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2. 2ème partie : décisions et organisations

2.1 LES FONDAMENTAUX

2.1.2 Homo economicus versus homo sociologicus

Les paradigmes économique et psychosocial s’opposent d’abord dans l'origine de leur démarche sur la décision économique. Le paradigme économique part d’une extrême simplicité théorique et, sous la pression du décalage avec la réalité observée, incorpore de la complexité par touches successives. Le paradigme psychosocial constate la complexité du réel et tente de la réduire en identifiant des régularités de comportement. Le centre d’intérêt du modèle économique est le marché, les individus et les entreprises n'étant pris en compte – au mieux – que comme éléments constitutifs. A l’opposé, le modèle psychosocial centre son analyse sur l’individu, considéré seul ou en groupe, et sur le contexte socioculturel dans laquelle il s’insère. Fondamentalement, ces perspectives s’opposent par leur vision de l’homme et de la société. A un extrême, l’homo economicus utilitariste, poussé par son intérêt (matériel), cherche à satisfaire ses préférences, stables et clairement définies, par les moyens qui lui semblent les plus efficaces, conformément au vieil adage "la fin justifie les moyens". A l’autre extrême, l’homo sociologicus est conditionné par sa culture, son vécu ; l’intérêt individuel n’est pas le moteur unique de son comportement ; ses préférences sont conditionnées par des facteurs dont il n’a pas toujours conscience ; il peut même prendre sa décision sur l’impulsion du moment et y chercher – ou non - une justification a posteriori.

Les caractéristiques fondamentales de la rationalité selon le paradigme économique sont triples. Premièrement cette rationalité est de type finaliste: c’est le but poursuivi par le décideur, préexistant au processus décisionnel, qui explique la décision.

"La théorie de la décision individuelle … consiste, dans le cadre d’une description adéquate des différents éléments des problèmes de décision, à construire des critères fondés sur des hypothèses sur le comportement du décideur. Dans le cadre de ces hypothèses, le comportement rationnel consiste à optimiser ces critères. La théorie de la décision s’inscrit ainsi dans la perspective de la théorie économique qui met en jeu des agents, consommateurs et producteurs, et en formalise le comportement comme consistant à maximiser des « fonctions d’utilité » ou « fonctions de satisfaction » (nous simplifions, la théorie n’a souvent besoin que de « préférences » sans que celles-ci doivent être représentées par une fonction). L’agent économique est alors réduit au fameux Homo economicus …"

Robert Kast, La théorie de la décision, La découverte, 2002, p. 17

Deuxièmement, cette rationalité finaliste est utilitariste 112 : le but poursuivi est la maximisation de l’utilité du décideur. Motivé par la satisfaction de son intérêt personnel (self-interest), il effectuera le choix le plus conforme à ses préférences matérielles, en choisissant l’action qu’il préfère parmi toutes celles qu’il a la possibilité d’accomplir. Les préférences matérielles du décideur sont identifiables, stables et peuvent être classées sur une échelle d’utilité. Enfin, cette rationalité finaliste et utilitariste est en même temps instrumentale, dans la mesure où elle consiste à utiliser au mieux les moyens à disposition pour réaliser l'objectif défini: c'est la rationalité dite "praxéologique", qui fait référence à une situation de maximisation sous contrainte (Combe, idem, p. 75), au terme de laquelle la meilleure solution sera choisie. La rationalité du paradigme économique est aussi appelée rationalité substantive, parfaite, ou classique, ce dernier terme faisant référence à son origine, le cartésianisme.

Les tenants du paradigme psychosocial sur la décision reprochent d'abord à la rationalité du paradigme économique son décalage important avec la réalité. Ainsi les sociologues Boudon et Bourricaud remarquent que, même dans son acception praxéologique la plus simple (adaptation des moyens aux fins), "la notion de rationalité pose de nombreux problèmes et … n’est définie de façon univoque que dans des situations-limites". En effet, "s'il existe un ensemble fini de moyens pour parvenir à une fin, si ces moyens peuvent être totalement ordonnés par rapport à un critère (ce critère pouvant être par exemple le coût, la pénibilité, l’accessibilité de chaque moyen), l’action rationnelle et celle qui utilise le moyen le meilleur par rapport ce critère. Mais ces conditions (ordre total par rapport à un critère unique d’un ensemble fini de moyens) peuvent ne pas être toutes (et souvent ne sont pas) réunies. Si elles le sont objectivement, elles peuvent ne pas l’être dans la conscience de l’acteur, qui peut par exemple ne pas avoir connaissance de l’existence de tel ou tel moyen" [accents mis par les auteurs]

(Boudon et Bourricaud, 2004, p. 480).

Plus fondamentalement, le paradigme psychosocial conteste la définition de la rationalité selon le paradigme économique dans ses trois dimensions, utilitariste, finaliste

112 La rationalité utilitariste fait référence à des intérêts immédiats ; dans le cas de la rationalité téléologique, variante de la rationalité utilitariste, le décideur agit en fonction d’objectifs qu’il s’est fixé, parfois à long terme, lesquels peuvent ne pas coïncider avec ses intérêts immédiats.

et instrumentale. Cette critique unanime est d'ailleurs le critère qui permet d'employer ici le terme de "paradigme psychosocial"113.

La contestation porte d'abord sur la qualité instrumentale de la décision, sur les capacités des décideurs à traiter l’information et à analyser les solutions disponibles en vue de la décision. Elle porte ensuite sur la dimension utilitariste de la rationalité économique. Pour les tenants du paradigme psychosocial, l’intérêt individuel n’est pas le moteur unique de la décision, même économique, en raison de l’influence des valeurs mais aussi parce que des relations avec d’autres acteurs, par exemple de solidarité ou de collaboration, peuvent jouer un rôle. Enfin, le paradigme psychosocial oppose à la perspective finaliste du paradigme économique une perspective causaliste, parfois même déterministe, en cherchant à mettre en évidence les forces socioculturelles et psychologiques qui orientent les choix du décideur. Au "pourquoi" de l'approche finaliste de la rationalité économique, qui renvoie à la finalité de la décision, au but poursuivi, l'approche psychosociale oppose, pourrait-on dire, le "parce que", en faisant référence à

"ces éléments du passé qui déterminent le projet, tant dans la fin poursuivie que dans les moyens de l'atteindre" (Schütz, 1997, p. 26, cité par Cossette, 2004, p. 31). Schütz donne à cet égard un exemple simple : le meurtrier commet son crime en vue d'obtenir l'argent de sa victime mais parce qu'il a eu une enfance difficile.

Une autre forme de rationalité, mise en évidence par les chercheurs en sciences sociales (voir à ce sujet Pettigrew, 2002; Pfeffer, 1997) conteste la dimension finaliste de la rationalité économique : il s'agit de la rationalité a posteriori, qui qualifie une situation dans laquelle le décideur justifie sa décision ou son action seulement après l'avoir effectuée. Comme l'exprime bien Pettigrew (2002, p. 12), “even the unthinkable was articulated, action might precede thought.” Un courant de littérature a exploré à ce sujet

113 Le terme "psychosocial" fait référence ici à l’ensemble des sciences sociales qui s'intéressent aux facteurs influençant les comportements humains : psychologie, sociologie, anthropologie, ethnologie. Si on définit un paradigme dans les sciences sociales comme une "vision globale des relations et des comportements humains" (Moscovici, 2003), il peut sembler discutable d’employer le terme de "paradigme psychosocial" à propos de la rationalité, tant les perspectives des sciences humaines sur les facteurs déterminants les comportements humains sont variées et parfois même contradictoires. Certaines de ces disciplines, ou certains courants au sein de ces disciplines, centrent leur analyse sur le sujet individuel, d’autres sur le sujet collectif, certaines adoptent une perspective statique, et d’autres une perspective dynamique, certaines ont une vision plus déterministe que d'autres. Finalement l’élément fédérateur, le critère qui permet d’employer ici malgré tout le terme de "paradigme psychosocial" pour qualifier la vision globale commune à toutes ces disciplines est leur critique unanime de la rationalité telle qu'elle est présentée par les économistes néo-classiques.

les relations entre la pensée et l'action et la question de l'intentionnalité dans les situations de rationalité a posteriori. En effet, si l'on définit l'intentionnalité comme la formulation d'un projet par la pensée, que la décision permettra d'exécuter, il semble indispensable que l'intention précède l'action (voir Cossette, 2004, p. 33-34). Que cela ne soit pas le cas est bien embarrassant sur un plan théorique.

La question des préférences du décideur est celle sur laquelle les paradigmes économique et psychosocial sont en plus forte opposition. Selon le paradigme économique, les préférences sont stables, voire immuables, et communes à tous les individus, sans être influencées par le contexte social. Elles peuvent dès lors être traitées par les modèles de rationalité économique comme des données exogènes qui ne font pas l’objet d’une analyse114. Selon le paradigme psychosocial, au contraire, le décideur n’est pas "tiré" par le but poursuivi mais en quelque sorte "poussé" par des forces psychologiques, sociales et culturelles, dont il n’a pas conscience, qui conditionnent ses préférences et biaisent ses analyses et ses décisions. Le paradigme psychosocial met ainsi l’accent sur l’ancrage social ("social embeddedness", Granovetter, 1985) du comportement et des décisions.

Le comportement du décideur est donc analysé par les sciences sociales non pas en termes de satisfaction de ses préférences mais en termes de cohérence avec ses attitudes115. L’attitude représente les idées, les convictions ou les goûts d’une personne à l’égard d’un objet ou d’une question. Il s’agit d’une variable latente qui prédispose un individu à un certain comportement, défini comme la manière dont cet individu agit ou réagit par rapport à cet objet ou à cette question. Un même comportement peut avoir différentes significations, et différents comportements peuvent avoir la même signification. Ce qui est important n'est donc pas le comportement lui-même mais la signification du comportement (Cossette, 2004; Schein, 2004; Schneider et Barsoux,

114 "Preferences are exogenous and few variants consider the possibility that preferences are shaped by social institutions and should therefore be the subject of analysis rather than taken for granted or assumed"

(Pfeffer, 1997, p. 44).

115 "Attitude is representing a person’s idea, convictions, or liking with regard to a specific object or idea.

… Attitude represents a predisposition to respond to an object, not actual behavior toward the object … Attitude is a latent variable that produces consistency in behavior, either verbal or physical"(Churchill &

Jacobucci 2002, pp 366-367)

2003). L’attitude est conditionnée par les croyances – des énoncés de fait sur ce que les choses sont - et les valeurs – des énoncés sur comment les choses devraient être116.

Les valeurs peuvent conduire à exclure certaines options et à en valoriser d’autres.

Elles peuvent avoir une influence positive ou négative sur une décision. La question est donc de comprendre sous quelles conditions, et dans quelle mesure, elles renforcent ou minent la rationalité instrumentale (Romelaer et Lambert, 2001). Dans certains cas, les valeurs prennent une dimension normative. Dans ce cas, le décideur agit en fonction d’un code de valeurs qui s’impose à lui, et cela même si l’action considérée va à l’encontre de ses intérêts immédiats ou de ses objectifs. Un exemple extrême, souvent cité, de cette forme de rationalité (rationalité axiologique) est celui du capitaine qui se laisse couler avec son navire par fidélité à sa conception de l’honneur. On peut classer dans cette catégorie de rationalité normative la rationalité influencée par la morale. Un autre cas de rationalité normative est celui de la rationalité influencée par les règles, qui encadrent la décision, en particulier dans les organisations (mais dont le contenu est lui-même influencé par les valeurs).

Des réactions affectives et émotionnelles, les affects, peuvent conduire le décideur (Etzioni 1992, cité par Romelaer et Lambert, 2001, p. 191, Giordan, 1998, p. 41 et ss.) à exclure certaines options et à en valoriser d’autres.

La décision peut enfin être le résultat d'un comportement d'imitation, fréquent chez les individus, mais qui a également été observé dans les organisations, notamment au niveau de leurs décisions stratégiques (Greve, 1996 ; Haveman, 1993 cités par Pfeffer, 1997) et conceptualisé par la théorie institutionnelle (DiMaggio et Powell, 1983 ; Scott, 1995).

Au total, selon le paradigme psychosocial sur la décision, on devrait dire en fait

"psycho-socioculturel", trois niveaux d'influence contribuent à orienter les choix des êtres humains : le niveau individuel, qui comprend la personnalité, la psychologie et les réactions affectives de l'individu; le niveau sociologique, qui comprend ses relations aux autres, et enfin le niveau culturel, formé par les "basics assumptions" qui conditionnent ses désirs et ses refus. Ces différents niveaux d'influence sont interreliés: par exemple les

116 "Beliefs are statements of fact, about the way things are. Values are preferred states about the way things should be, about ideals" (Schneider & Barsoux 2003, p. 27).

émotions qu'éprouve un individu sont influencées par sa culture. Les trois niveaux d'influence doivent être pris en compte dans l'étude des décisions dans les organisations.

Un quatrième niveau, celui de la biologie, joue un rôle essentiel, bien qu'il ne soit pas cité dans la littérature sur la décision et relève plutôt des sciences de l'éducation et des neurosciences. Système dynamique en remaniement constant, dont les structures complémentaires interprètent les données, donnent un poids aux choses en fonction des ressentis du corps, notre cerveau élabore une conception de la réalité à partir des informations écrites, des images et des sons qu'il reçoit ou recherche et des cadres cognitifs qu'il contient. Le cerveau n'apprend que parce que l'environnement, physique et social, fluctue, dans un échange où interviennent à la fois un type de questionnement, un cadre de références et des façons de produire du sens (Giordan, 1998, p. 40).

Paradigme économique et paradigme psychosocial ont évolué au fil des apports théoriques et empiriques selon deux lignes différentes : les économistes, en s'associant à des travaux de psychologie expérimentale, ont étudié principalement les moyens de la décision et leurs limites, sans s’interroger sur les préférences du décideur, leur genèse et leur influence sur les buts de la décision. Ils ont en somme questionné la dimension instrumentale de la décision, sans remettre en question ses aspects finaliste et utilitariste.

Le paradigme psychosocial s'est attaché par contre à étudier l’influence sur toutes décisions, y compris économiques, des caractéristiques individuelles du décideur et du contexte socioculturel, y compris le rôle joué par la distribution et l’exercice du pouvoir.

Les deux paradigmes se sont incarnés dans différents modèles décisionnels, ou

"théories des choix" (Pettigrew, 1990), développés par les chercheurs et théoriciens des sciences économiques et sociales pour expliquer les décisions prises par les individus et/ou les organisations. Examinons brièvement les grands modèles décisionnels qui ont été développés en particulier dans les années 50 à 70, et servent depuis lors de base aux chercheurs de la décision, soit pour les compléter, soit pour s'en démarquer.