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2. 2ème partie : décisions et organisations

2.1 LES FONDAMENTAUX

2.2.1 La décision, étape d’un processus

“Pfiffner noted that “The decision-making process is not linear but more circular; it resembles

«the process of fermentation in biochemistry rather than the industrial assembly line” (1960, p.

129). By cycling within one routine or between two routines, the decision maker gradually comes to comprehend a complex issue. He may cycle within identification to recognize the issue; during design, he may cycle through a maze of nested design and search activities to develop a solution;

during evaluation, he may cycle to understand the consequences of alternatives; he may cycle between selection and development to reconcile goals with alternatives, ends with means. The most complex and novel strategic decisions seem to involve the greatest incident of comprehension cycles. We found specific evidence of cycling and recycling in all 25 decision processes with a total of 95 occurrences.”

Mintzberg, Raisinghani et Theoret, 1976, p. 265

La décision doit être considérée comme insérée dans un processus décisionnel, défini comme une chaîne dynamique d’actions et d’événements, qui produit la décision128. Cette chaîne commence avec l’identification d’un stimulus pour l’action et s’achève avec l’engagement explicite d’agir, autrement dit la décision (Mintzberg, Raisinghani et Theoret, 1976, p. 246). Herbert Simon a employé le premier la notion de processus pour analyser la décision dans les organisations et a divisé ce processus en différentes étapes, dérivées de la méthode analytique de la décision individuelle : 1 : perception de la nécessité ou de l’occasion de décider ; 2 : formulation des voies d’action possible ; 3 : évaluation de leurs avantages respectifs ; 4 : choix de la ou des voie(s) d’action possible. Selon l’obédience des auteurs à l’une ou l’autre perspective sur la décision (voir p. 125 et ss.), le processus décisionnel sera considéré comme simple et linéaire ou au contraire comme complexe et cyclique, et l’accent sera mis sur la conclusion ou sur le démarrage du processus. Dans la littérature sur les investissements en efficacité énergétique, la question du processus décisionnel n'est jamais évoquée, à deux exceptions près (Parker et al., 2000; Weber, 2000), pas plus du reste, à l'exception de Cebon (1992), que les autres thèmes discutés par la littérature sur la prise de décision dans les organisations.

Le modèle de la rationalité substantive conduit à représenter la décision dans les organisations comme l’aboutissement logique d’un processus linéaire, dont les différentes étapes (diagnostic, recherche et développement de solutions, évaluation des solutions et choix) mènent sans heurts (smoothly) et sans conflits à la solution optimale, conforme à des préférences clairement prédéfinies. Ce modèle peut être représenté par le schéma suivant :

128 Un processus peut être défini comme « une suite d’opérations enchaînées entre elles, produisant (ou reproduisant) des résultats » (Livian, 2000, p. 93)

Selon ce modèle de la rationalité substantive, les étapes finales de l’évaluation des alternatives et du choix sont les plus importantes. En effet, les objectifs et les moyens pour les réaliser sont supposés connus de façon certaine, ce qui implique qu’on s’intéresse à l’objet de la décision et non au processus lui-même (Koenig, 1998, p. 46).

Guidée par la logique de la rationalité substantive, la théorie économique néo-classique concentre donc son intérêt sur les étapes finales de la décision, les phases antérieures de diagnostic et de construction des solutions étant en quelque sorte gommées. Cette logique s'applique au modèle décisionnel de la finance néo-classique, qui est tronqué : "Reprenant les étapes de la prise de décision dans la version de Simon (1960) … Ansoff [fondateur du management stratégique] remarque que la théorie des investissements de capitaux ne traite que les deux dernières étapes et tend à considérer les deux premières comme précédant l’analyse et sortant de ce fait de son cadre méthodologique" (Desreumaux et Romelaer in Charreaux, 2001, p. 62).

Plusieurs représentations du processus décisionnel ont été proposées. Après en avoir décrit les principales, qui sont toutes basées sur l'idée d'un enchaînement séquentiel d'étapes, Desreumaux et Romelaer (2001, p.78), s'intéressant plus particulièrement au processus d'investissement, en représentent le déroulement chronologique simplifié, par les étapes suivantes : ou processus de conception et de décision

Processus d'investissement

Desreumaux et Romelaer, comme le montre le schéma ci-dessus, font la distinction entre processus de décision d'investissement et processus d'investissement. Le processus d’investissement complet inclut le processus de décision ainsi que la mise en œuvre. L’idée initiale ne fait pas partie du processus décisionnel lui-même mais elle le provoque et le fait démarrer. En fonction du type d’investissement, le processus sera plus ou moins long, mais il s’étend généralement sur plusieurs années: selon Lu et Heard (1995) entre deux et quatre ans et demi ; selon Mintzberg et al. (1976), entre un an et demi et trois ans et demi.

Cette approche séquentielle du processus décisionnel est contestée par un courant de recherche dont le chef de file est le canadien Henri Mintzberg. En 1976, Mintzberg, Raisinghani et Theoret proposent un modèle très complet de processus de décision stratégique, basé sur les résultats d’une recherche menée durant cinq ans auprès de vingt-cinq organisations avec pour objectif de reconstituer le processus de vingt-vingt-cinq décisions stratégiques (dont 22 décisions d’investissement). Le modèle de Mintzberg, Raisinghani et Theoret représente le processus décisionnel comme étant composé de trois sous-processus, eux-mêmes divisés en différentes étapes : la phase d'identification, qui comprend les étapes de reconnaissance de la nécessité de décider et celle du diagnostic; la phase de développement, qui comprend les étapes de recherche et élaborations de solutions possibles; et enfin la phase de sélection, qui comprend les étapes de sélection, évaluation-choix et autorisation. Ces différentes phases et étapes ne sont pas reliées linéairement de façon séquentielle mais plutôt de façon cyclique.

Figure 35 - A general model of the strategic decision process (Mintzberg, Raisinghani et Theoret, 1976, p. 266).

De même que Cyert et March (Carter, 1971, p. 414), Mintzberg, Raisinghani et Theoret mettent en évidence le caractère décisif de la phase de démarrage du processus décisionnel, essentiel pour son déroulement et son aboutissement - la décision elle-même mais aussi la qualité de cette décision129 - et plus important que les phases d’évaluation-sélection-choix qui ont focalisé l’intérêt de la littérature normative économico-financière.

Trois types de stimuli, qui peuvent provenir de l’intérieur ou de l’extérieur de l’organisation, sont à l’origine du démarrage du processus décisionnel: à un extrême d’un continuum, les opportunités qui initient un processus purement volontaire ; à l’autre extrême, la situation de crise, dans lesquelles les organisations doivent répondre à des pressions intenses. Entre ces deux extrêmes, les "décisions problèmes" décrivent des situations intermédiaires. L’importance de chaque stimulus dépend de plusieurs facteurs : l’influence de sa source, l’intérêt du décideur, le bénéfice perçu de l’action envisagée et l’incertitude qui y est associée. On peut représenter ce continuum des stimuli de la décision par le schéma ci-dessous:

129 La qualité de la décision étant définie comme la réalisation des objectifs et la réalité de la mise en œuvre.

Figure 36 - Catégories de stimuli du processus décisionnel selon Mintzberg, Raisinghani et Theoret, 1976

Mintzberg, Raisinghani et Theoret (1976) remarquent qu’un facteur important pour le déclenchement du processus décisionnel est la rencontre – qui n'est pas automatique - entre un problème et une solution, analyse qui rappelle le modèle du garbage can, présenté à peu près à la même époque (1972, voir p. 144 et ss.). Ainsi, un décideur sera réticent à agir sur un problème s’il n’y voit pas de solution apparente; de même il hésitera à utiliser une idée nouvelle si elle ne répond pas à une difficulté. Le seuil déclenchant l’action (Radomsky, 1967) varie en fonction de la charge de travail du décideur et des processus de décision qui sont en cours au même moment : par exemple, un manager confronté à une situation de crise ne se mettra pas en quête d'opportunités.

Une fois que l’influence conjointe des différents stimuli a atteint le seuil d’action, le processus décisionnel démarre, par l'étape du diagnostic, et des ressources sont mobilisées pour l’accompagner. L'étape du diagnostic est une étape essentielle (voir la section consacrée au diagnostic stratégique, p. 213et ss.). Plus ou moins formalisée (par exemple par la création d’un comité, d’une équipe projet), elle est destinée à collecter les informations permettant une meilleure définition des enjeux.

Mintzberg, Raisinghani et Theoret ont aussi mis en évidence des routines qui soutiennent le processus de décision stratégique : les routines de contrôle formalisent et encadrent le processus; les routines de communication permettent la circulation de l’information nécessaire à l’avancement du processus; et les routines politiques permettent la recherche et l’élaboration d’un consensus, dans un contexte fréquemment marqué par une politisation élevée. Finalement, des facteurs dynamiques qui exercent une influence sur le processus décisionnel ont été identifiés. Celui-ci peut être bloqué, ralenti ou accéléré par des facteurs extérieurs à l’organisation, par le(s) décideur(s), ou par des caractéristiques du processus lui-même (telles qu'une politisation élevée ou l’apparition

"Décisions opportunité"

(volontaires)

"Décisions problèmes"

"Décisions de crise "

(pressions intenses)

de nouvelles options, qui le ralentissent). Dans la phase d’identification par exemple, un manque de consensus sur la nécessité de la décision peut interrompre le processus qui, dans l’ensemble, est marqué aussi par de fréquents retours en arrière. Au total, le modèle de Mintzberg, Raisinghani et Theoret représente la prise de décision dans les organisations, comme un processus "tâtonnant et cyclique" (1976, p. 265), un

"enchaînement itératif, fortement influencé par le diagnostic et interrompu par des événements"130. Il se situe donc en rupture complète – de façon argumentée et étayée par l’observation - avec la perspective économico-financière basée sur la rationalité substantive.

La critique de l'approche séquentielle du processus décisionnel conduit, en fin de compte, à contester la représentation de la décision comme une étape clairement identifiable, qui se prête aisément à l'analyse. Certains chercheurs, explorant le thème de la rationalité à posteriori, sont même allés jusqu'à remettre en question le concept de

"décision" lui-même : s'il est parfois difficile d'identifier la décision à l'origine d'une action organisationnelle, c'est peut-être simplement parce que, parfois, aucune décision n'a été prise (Mintzberg et Waters, 1990). Le propos d'un haut dirigeant de General Motors cité par Quinn (1980, p. 134) illustre bien cette situation: "We use an iterative process to make a series of tentative decisions on the way we think the market will go. As we get more data we modify these continuously. It is often difficult to say who decided something and when – or even who originated a decision … I frequently don't know when a decision is made in General Motors. I don't remember being in a committee meeting when things came to a vote. Usually someone will simply summarize a developing position. Everyone else either nods or states his particular terms of consensus". Il est souvent difficile de déterminer où commence et où finit une décision et dire qu'une décision a été "prise" dans une réunion peut signifier qu'elle a été simplement consignée131.

La notion d'engagement pose également problème selon Mintzberg et Waters qui, vingt ans plus tard, font une analyse critique de leur propre définition de 1976, selon

130 "…iterative sequence, driven by diagnosis and interrupted by events".(Mintzberg, Raisinghani et Theoret, 1976, p. 273)

131 "Tracing back, one might find the minute of a meeting in which the decision was "made", which really means recorded (Mintzberg et Waters, 1990, p. 3).

laquelle "la décision est un engagement à agir" (voir p. 75). D'abord il arrive qu'une action survienne sans qu'il y ait engagement à agir (Mintzberg et Waters, 1990; Pfeffer, 1997), elle peut être tout simplement automatique, comme le démarrage du conducteur lorsque le feu passe au vert, ou comme les ordres routiniers de ventes ou d'achats transmis par les ordinateurs lorsque certains niveaux de prix ou de stock sont atteints.

Mais surtout, nous disent Mintzberg et Waters (idem, p. 3), il est difficile d'identifier un engagement dans le contexte collectif d'une organisation car il est souvent implicite et difficile à situer dans le temps et dans l'espace : dans le cas, par exemple, d'une décision annoncée de construire une nouvelle usine, il se peut que l'engagement réel ne remonte pas à la réunion où la décision a été entérinée mais bien plutôt au moment où le président a visité le site six mois plus tôt. Finalement, selon Mintzberg et Waters (idem, p. 5), le concept de décision s'avère être "un concept artificiel", car il implique un engagement à agir, alors que, pour les individus comme pour les organisations, l'action peut avoir lieu sans engagement préalable, ou sur la base d'un engagement vague et confus. Dès lors le concept de décision doit être employé avec prudence car il risque de barrer la route à la compréhension du comportement132. Et la décision doit être comprise, et étudiée, non pas comme un épisode discret et concret mais comme un processus continu (Pettigrew, 1990;

Langley et al., 1995).

Le processus décisionnel lui-même n'est pas isolé. Il s’inscrit dans une chaîne dynamique, insérée dans l’histoire et le contexte de l’organisation et formée par les processus antérieurs qui conditionnent son déroulement et son résultat. Il n'est d'ailleurs pas toujours facile, ni même possible, de déterminer quel est l'événement ou l'élément qui démarre réellement le processus décisionnel (Miller et al, 1997, p. 300). Et finalement, même l'étape du diagnostic, si importante dans le modèle de Mintzberg, Raisinghani et Theoret, s'estompe : "If a decision is like a wave breaking over the shore – that is, perhaps identifiable at some sort of climax – then tracing a decision process back into an organization becomes much like tracing the origin of a wave back into the ocean."

(Langley, Mintzberg, Pitcher, Posada et Macary, 1995, p. 264).

132 "… for individuals as well as for organizations, commitment need not precede action, or, perhaps more commonly, the commitment that does precede action can be vague and confusing. … we must apply our concepts with care. "Decision" can sometimes get in the way of understanding behavior".

Prolongeant le questionnement critique de Mintzberg et Langley (1990) et Pettigrew (1990), Langley, Mintzberg, Pitcher, Posada, Saint-Macary (1995) proposent un nouveau modèle, selon lequel, au lieu d'apparaître à un moment donné (a point in time), la décision suit une trajectoire générale de convergence graduelle vers une action.

La décision doit donc être considérée alors comme la construction progressive d'une problématique plutôt que comme une série d'étapes successives133. Finalement Langley et al. proposent d'abandonner le concept de processus décisionnel pour celui du concept de

"flux de questions" ou "réseaux d'activités", au sein desquels les décisions interagissent134 en étant reliées de façon plus ou moins étroite. Le schéma ci-dessous illustre le modèle proposé par Langley, Mintzberg, Pitcher, Posada et Macary.

Figure 37 - Organizational Decision Making as Interwoven, Driven by Linkages (Langley, Mintzberg, Pitcher, Posada et Macary, 1995, p. 276).

Les flux décisionnels peuvent être reliés séquentiellement (dans le cas de décisions sur le même sujet se situant à des moments différents), de façon précédente (lorsque une décision sur un sujet peut influencer les décisions prises dans d'autres domaines) et latéralement, à travers différents sujets décisionnels. Deux formes de liens latéraux sont identifiées: les "liens groupés" ("pooled linkages", idem, p. 272) caractérisent des situations dans lesquelles différentes questions décisionnelles partagent les mêmes ressources disponibles, telles que le temps et l'énergie des décideurs mais aussi

133 "… instead of a decision appearing at a point in time, decision making follows a general trajectory (Hage 1980) of gradual convergence on the image of some final action. Instead of conceiving decision making as a series of steps (or cycling imposed on a linear sequence …), it comes to be seen in a more integrative way as the construction of an issue" (Langley et al., 1995, p. 266).

134"… to move from decision processes to issue streams where decisions interact with one another" (idem, p. 270).

les ressources financières. En raison de ces liens, l'attribution de ressources à une question décisionnelle affecte la quantité de ressources qui restent disponibles pour les autres. Langley et al. s'étonnent de ce que, malgré le caractère évident de ces liens entre sujets décisionnels, de nombreuses recherches ont examiné des décisions d'investissement importantes comme si elles étaient totalement indépendantes d'autres propositions d'investissement135. L'autre lien latéral identifié par Langley et al. est le lien contextuel:

des processus de décision concomitants ayant lieu dans la même organisation sont aussi

"interreliés simplement parce qu'ils baignent dans le même contexte organisationnel, en impliquant les mêmes personnes, la même structure, les mêmes stratégies et les mêmes culture et traditions organisationnelles"136. En résumé, dans le modèle de Langley et al., la décision est fonction, d'une part, de l'intensité des liens entre décisions et, d'autre part, du type d'organisation dans lequel elle s'insère.

Les flux de questions peuvent générer ou non des décisions organisationnelles137. Le modèle proposé par Langley et al. ne met pas seulement en évidence le fait que les sujets décisionnels sont reliés les uns aux autres au sein de l'organisation : il montre aussi que certains de ces sujets ne sortent pas du flux (en devenant des décisions), et restent donc à l'état de non-décisions. La non-décision, qui ne doit pas être confondue avec la décision négative, a été peu discutée par la littérature : parce qu'elle est encore plus insaisissable et difficile à étudier que la décision elle-même, mais aussi en raison de la domination du modèle rationnel et séquentiel du processus décisionnel. Outre Langley et al., deux chercheurs américains, Bachrach and Baratz (1962) ont discuté l'importance de la non-décision. "Decision-making is also more attractive as a construct when it can include the front stage of visible decisions and the back stage of non-decision-making"

(Pettigrew, 1990, p. 8).

Cette présentation synthétique de l'évolution du concept de processus décisionnel conduit à une image de la décision, en contradiction complète avec la décision délibérée et planifiée du modèle finaliste du paradigme économique, image qui rend aussi

135 "In spite of the obviousness of such linkages, many studies have examined decisions requiring major investments as though they were independent of other investment proposals (e.g. Mintzberg, 1976;

Ghertman 1981; Shrivastava and Grant, 1985)" (Langley et al., 1995, p. 273).

136 "Concurrent decision processes within the same organization may also be interrelated simply because they bathe within the same organizational context, involving the same people, the same structural design, the same strategies, and the same organizational culture and traditions" (Langley et al., 1995, p. 273).

137 "Issues do or do not generate organizational decisions" (Langley et al., 1995, p. 276).

inadéquat le modèle unitaire de l'organisation. A l'extrême, la décision, de même que le processus décisionnel dans lequel elle est supposée s'insérer, est un construit qui n'existe que dans l'esprit du chercheur qui l'étudie. Une grande prudence s'impose donc dans l'étude des décisions organisationnelles. D'autre part, l'évolution du concept de décision a mis en évidence l'influence du contexte sur le processus décisionnel et sur la décision, qui s'est imposée comme un autre thème important de recherche, comme nous allons le voir à présent.