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2. 2ème partie : décisions et organisations

2.1 LES FONDAMENTAUX

2.1.3 Modèles décisionnels

2.1.3.4 Les modèles aléatoires

Les modèles aléatoires constituent une rupture radicale avec les autres modèles décisionnels, comme le font remarquer Romelaer et Lambert (2001) : les modèles décisionnels de la rationalité substantive et de la rationalité limitée ainsi que les modèles de la rationalité politique s’inscrivent, malgré les apparences, dans un même courant théorique, le courant des rationalités optimisatrices, selon lequel un objectif existe, qui est défini a priori, les conséquences des choix étant plus ou moins connues. Autrement dit, le choix est sous-tendu par une – ou plusieurs – raison(s). Il est guidé par une intention. En ce sens, les modèles de la rationalité limitée et les modèles politiques de l’organisation doivent donc être considérés comme des aménagements du modèle de la rationalité substantive. Dans le courant des modèles aléatoires au contraire, les décisions ne sont plus le résultat d’une exploration effectuée de façon consciente par le(s) décideur(s), en fonction d’un objectif défini a priori. On est bien en présence d’une rupture théorique radicale par rapport à la logique de la rationalité optimisatrice.

Selon cette approche, la décision est le résultat d’une rencontre aléatoire entre des problèmes et des solutions, que les membres de l’organisation formulent et dont ils se déchargent, d’où le nom du modèle de la "poubelle" (garbage can, Cohen, March et Olsen, 1972) qui est le plus connu des modèles aléatoires. Certaines solutions (par exemple des propositions de managers de niveau inférieur ou intermédiaire ou des rapports d’experts tels que les rapports d'audits) sont antérieures aux problèmes mais ne

"trouvent pas preneur" et, inversement, des problèmes perdurent sans solution. Au plan des moyens, certains éléments essentiels à la prise de décision, en particulier la

connaissance des conséquences des choix, n’apparaissent qu’au fur et à mesure du déroulement de la décision. S’intéressant, à la même époque, aux stimuli qui initient le processus décisionnel (voir p. 147 et ss.), Mintzberg, Raisinghani et Theoret (1976) de même que Desreumaux et Romelaer (2001) remarquent également l’importance pour le déroulement du processus décisionnel – et le caractère non automatique – de la rencontre entre un problème et un champion.

Comme nous le verrons dans le chapitre suivant, les recherches de Mintzberg et de ses collègues (Mintzberg, Langley, Pitcher, Posada, Saint-Macary, 1995) peuvent être rattachées par certains aspects au courant des rationalités aléatoires, dans la mesure où ces chercheurs mettent en évidence la difficulté qu'il y a parfois à identifier précisément tant la décision prise, que sa genèse et même ses objectifs. Le modèle de la poubelle de Cohen, March, et Olsen a cependant poussé beaucoup plus loin encore la logique du chaos, et donc le rôle du hasard, comme explication du fonctionnement des organisations.

Trop loin peut-être, car les recherches empiriques ne confirment que "modestement" la validité de ce modèle, comme le concluent Eisenhardt et Zbaracki (1992), après avoir analysé les résultats de treize recherches publiées entre 1972 et 1989.

2.1.4 Conclusion

De nombreuses disciplines se sont intéressées à la décision dans les organisations, parmi lesquelles on peut citer l'économie (théories de la firme, économie industrielle), la sociologie des organisations, la psychologie cognitive et la psychologie sociale et les sciences de gestion (finance, stratégie, gestion de l’innovation et du changement). Ce faisant, chaque discipline s’est rattachée à l’un des deux paradigmes, économique ou psychosocial. Pourtant, parmi les chercheurs, "…rares sont ceux qui s’étonnent du fait que certaines disciplines donnent un acteur intentionnel et d’autres un acteur soumis à des forces extérieures, sans qu’un sérieux effort soit fait pour sortir de cette schizophrénie." (Boudon, 2004, p. 21). Les questions du but – son existence et son contenu – et de l'intentionnalité de la décision, constituent pourtant certainement la première problématique du thème de la décision, qui est liée à la question délicate de la

rationalité du décideur et de ses perceptions et interprétations de l'univers qui l'entoure (voir p. 162 et ss.).

Deux autres problématiques résument utilement le thème de la décision dans les organisations, comme l'indiquent Miller et al. (1997, p. 304). La première est celle de la signification attachée à la décision : à un extrême, elle est interprétée comme une résolution de problèmes (problem-solving), une recherche de plus de cohérence de la part des acteurs impliqués; à l'autre extrême, la décision est considérée au contraire comme le résultat chaotique et aléatoire de rencontres entre des problèmes et des solutions, selon la thèse de Cohen, March et Olsen. La deuxième problématique est celle des intérêts en présence : à un extrême du continuum, les acteurs cherchent ensemble comment trouver les meilleures solutions aux problèmes qui se présentent; à l'autre extrême, l'organisation est vue comme un lieu d'affrontement d'intérêts conflictuels et la décision comme le résultat d'un rapport de force entre eux.

En réaction plus ou moins radicale au modèle de la rationalité substantive, ces grands modèles de la décision dans les organisations qui sont proposés durant la période féconde des décennies 50 à 70 – le modèle de la rationalité limitée, les modèles politiques et les modèles aléatoires de la décision dans les organisations - contribuent à représenter des situations décisionnelles empreintes d’une complexité croissante : abandonnant l'image idéale de l’acteur unique guidé par un objectif clairement défini du modèle de la rationalité substantive, on aboutit à une multiplicité d’acteurs aux objectifs changeants et conflictuels - voire inexistants - influencés par des facteurs psychologiques et culturels.

Comme le résume Livian (2000, p. 55), d’une conception de "l’homme certain", prenant des décisions rationnelles dans un but précis, on est passé, au fil de plus d'un demi siècle de recherche, à la conception d'un "homme probable", moins déterminé, et même à celle d'un "homme aléatoire".

Cependant, chaque modèle donne un éclairage partiel sur la décision, en pointant le projecteur de l'analyse sur un aspect particulier. En raison de cette approche unidimensionnelle, aucun de ces modèles ne permet d'expliquer complètement les décisions des organisations : le modèle de la rationalité limitée ne prend pas en compte la dimension du pouvoir; les modèles politiques s'intéressent peu à la dimension cognitive.

Les modèles aléatoires, parce qu'ils privilégient le hasard, négligent tant les aspects

politiques que les aspects cognitifs des décisions organisationnelles. Or, pour comprendre les décisions organisationnelles, il faut les examiner en prenant simultanément en considération plusieurs catégories de facteurs : facteurs individuels, organisationnels, externes et aussi, caractéristiques de la question décisionnelle elle-même. Il faut donc utiliser les grands modèles décisionnels qui ont été présentés dans ce chapitre de façon complémentaire, en y ajoutant d'autres outils d'analyse C'est ce que nous allons voir maintenant.

2.2 LES DÉTERMINANTS DE LA DÉCISION DANS LES ORGANISATIONS

Les recherches ont montré qu'une décision, quelle qu’elle soit, doit être considérée comme l’aboutissement d’un processus décisionnel, et même est un processus.

Ce processus est influencé par des facteurs contextuels, internes et externes, et par les acteurs qui y sont impliqués. Des recherches plus récentes ont montré l’influence sur le processus, et sur son résultat, des caractéristiques de la décision elle-même – telles sa complexité ou l'incertitude qui y est attachée – et de son contenu "substantiel" - son objet et l'importance de cet objet pour l’organisation. Ces différents aspects - processus, contexte, acteurs et caractéristiques de la décision - feront l’objet des quatre prochaines sections.