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2. 2ème partie : décisions et organisations

2.1 LES FONDAMENTAUX

2.1.1 Décision et rationalité(s)

Le domaine de la décision dans les organisations fait partie du domaine plus vaste de l'étude et des théories des organisations, domaine touffu, caractérisé par une multiplicité de théories, de modèles et de méthodologies. L'étude de la décision dans les organisations a une longue histoire: elle remonte à l'américain Chester Barnard qui, le premier, inscrit la prise de décision "au cœur des fonctions du dirigeant" (1938, p. 189), en réaction à la perspective mécaniste du management scientifique de Taylor et Fayol.

Le concept de décision lui-même ne se laisse pas aborder aussi facilement qu'on pourrait le penser de prime abord. En effet, qu’est-ce qu’une décision ? C’est d’abord un

"objet psychologique", dans la mesure où elle ne peut être observée directement mais

"Rappelons l’affirmation de Mintzberg (1994) : jamais les innovations comme l’IBM 360, le float glass et le ski métallique n’auraient vu le jour si les décideurs qui les ont lancées avaient pris en compte des critères de rentabilité. Nous ajoutons que l’innovateur est souvent considéré comme irrationnel par son entourage. "

Romelaer et Lambert, 2001, p. 181

seulement déduite de l’observation d’un comportement. Les "traces qu'elle laisse derrière elle dans une organisation"104 sont identifiables et observables, mais pas la décision elle-même. Selon certains chercheurs, dans la lignée de Mintzberg, il est donc impossible d'étudier une décision. On ne peut que la déduire de l'action observable, telle, par exemple, l'ouverture d'un nouveau magasin ou le départ d'un collaborateur (Mintzberg et Waters, 1990; Langley et al., 1995). Un autre courant de recherche, mené par Pettigrew, considère dans le même esprit que la décision n'est pas l'unité d'analyse appropriée car la décision est un processus continu105, et non pas un épisode isolé. Il faut donc adopter une perspective dynamique de la décision.

Pour un individu comme pour une organisation, décider c’est faire un choix entre différents projets (Favereau, 1997). Le choix est la première dimension de la décision.

Une décision peut d'abord être considérée comme un "comportement de choix"106 (Cyert

& March, 1963). Cependant le choix doit s’incarner dans une ou des action(s) qui permettront de mener à bien le projet choisi. L’action est donc la deuxième dimension de la décision. Ainsi Butler et al. définissent la décision comme ”the selection of a proposed course of action” (1993, p. 6). Mintzberg, Raisinghani et Theoret (1976, p. 246) vont plus loin en définissant la décision comme un "engagement à agir"107. Cet engagement à agir concerne généralement un engagement de ressources108 (idem) et les décisions dans les organisations sont donc des décisions à caractère économique109. La troisième dimension de la décision est l’incertitude, préalable obligé de la décision (Butler et al, 1993). Sans incertitude, il n’y a pas de choix à faire et donc pas de décision. Cependant le niveau

104 "actions … are the traces actually left behind in organizations", (Mintzberg et Waters, 1990, p.1).

105 "…the language of decision-making can be more powerful when decision-making is understood as a continuous process in context" (Pettigrew, 1990, p. 8)

106 "Behavior of choice".

107 Par la suite, Mintzberg et Waters ont remis en question cette définition sur la base du constat qu'il est difficile parfois, non seulement de retrouver la décision qui est à l'origine d'une certaine action, mais aussi

"d'identifier un engagement dans le contexte collectif d'une organisation" (Mintzberg et Waters, 1990, p. 3).

Ces questions seront discutées plus en détails p. 89.

108 “a specific commitment to action ... usually a commitment of resources "

109 La science économique est la « science des choix » (Samuelson, 2000, préface XVIII). Elle étudie

« l’utilisation de ressources rares pour satisfaire des besoins humains illimités … La rareté implique la nécessité de faire des choix dans l’allocation des ressources, choix qui impliquent l’existence de coûts, coûts d’opportunité, traduisant le bénéfice des emplois alternatifs de ressources auxquels on a renoncé. Les décisions d’allocation de ressources déterminent les quantités des différents biens qui sont produits et consommés.109 (Lipsey & Courant, 1996, p. 4 & 5).

d’incertitude est très variable d’une décision à l’autre, d’une situation de choix à une autre, avec des conséquences importantes.

La décision dans les organisations peut être analysée à trois niveaux: au niveau de l'organisation elle-même (macro level), et à celui des groupes (meso level) et des individus (micro level) qui la composent. Différents types de décisions ont été étudiées.

Les décisions stratégiques en particulier - qui sont souvent des décisions d'investissement - ont fait l'objet d'une importante littérature, ainsi que les décisions portant sur l’innovation et le changement dans les organisations.

Qu’est-ce qui fonde et explique la prise de décision? La théorie de la décision aimeraient pouvoir dire certains, puisqu’elle "propose des principes sur lesquels des critères de sélection sont construits et des solutions seront proposées", généralement quantifiées. Son but est d’ailleurs précisément de "donner les moyens aux décideurs non seulement d’analyser leurs problèmes, mais aussi de pouvoir justifier les solutions proposées : elles sont rationnelles." (Kast, 2002, p.7). Mais les principes normatifs proposés par la théorie de la décision sont-ils utilisés par les décideurs ? Dans la réalité, comme toujours, il semble que les choses ne soient pas aussi simples et c’est la raison pour laquelle le sujet de la décision, individuelle ou collective, a suscité une importante littérature110. Quelques thèmes majeurs ont polarisé la recherche sur ce vaste sujet : acteurs de la décision, types de rationalité, définition du problème décisionnel et élaboration de solutions, rôle des facteurs contextuels, aspects temporels de la décision, efficacité de la prise de décision et mise en œuvre. Les débats portent aussi sur l’influence respective de facteurs individuels, organisationnels et environnementaux. Ces questions seront analysées plus en détails dans le chapitre consacré aux déterminants de la décision dans les organisations (voir p. 147 et suivantes).

Entre tous, un thème mérite une place à part : celui de la rationalité. La question de la rationalité est primordiale car la définition qui en est donnée influence, bien que souvent de façon implicite, les recherches et les réponses sur tous les autres thèmes liés à la décision. Dans de nombreux textes – en particulier ceux qui traitent des

110Dans laquelle on retombe à nouveau sur la question de la valeur normative ou explicative d'une théorie, ici celle de la théorie de la décision.

investissements en efficacité énergétique111 – le terme de rationalité est mentionné, sans que, pour autant, un contenu précis lui soit donné. Ceci pourrait signifier que tout le monde s’accorde sur une signification précise. Or ce n’est pas le cas : la question de la rationalité est une notion complexe qui peut recouvrir des contenus fort différents, selon l’obédience de la personne qui l’emploie. L'importance du concept de rationalité, et la variété des approches et des contenus qui lui sont donnés imposent d'analyser son contenu.

Dans son sens courant, le terme de rationalité désigne ce qui est "conforme aux lois de la raison, ou peut être connu ou expliqué par la raison", en encore ce qui est

"raisonnable, qui semble fait avec bon sens" (Petit Robert, éd. 1993). Qu’est-ce alors que la raison? Il faut définir le sens de ce terme si l’on veut donner un contenu à celui de rationalité. Selon le Petit Robert, la raison est "la faculté pensante qui permet à l’homme de bien juger et d’appliquer ce jugement à l’action". Cette définition fait référence implicitement à la vision classique, cartésienne, d'une raison innée, commune à tous les êtres humains. Cependant, que signifie "bien juger"? Si l’on se trompe en prenant une décision qui s’avère contre-productive par rapport au résultat recherché, a-t-on pris pour autant une décision irrationnelle ? Et que dire du cas où deux personnes confrontées au même choix, et poursuivant le même objectif, prennent deux décisions différentes ? L’une est-elle moins rationnelle que l’autre ? On voit que la définition courante ne mène pas très loin, sauf à comprendre que la notion de rationalité est une notion délicate, qui ne se laisse pas appréhender facilement.

Il est donc plus utile de considérer comme rationnelle, au sens large, toute décision justifiable non pas par la raison mais plutôt par une ou plusieurs raison(s), autrement dit toute décision sous-tendue par une intentionnalité. En ce sens, la rationalité devient la “causalité de la décision” (decision causality, Pfeffer, 1997). De même, dans le domaine des entreprises, on peut définir la rationalité comme "les lois de fonctionnement des entreprises et des systèmes d’entreprise qui conduisent les décisions … à être ce qu’elles sont, [et d’autre part comme] les raisons de ce qui est entrepris dans l’entreprise

111 On trouve une exception à l'absence de définition chez les économistes de l'énergie Howarth et al. qui précisent "Humans are rational in the sense that they are able to calculate effectively a detailed economic plan given the information at their disposal" (1998, p. 937). Cependant cette définition est loin d'être suffisante, voire exacte, comme on le comprendra à la lecture de ce chapitre.

en s’appuyant sur le fait qu’il y a une raison derrière chaque acte managérial" (Romelaer et Lambert, 2001, p. 170).

Quelles sont ces raisons? Dans la perspective classique, on peut les résumer à deux mots : les fins et les moyens (ends and means). Les deux dimensions de la rationalité sont donc d’une part le(s) but(s) de la décision, et d’autre part les moyens disponibles pour atteindre ce(s) but(s). Ou, autrement dit, le "pourquoi" et le "comment"

de la décision.

Cependant ces deux dimensions suscitent à nouveau de nombreuses questions : la décision est-elle vraiment conditionnée par un but ? Si oui, quel est-il ? Est-il défini a priori ? Comment sont formées les préférences du décideur ? Quels sont les moyens du décideur pour atteindre le but fixé? Comment les utiliser "au mieux"? Quelles sont les limites et les contraintes du choix? Les conséquences des choix sont-elles connues ?

Les réponses à ces questions ne seront pas les mêmes selon qu’on considère un individu ou une organisation puisque dans le cas d’une organisation se pose en outre la question du nombre de décideurs et des possibles conflits d’intérêts entre eux, et entre leurs objectifs et ceux de l’organisation elle-même.

Mais, comme je l'ai déjà indiqué, les réponses à ces questions varient également considérablement selon l’obédience du répondant. Car, au-delà des interrogations sur les buts et les moyens de la décision, ce qui est en cause en réalité c’est le comportement des individus et des organisations, et les facteurs qui déterminent ce comportement, ou même, plus exactement, l'écart entre le comportement observé et les prédictions des théories.

En matière de décision économique, dont font typiquement partie les décisions d'investissement puisqu'elles portent sur des allocations de ressources, deux grands modèles explicatifs s’opposent : le paradigme économique et le paradigme psychosocial.

Il est important de comprendre leurs oppositions pour pouvoir décrypter leurs réponses sur la décision. Examinons-les plus en détails.