• Aucun résultat trouvé

2. 2ème partie : décisions et organisations

2.1 LES FONDAMENTAUX

2.2.4 Caractéristiques de la décision

Outre les acteurs qui y participent et le contexte interne et externe de l’organisation, un facteur très important influence le processus et son résultat : il s’agit des caractéristiques de la décision elle-même.

De toutes les caractéristiques de la décision, l’incertitude est celle qui est mentionnée le plus souvent comme influençant la décision stratégique ou le processus d’investissement. Toute décision contient de l’incertitude, mais en degré variable. D’où vient l’incertitude? Du temps (durant lequel la décision produira ses effets), de la complexité, de la nouveauté. Herbert Simon est le premier à classer les décisions en fonction de leur niveau d'incertitude. Il distingue les décisions "programmées" - répétitives, routinières, voire automatiques - et les décisions "non programmées" - nouvelles, non familières : une décision programmée permet l’emploi d’une solution déjà existante. Une décision non programmée est mal structurée, et nécessite de l’innovation, car elle implique l’absence de solutions toute faites (ready-made) : la notion de non structuration désigne une décision ou un processus “that have not been encountered in quite the same form and for which no predetermined and explicit set of ordered responses exists in the organization (Mintzberg, Raisinghani & Theoret, 1976, p. 246) … This is not the decision making under uncertainty of the textbook, where alternatives are given even if their consequences are not, but decision making under ambiguity, where almost nothing is given or easily determined" (idem. p. 250). La complexité fait référence aux problèmes liés à la prise de décision qui peuvent être multiples : sources de l’information, ampleur et gravité des conséquences, constitution de précédents pour l’avenir.

Plus le niveau d'incertitude ou de complexité d'une décision augmente, plus grand sera le nombre de spécialistes et d'unités impliqués dans les efforts que l'organisation déploie pour résoudre l'incertitude (Butler, 1990; Cyert and March, 1963; March and Olsen, 1976; Thompson, 1967; Hickson et al., 1986), car les solutions doivent être identifiées, construites, évaluées, ce qui demande du temps et des ressources et nécessite de nombreux experts. Le nombre élevé d'acteurs intervenant dans le processus de décision (qu'ils soient internes ou externes, individus, départements, divisions, propriétaires ou fournisseurs, administrations publiques) exerce une influence à deux

titres: d'une part le locus de la décision dans l'organisation sera plus diffus et difficile à identifier, comme le rappelle Butler (1990, p. 13) en faisant référence aux travaux de Thompson (1967) et de Mintzberg et Waters (1990); d'autre part le niveau de politisation du processus décisionnel sera élevé. Dans ce contexte, on peut définir la politisation comme "le niveau d’influence qui est amené à peser sur une décision et comment cette influence est distribuée à l’intérieur et à l’extérieur de l’organisation"166 (Miller et al., p.

300).

La force et la répartition de l’influence, couplée à la complexité de ce qui est soumis à décision, façonnent le processus décisionnel167 (Miller et al, 1997, p. 301). C'est ce qu'ont notamment mis en évidence les recherches du groupe de Bradford, déjà citées, à travers leur analyse de cent cinquante décisions prises dans trente organisations des secteurs secondaire et tertiaire. Le degré de politisation, fonction du nombre et à la variabilité des intérêts en présence, est un facteur explicatif important du caractère plus ou moins fluide ou "sporadique" du processus décisionnel (Hickson et al., 1986;

Desreumaux et Romelaer, 2001).

Une décision hautement stratégique – non programmée par essence - entraîne presque inévitablement un processus décisionnel non structuré, d’autant plus cyclique, tâtonnant, et long, que le niveau d'incertitude est élevé car "dans ces conditions [d'incertitude élevée], un processus linéaire rationnel, même s’il peut a priori paraître optimal, n’est tout simplement pas possible … A contrario dans des domaines où les situations de décision et les solutions sont plus formalisées et plus simples, par exemple dans le domaine des investissements financiers, le processus de décision linéaire séquentiel devient possible" (Desreumaux et Romelaer, 2001, p. 76).

Remarquons que les caractéristiques des investissements considérés, tels leur niveau d'incertitude ou de complexité, de même d'ailleurs que leur contenu, ne sont jamais discutées dans la littérature sur les investissements en efficacité énergétique. Etant donné l'importance de ces caractéristiques pour le déroulement du processus décisionnel et pour son résultat, il s'agit d'une grave lacune.

166 “Politicality refers to the degree of influence which is brought to bear on a decision and how this influence is distributed within and without the organization.” (Miller et al., in Clegg, 1997:300)

167 "The strength and distribution of influence, coupled with the complexity of what is being decided, shape the process which ensues" (Miller et al, 1997, p. 301).

2.2.5 Conclusion

Les principaux enseignements à retenir de cet examen de la littérature sur les déterminants de la décision dans les organisations sont les suivants :

• La décision n’est qu’une étape dans un processus dont les conditions d’émergence et le démarrage sont décisifs.

• Le processus décisionnel est influencé par le double contexte dans lequel il s’insère : contexte interne de l’organisation, et contexte externe de l’environnement.

• Le nombre et le pouvoir des acteurs (groupes et individus) qui participent au processus décisionnel sont importants pour le déroulement et le résultat de celui-ci.

• Les schèmes cognitifs des acteurs influencent les décisions qu'ils prennent.

• La culture organisationnelle, schème interprétatif de niveau organisationnel, joue un rôle particulier car elle "fédère" les différences individuelles et les sous-cultures présentes dans l'organisation. Elle constitue une "logique dominante"

(Bettis et Prahalad, 1986), un "paradigme" (Johnson, 1992).

• Les caractéristiques de la décision jouent un rôle important sur le déroulement et sur le résultat du processus décisionnel.

La dimension stratégique de la décision joue un rôle important.

En tout état de cause, on ne peut tenter d'expliquer les décisions organisationnelles sans prendre en compte ces différents paramètres. Sauf dans les cas de décisions simples et répétitives, le pouvoir explicatif du modèle de la rationalité classique - et de la logique financière qui s'en inspire - est donc pratiquement nul : les acteurs peuvent être guidés par une intention et par la recherche de l'efficacité entre leurs buts et les moyens dont ils disposent, mais il arrive aussi souvent que la pensée suive l'action, en lui donnant un sens - ou une justification - à postériori. Dans tous les cas, les mécanismes cognitifs des décideurs jouent un rôle essentiel : ils créent un paysage mental, particulier à chacun, dans lequel ne peuvent pénétrer que certains éléments, en raison des phénomènes de perception sélective et de traitement biaisé de l'information.

De façon ultime, deux conclusions s'imposent. 1) Il n'y a pas de "one best way" en matière de décision, qu'elle soit individuelle ou organisationnelle : la solution optimale du modèle classique n'existe pas, car elle varie d'un décideur à l'autre, en fonction de ses schémas cognitifs (et de ses caractéristiques psychologiques individuelles). Dans les organisations, la culture organisationnelle, à travers sa transcription dans les routines et les systèmes de contrôle, joue le même rôle de filtre dans la perception de l'environnement et le traitement de l'information, en imposant une "logique dominante"

dans la manière d'exercer le métier. 2) La culture organisationnelle est le reflet des relations de pouvoir au sein de l'organisation, entre les différents départements et managers de haut niveau. Pouvoir et culture sont donc les deux facteurs clés qui déterminent le comportement des organisations et leurs décisions (leurs "comportements de choix").

Ces conclusions rejoignent celle du chapitre précédent, en confirmant la nécessité d'utiliser de façon complémentaire les approches "classiques" (modèle de la rationalité limitée, modèles politiques et modèles aléatoires) pour analyser les décisions prises dans/par les organisations. Mais les approches classiques doivent aussi être enrichies et complétées par l'approche cognitiviste, qui analyse la manière dont les décideurs et les organisations, par leurs perceptions et leurs interprétations, donnent un sens particulier aux événements et aux informations dont ils ont connaissance. Enfin, le rôle joué par la décision elle-même sur le processus décisionnel - en particulier son caractère stratégique, source d'incertitude et de complexité - apparaît comme un autre enseignement majeur de la littérature sur la décision dans les organisations. Ce constat débouche cependant sur de nouvelles questions, auxquelles cette littérature ne fournit pas de réponses satisfaisantes : ce qui détermine le caractère stratégique d'une décision? Ou, autrement dit, qu'est-ce qui fait qu'une décision est stratégique ou non? Et, d'autre part, en lien avec l'objet de la présente recherche : les décisions d'investissement sont-elles des décisions stratégiques? Il est indispensable de répondre à ces questions pour compléter le cadre d'analyse des décisions organisationnelles. Tel est l'objectif du chapitre suivant.

2.3 DÉCISIONS STRATÉGIQUES ET DÉCISIONS D'INVESTISSEMENT

Pour tenter de répondre aux questions ci-dessus, le présent chapitre abordera successivement deux thèmes qui sont au cœur du sujet des décisions stratégiques : premièrement le thème de la nature stratégique d'une décision et de son influence sur le processus de décision; deuxièmement le thème du diagnostic stratégique, qui adopte une perspective interprétative pour analyser la manière dont les managers perçoivent et catégorisent les sujets qui émergent de l'environnement. Mais auparavant, il importe de préciser la relation entre décision stratégique et décision d'investissement.