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2. 2ème partie : décisions et organisations

2.1 LES FONDAMENTAUX

2.1.3 Modèles décisionnels

2.1.3.2 Rationalité limitée et biais cognitifs

Herbert Simon, politologue, sociologue, mathématicien et économiste, fut le premier à contester la vision exagérément simplificatrice de la rationalité parfaite, en appliquant des notions de psychologie cognitive au domaine de la prise de décision.

Selon Herbert Simon (cité par Favereau, 1997, p. 2794), "la rationalité dénote un style de comportement, (a) qui est approprié à la réalisation de buts donnés, (b) à l’intérieur des limites imposées par des conditions et des contraintes données". Selon cette définition, la

rationalité n’est plus un principe mais un "style de comportement", expression qui peut recouvrir des contenus fort différents, comme Simon lui-même l’a précisé.

Le modèle de la rationalité limitée se différencie du modèle de la rationalité parfaite sur plusieurs points essentiels :

- But(s) : les décideurs n’ont pas des préférences claires et hiérarchisées mais des aspirations qui varient selon les moments ; en outre l'objet de la décision peut être imprécis ou être sujet à interprétations et les critères décisionnels incertains ou non définis; par conséquent le décideur ne se contente pas de choisir entre des options préexistantes mais il les construit, à travers la séquence d’étapes du processus (ou

"procédures") de décision : c’est pourquoi par la suite H. Simon préfèrera le terme de rationalité "procédurale" à celui de rationalité limitée. La décision est la troisième étape d'un processus qui en comprend quatre : l'étape de l'intelligence, qui consiste à rechercher dans l'environnement les sujets qui nécessitent une décision; celle du design, dans laquelle le décideur invente, développe et analyse les voies d'action possibles; l'étape du choix; et enfin l'étape du bilan durant laquelle les choix passés sont évalués (Simon, 1977, p. 40). Les étapes sont interreliées : par exemple une décision peut constituer en même temps l'étape du choix et l'étape de l'intelligence de deux processus différents.

- Moyens : le modèle de la rationalité limitée met en cause, comme son nom l’indique, les capacités du décideur à faire le meilleur choix. Celui-ci cherche à être rationnel (au sens instrumental et finaliste du terme, par une recherche de l'adéquation entre la fin et les moyens) mais il ne peut avoir une analyse complètement logique d’une situation, soit parce qu’il la considère sous un certain angle (à partir d’un certain rôle ou fonction dans l’entreprise, ainsi que l'ont montré Dearborn et Simon, 1957), soit parce qu’il n’a pas le temps, les capacités d’analyse ou l’information lui permettant d’appréhender tous les éléments de la décision. Par conséquent la solution optimale est inaccessible et il faut se contenter d’une solution satisfaisante.

Les recherches ont confirmé le fait que des individus qui doivent prendre une décision appliquent, pour gagner du temps, certaines règles simplificatrices, des heuristiques. Ces "processus cognitifs de simplification", selon la formule de Schwenk (1984) sont basés sur un système de pensée intuitif "rapide, automatique, sans effort,

implicite et émotionnel", qui fait appel au jugement118 basé sur des schémas cognitifs préexistants, par opposition au système de pensée analytique basé sur le raisonnement, qui est lui "lent, conscient, demande des efforts, explicite et logique"119 (Bazerman, 2006, p. 5). En rappelant cette distinction faite par Stanovich et West (2000) entre les deux systèmes de pensée utilisés dans la prise de décision individuelle, Bazerman indique que la plupart des décisions de la vie courante sont prises selon le système intuitif, mais aussi la plupart des décisions prises par les managers lorsqu'ils sont surchargés et pressés par le temps.

Les travaux de Mintzberg, Raisinghani et Theoret (1976) ont mis en évidence l'importance du jugement dans les décisions d'investissement. Leur étude de la phase finale (phase d'évaluation-choix, voir p. 147 et ss.) de vingt-cinq décisions d'investissement a montré que l'évaluation (qui devrait être consacrée à l'analyse des différentes solutions) ne se distingue pas du choix dans soixante-cinq cas d’évaluation-choix étudiés : "rather the weights are determined implicitly, in the context of making choices … [by] the manager who determines the value trade-offs in his head and thereby makes a choice" (Mintzberg, Raisinghani et Theoret, 1976, p. 258). Mintzberg, Raisinghani et Theoret identifient trois modes opératoires dans la phase d'évaluation-choix - jugement, marchandage et analyse – et constatent que le jugement est le mode de sélection le plus courant. Plus important, même quand c'est la méthode analytique qui est utilisée pour évaluer différentes solutions, l'évaluation est "faussée tant par des limitations cognitives du décideur, en l'occurrence une surcharge d'information, et par des partis pris, involontaires mais aussi volontaires"120. Mintzberg, Raisinghani et Theoret remarquent que cette situation peut sembler surprenante si l'on considère l’importance des projets d'investissement concernés mais que, pourtant, les autres études empiriques aboutissent aux mêmes constatations. La recherche d'Isenberg (1984) met également en évidence le rôle de l'intuition, par opposition à l'analyse, dans les décisions managériales.

118 "Judgment refers to the cognitive aspects of the decision-making process" (Bazerman, 2006, p. 3). Voir cognition, p. 153).

119 "System 1 thinking refers to our intuitive system, which is typically fast, automatic, effortless, implicit, and emotional … By contrast, System 2 refers to reasoning that is slower, conscious, effortful, explicit, and logical" (Bazerman, 2006, p. 5).

120 Evaluation “gets distorted both by cognitive limitations, that is, by information overload and by unintended as well as intended biases. This has been found to apply to all the modes of selection, including analysis” (Mintzberg, Raisinghani et Theoret, p, 259).

Parallèlement aux travaux de Simon sur la rationalité limitée, un autre courant de recherche a mis en question le modèle de la rationalité parfaite: il s'agit des travaux de psychologie expérimentale sur les biais cognitifs, initiés par deux psychologues californiens, Amos Tversky et Daniel Kahneman. L'étude des biais cognitifs dans le domaine des décisions de placement financier, menée par Tversky et Kahneman d'abord et par Richard Thaler ensuite dans les années 1980, a constitué le fondement de la finance comportementale, "qui n'a que récemment investi le champ de la décision managériale"

(Bessière, 2007).

Un biais cognitif est "une distorsion (déviation systématique par rapport à une norme) que subit une information en entrant dans un système cognitif ou en en sortant.

Dans le premier cas, le sujet opère une sélection des informations, dans le second, il réalise une sélection des réponses" (Le Ny, 2002). Plusieurs anomalies biaisent les perceptions du décideur, en menant parfois à des réponses raisonnables, qui sont utiles à l'organisation, mais aussi à des erreurs sévères et systématiques121 (Tversky, 1977, cité par McFadden, 1999, p. 79). Selon Bazerman (2006), leur principal défaut réside dans le fait que leur usage est inconscient.

Les biais cognitifs les plus importants sont les suivants :

- Contexte : la façon dont la même information est présentée influence la manière dont elle est traitée et, en finalité, le choix qui est fait.

- La situation de référence, à partir de laquelle un changement est évalué, exerce une influence sur le choix final : ainsi les individus montrent une aversion au risque dans une situation de pertes mais une préférence pour le risque dans une situation de gains ; l’expérience personnelle du sujet est favorisée par opposition à des alternatives non vécues.

- L’information est traitée différemment selon qu’elle présente ou non certaines caractéristiques : par exemple le décideur donne un poids relativement plus

121 « …human judgments appear to follow certain principles that sometimes lead to reasonable answers and sometimes to severe and systematic errors.”

important à des résultats certains qu’à des résultats incertains, à des événements récents qu’à des événements anciens.

- Corrélations trompeuses : des relations causales qui ne sont supportées par aucune raison objective influencent le choix du décideur.

- Anomalies de processus décisionnel : le choix est guidé par des principes, des analogies et des exemples plutôt que par des calculs utilitaires, ou encore par des affects, sentiments ou émotions le plus souvent inconscients. Récemment, Slovic, Finucane, Peters & MacGregor (2002, in Bazerman 2006, p. 9) ont démontré l'influence des affects sur les décisions. Gilbert (2002, in Bazerman, 2006, p. 9) a montré que les affects auront d'autant plus d'influence que le décideur est très occupé ou manque de temps.

- Excès de confiance: il s'agit de l'un des biais comportementaux les plus documentés, observé dans de nombreux domaines professionnels, qui exerce notamment une influence sur les décisions stratégiques, comme nous le verrons (voir p. 213). Il "caractérise un individu ayant une confiance excessive dans ses propres compétences, capacités ou connaissances" (Bessière, 2007 p.

58, in Dubois et Dupuis). En raison de l'excès de confiance, les décideurs ont tendance à surestimer leurs propres capacités en ayant l'illusion de pouvoir tout contrôler (Schwenk, 1984). Ils ont aussi tendance à sous-estimer le temps nécessaire à l'accomplissement d'un projet, attribuent les échecs à des facteurs externes ou hors de contrôle (malchance, équipement défectueux) et les succès à leurs propres talents ou efforts (Baron, 1998). L'excès de confiance se distingue de l'optimisme qui traduit également une surestimation idéaliste concernant les événements futurs mais qui est liée à l'environnement et non pas aux aptitudes personnelles des dirigeants. Cependant ces deux biais sont souvent simultanés et se combinent en particulier dans l'illusion du contrôle, où le décideur pense pouvoir maîtriser des événements purement aléatoires (Bessière, 2007).

- Thaler (2000, in Bazerman, 2006 p. 7) a mis en évidence deux attitudes communément partagées qui biaisent et conditionnent la prise de décision :

une tendance à attribuer plus de poids aux intérêts présents qu'aux intérêts futurs et, en contradiction avec le paradigme de la rationalité économique, une prise en compte des conséquences de nos décisions pour d'autres personnes.

- Enfin, très récemment, deux autres limites à la décision ont été proposées, celles de "bounded ethicality" (Chugh, Bazerman & Banaji, 2005), "which refers to the notion that our ethics are limited in ways we are not even aware of ourselves" (Bazerman, 2006, p. 7) et de "bounded awareness", which refer to the broad category of focusing failures or ways in which we fail to notice obvious and important information that is available to us" (idem).

- Deux autres biais affectent en particulier les décisions stratégiques dans les entreprises, selon Schwenk (1995) : l'attribution causale (causal attribution) et l'escalade dans l'engagement (escalating commitment). Dans l'attribution causale, les managers de haut niveau ont tendance à attribuer les bons résultats obtenus à leurs propres qualités et actions et à attribuer la responsabilité des les mauvais résultats à des facteurs extérieurs, tels des impondérables survenant dans l'environnement de l'entreprise ou un manque de chance.

L'escalade dans l'engagement (Staw & Ross, 1989) se définit comme la tendance à augmenter l'engagement dans une voie vouée à l'échec.

En fin de compte, comme le remarque avec humour McFadden (1999, p. 74): “All these apparently normal consumers are revealed to be shells filled with books of rules for handling specific cognitive tasks. Throw these people a curve ball, in the form of a question that fails to fit a standard heuristic for market response, and the essential

‘‘mindlessness’’ of the organism is revealed. For most economists, this is the plot line for a really terrifying horror movie, a heresy that cuts to the vitals of our profession. To many psychologists, this is a description of the people who walk into their laboratories each day.”

Complété en tenant compte des processus de simplification induits par la rationalité limitée du décideur et de ses biais cognitifs, notre schéma représentant le processus décisionnel individuel devient plus complexe : les perceptions du décideur filtrent les informations qui lui parviennent, et les biais cognitifs qu'il emploie déforment

l’usage qu’il fait de ces informations pour prendre sa décision, qui ne pourra être que satisfaisante.

La mise en évidence des biais cognitifs invalide un postulat central de la théorie de la décision rationnelle, d'après lequel le décideur a la capacité d'ordonner les différentes alternatives qui s'offrent à lui, indépendamment de la façon dont elles sont présentées, et de choisir ensuite la solution qui maximise son utilité. Les expériences de psychologie expérimentale sur les biais cognitifs ont montré en effet que la situation de choix peut modifier les préférences du décideur, ce qui est contraire au modèle de la rationalité parfaite qui postule que ces préférences sont stables, voire même immuables.

Dans l’ensemble cependant, Simon, Tversky & Kahneman et les autres chercheurs du domaine des heuristiques et biais cognitifs, ont mis en évidence la façon dont les limitations cognitives du décideur affectent son jugement plutôt que la façon dont se forment et évoluent ses préférences. Autrement dit leur analyse de la décision individuelle adresse principalement la question des moyens et non pas celle du but lui-même; fondamentalement, le modèle de la rationalité limitée ne conteste pas l’idée que c’est le but qui détermine la décision: il introduit des contraintes à la capacité décisionnelle des décideurs (information imparfaite et capacités cognitives insuffisantes) pour atteindre ce but. Il se situe donc toujours dans la perspective finaliste et utilitariste de la rationalité selon le paradigme économique. Il laisse généralement à l’extérieur de son cadre d’analyse l’influence de facteurs comme l’adhésion à des règles ou à des

Information (incomplète)

Heuristiques et biais cognitifs

Préférences (changeantes)

CHOIX DE LA SOLUTION LA PLUS SATISFAISANTE

valeurs sur les paramètres de la décision. Or, comme le font remarquer Romelaer et Lambert (2001), le mode de fixation du seuil de satisfaction dans la situation de rationalité limitée n’est pas neutre : il fait intervenir des notions de processus, de compétences, de savoirs, de croyances et éventuellement de règles. Dans le cas où le seuil d’acceptabilité est fixé par une règle (telle par exemple, la rentabilité exigée qui constitue le seuil d’acceptabilité d’un projet d’investissement), la règle elle-même est influencée par l’expérience du ou des décideur(s), par les relations de pouvoir au sein de l’organisation et par la culture de l’organisation. Mais ces aspects ne sont pas pris en compte par le modèle.

D'autre part, le terme même de biais ou d'anomalies, qui indique une déviance par rapport à une norme ou à un modèle, donne l'impression que la rationalité substantive existe et qu'il "suffit" que ces biais soient éliminés pour que le décideur en retrouve le chemin ou encore que, selon la formule de Cossette (2004, p. 99) "moins ces biais seront nombreux, plus la décision sera rationnelle"; or il s'agit là d'une illusion, étant donné les filtres cognitifs inhérents à chaque individu, qui influencent de façon permanente, inconsciente et irrémédiable sa vision du monde, comme le soutient le courant constructiviste mené par Karl Weick (voir p. 216 et ss.).

Parce qu’il ne remet donc pas en cause l’essence même du modèle de la rationalité substantive, le modèle de la rationalité limitée a été accepté et incorporé par le paradigme économique de la décision, dans ses versions plus éloignées du dogme néo-classique (en particulier la théorie de l'agence et celle des coûts de transaction). On a pu cependant affirmer que “economics obviously admits the idea of bounded or limited rationality (e.g. Simon, 1978), but economic models “still tend to define “bounded rationality” as an imperfect approximation of the “unbounded” one” (Dosi, 1995, p.5, cité par Pfeffer, 1997, p. 44).