957). Plus récemment, Tyler et Steensma (1998) ont mis en évidence l'influence des expériences et perceptions des dirigeants sur leur évaluation d'éventuelles alliances technologiques. Et Barker et Mueller (2002) ont montré que certaines caractéristiques des CEOs (âge, expérience professionnelle) exercent une influence sur les décisions de dépenses de R&D dans les entreprises.

En raison de nos filtres cognitifs, nous ne retenons donc, en matière d'information, que ce qui renforce nos convictions, ce qui nous fait plaisir. A l'inverse, nous

"n'entendons pas" une donnée nouvelle, en raison des propriétés de limitativité

(boundedness) et d'admissibilité des schèmes148 qui définissent les limites probables de l'action d'un individu, celles au-delà desquelles les événements et stimuli ne seront pas pris en compte (Abelson, 1981, cité par Johnson, 1989, p. 39).

Makridakis (1990) a mis en évidence les biais cognitifs liés à l'influence des schèmes149 sur le traitement de l'information en vue d'une prise de décision150: sélection des données qui conduisent à certaines conclusions, quels que soient les faits qui les contredisent ("recherche d'éléments probants"); incapacité à changer d'avis devant de nouvelles informations ("conservatisme"); tendance à analyser les problèmes en fonction de son expérience personnelle ("perception sélective"); poids exagéré des informations initiales dans les prévisions ("ancrage"); tendance à exagérer la probabilité que des événements conformes aux préférences se produisent ("optimisme et vœux pieux") (Makridakis, 1990, p. 36-37, cité par Mintzberg et al., 2005, p. 162). Bazerman (2006) regroupe la catégorie particulière de biais cognitifs (voir p. 129 et ss.) liés aux schèmes ou aux conceptions sous la dénomination de "representativeness heuristics".

La perception sélective concerne bien sûr aussi les décisions stratégiques et/ou d'investissement, comme nous le verrons plus loin (voir p. 213 et ss.). En matière d'investissements, les schèmes cognitifs influenceront l'appréciation de l'intérêt global d'un projet, mais aussi l'évaluation des différents paramètres du calcul; par exemple, dans le cas des investissements en efficacité énergétique, les économies physiques qu'un investissement permettra de réaliser ou le niveau de risque attaché à l'investissement, ou encore les hypothèses de prix futurs de l'énergie (voir p. 55 et ss.).

L'apprendre ne peut se construire que "contre" le "déjà là", ce que l'on sait déjà (Giordan, 1998, p. 61). Les schèmes cognitifs sont donc un frein au changement, et cela d'autant plus que, une fois installés, ils sont remarquablement stables: ancrés profondément et souvent inconsciemment en chaque individu, ils peuvent s'adapter mais sont rarement transformés fondamentalement.

148 Abelson discute en réalité les propriétés des scripts, autre notion de psychologie cognitive, une forme particulière de schèmes cognitifs selon Cossette (2004, p. 49).

149 Sous la notion voisine de "convictions sans fondement ou idées toutes faites"

150 L'influence des schèmes sur le travail de recherche a été montrée de façon éclatante par Stephen J.

Gould dans "La Mal-mesure de l'homme" (1983): le chercheur aborde son objet d'étude avec ses propres convictions, si bien qu'il finit souvent par trouver ce qu'il cherche.

Notre schéma de la rationalité individuelle en matière de décision, reformulé selon une perspective cognitiviste, devient beaucoup plus complexe :

Les horizons ouverts par la perspective cognitiviste nous emmènent loin de l'image du décideur rationnel détaché du monde, dont il aurait une vision objective, et impartial dans son traitement analytique de l'information. La notion de rationalité décisionnelle devient elle-même de plus en plus floue, en se réduisant au mieux à une intentionnalité, qui variera d'un individu à l'autre en fonction du sens qu'il attribue aux événements, de ses préférences et de ses valeurs. La perspective cognitiviste contribue donc aussi à expliquer pourquoi les outils d'évaluation de la finance traditionnelle ne peuvent mener à une "one best way" en matière de décisions d'investissement: la solution optimale du modèle de la rationalité parfaite n'existe tout simplement pas.

Environnement socioculturel

Information (incomplète) Perceptions et biais cognitifs

PROCESSUS DÉCISIONNEL CHOIX (SATISFAISANT)

Attitudes

Valeurs et croyances Convictions

tenues pour acquises Schèmes cognitifs

Affects

Préférences

Caractéristiques psychologiques individuelles