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Modernisation économique, politique et culturelle : avancées et contradictions

B. Le projet de nation péruvienne au XIX e siècle

1.1. Le temps des fictions

1.1.1. Ramón Castilla et la richesse du guano

La politique péruvienne a connu une période d’instabilité et de renouvellement pendant les deux gouvernements de Ramón Castilla (1845-1851 ; 1855-1862). Suivant le modèle de Portales au Chili, Manuel Ignacio de Vivanco (1843-1844) avait essayé de construire « une république autoritaire ». Son mandat, dénommé « Directoire », a reconnu la dette publique, élaboré un budget, créé des écoles et organisé le pouvoir judiciaire. Il a compté avec le soutien de l’élite d’Arequipa mais n’a pu se maintenir au pouvoir.

C’est sous la présidence de Ramón Castilla que les projets les plus solides d’organisation de l’État-Nation25 prennent forme. Castilla arrive au pouvoir, comme ses prédécesseurs, par un coup d’État. Secondé par

25 Juan Luis Orrego, La ilusión del progreso : los caminos hacia el Estado-Nación en el Perú y América Latina (1820-1860), Lima, PUCP, 2005

Echenique, Castilla combat Vivanco dans la région d’Arequipa et Moquegua. Le triomphe de Castilla est confirmé par les élections qui suivent la victoire militaire.

Castilla préside les destinées du Pérou pendant six ans puis laisse la place à José Rufino Echenique dont le gouvernement est éclaboussé par les scandales de corruption. Castilla revient sur le devant de la scène et combat son ancien allié jusqu’au succès de la révolution de 1854. Castilla est à nouveau président de 1855 à 1862.

Les projets de Castilla ne sont pas compréhensibles sans prendre en compte le guano, ce fertilisant26 très recherché en Europe et aux États-Unis. C’est en 1841 que le premier bateau chargé de guano, le Bonanza, est parti vers l’Angleterre. Puis, la France, l’Allemagne et la Belgique deviennent des destinations pour ces cargaisons. L’exportation de plusieurs millions de tonnes27 de 1845 à 1879 génère un gain de 750 millions de pesos, dont 60% reviennent à l’État. Au début de la première présidence de Castilla, l’exportation de cette ressource constitue 5% des revenus du Pérou, tandis que dans les années 1869-1875, le guano représente 80% des recettes. Dès 1853, la vente du guano correspond à 80% des exportations, le pourcentage restant étant pour l’essentiel l’exportation d’argent de Cerro de Pasco.

Malgré l’importance de l’abolition du tribut indigène et de l’esclavage, ces mesures n’ont pas entraîné des progrès substantiels sur le plan économique et social. L’abolition de l’esclavage est une conséquence de la situation politique. La lutte entre les deux rivaux, Castilla et Echenique, exigeaient des renforts en hommes. En pleine révolution, Echenique promulgue un décret libérant les esclaves noirs pour qu’ils s’enrôlent dans l’armée. L’année suivante, Castilla, abolit définitivement l’esclavage et le tribut indigène.

La main d’œuvre bon marché est remplacée par l’immigration asiatique, les coolies qui sont intégrés dans des conditions proches de l’esclavage, aux grandes propriétés de la côté péruvienne. Des conflits entre Chinois et Afro-péruviens se produiront ultérieurement28. Les Chinois subissent les pires vexations de la part de ceux qui s’enrichissent par ce commerce. Selon Jorge

26 Le guano est un fertilisant naturel riche en nitrate et en phosphore qui a permis le développement de l’agriculture intensive en Europe ; il est extrait surtout des îles de Chincha au sud de Lima.

27 Ces données sont issues de l’ouvrage de Juan Luis Orrego.

Basadre, dans les tripots de Chorrillos «... se juega a chino por ficha de rocambor » (Basadre 1980: 237)

Comme l’a indiqué Heraclio Bonilla29, les deux abolitions provoquent un phénomène d’inflation aiguë du fait des indemnisations accordées aux propriétaires des esclaves et parce que la suppression du tribut indigène entraîne une diminution de la production en province, où cette contribution oblige à produire en excédent pour payer l’impôt. L’abolition du tribut génère une économie de subsistance.

Les coups d’État et le caudillisme occupent la scène politique. Le centralisme « est intronisé30 » et a pour conséquence une augmentation de la corruption et des rivalités entre villes voisines comme Arequipa et Moquegua.

Jusqu’en 1862 l’exploitation du guano est confiée à quelques entreprises étrangères, dont Anthony Gibbs (signataire d’un contrat avec l’État en 1852). De 1862 à 1868, sur décision de Ramón Castilla, le choix est fait d’attribuer l’exploitation du guano à des consignataires péruviens qui se rassemblent dans la Compagnie des Consignataires Nationaux. En 1869, Piérola leur retire cette manne au profit du Français Auguste Dreyfus.

Les revenus du guano ont pour effet de déséquilibrer la balance des paiements, avec un afflux des importations qui affaiblissent la production nationale déjà fragile. Une minorité s’enrichit ainsi aux dépens des artisans et des ouvriers de la capitale :

El deterioro material de las condiciones de vida generó, hacia fines de la década del 50, movilizaciones de protesta de los artesanos de Lima, así como el incremento de la criminalidad urbana...Además, y de manera paralela, renació el odio social de las masas populares a los comerciantes extranjeros, quienes prácticamente tenían en sus manos todo el control de la actividad económica de las ciudades. (Bonilla 34- 35)

Le gouvernement emploie une grande partie de l’argent qui provient du guano à organiser et développer l’appareil d’État par le biais du clientélisme. Il renforce l’armée et réprime les mouvements sociaux31, mais ne parvient pas à consolider la bourgeoisie industrielle. Le pouvoir est impliqué dans des affaires

29 Heraclio Bonilla, Guano y burguesía en el Perú, Lima, IEP, 1974

30 Jorge Basadre, La multitud, la ciudad y el campo en la historia del Perú : con un colofón sobre el país profundo, Lima, Mosca Azul, 1980

31 Bonilla indique que la révolution de 1854 a impliqué une dépense de 13 millions de pesos, celle de 1856, 41 millions et l’expédition contre l’Équateur 50 millions.

de corruption, en particulier lors du remboursement de la dette intérieure. Le 16 mars 1850, le gouvernement de Castilla approuve la loi de consolidation de la dette, par laquelle les propriétaires d’esclaves enrôlés lors des guerres d’indépendance, ceux affectés par les conflits sont remboursés pour les pertes subies ; peu à peu, le nombre de bénéficiaires augmente de manière vertigineuse aux dépens du trésor public. En 1851, l’État reconnaît une dette de 4, 8 millions de pesos, en 1855, la somme dépasse 23 millions sous la présidence d’Echenique. Parmi les bénéficiaires se trouvent surtout des commerçants, puis des fonctionnaires et des officiers (36%). Une cinquantaine de personnes s’enrichit de manière éhontée.

La crainte de ces créanciers qu’un gouvernement ne reconnaisse pas la dette les conduit à échanger contre des bons sur la dette extérieure les reconnaissances de la dette intérieure. Deux entités financières Urribarren à Londres et Montané à Paris négocient les actions et s’emparent ainsi de la richesse du guano et des actions correspondant aux emprunts de l’État péruvien. Tout un système de spéculation est organisé dans l’environnement du pouvoir pour exploiter au mieux les ressources publiques32. C’est un nouvel obstacle à la formation d’une classe industrieuse.