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Imageries de la Liménienne

2.1. Les imageries : signes de la modernité

2.1.2. La Liménienne : une femme d’exception

Comment décrire la Liménienne ? La femme occupe une place centrale dans la représentation de la capitale du Pérou. Cela est dû à ses différents rôles comme maîtresse de maison, comme religieuse, comme ornement des salons. Elle n’est pas considérée comme prenant des décisions, mais comme décorant la ville. La manière des tapadas de cacher leur visage a été comparée aux jalousies des balcons morisques de Lima.

Nous nous intéresserons d’abord à la façon dont les chroniqueurs évoquent la Liménienne. De nombreux auteurs reprennent les mêmes traits caractéristiques qui insistent sur l’exception. La Liménienne est extraordinaire à cause de sa beauté et de sa coquetterie, de son sens de la dissimulation, de son intelligence et de son esprit, de son autorité et sa passion pour la politique.

La beauté féminine est liée à l’importance accordée à l’apparence physique dans la société. La ville forme le caractère des habitants et pour la femme, la seule obligation consiste à savoir se montrer dans le monde, dans les bals et dans les fêtes :

Nacida la limeña en el corazón de la República, habituada después al bullicio social, amén de las comodidades personales de que disfruta, las atenciones de sus admiradores, la ternura de sus padres en el trato familiar, nada cae más naturalmente por su propio peso que el engreímiento. (Fuentes 1857 :154-155)

Une éducation superficielle est largement suffisante pour jouer ce rôle d’ornement : « Con que sus hijitas digan donemoá y comansabá, toquen cuatro valses y canten “El caballero de gracia”, ya no les queda nada por saber » (98)

Fuentes indique dans Estadística que l’amour du luxe est une passion que partagent de nombreuses femmes à Lima, non seulement dans la bonne société mais aussi dans les milieux populaires. L’émancipation féminine est empêchée : « […]debía pasar su infancia entre negras y muñecas, su juventud

entre frailes y el resto de su vida con el marido que le dieran sus padres o sirviendo a Dios en un monasterio » (144). Le principal souci des femmes est le choix d’un mari :

Nada valen las buenas cualidades de un caballero, su amor al trabajo, sus sentimientos nobilísimos: tiene que acreditar cuantiosos capitales, grandezas y maravillas para pretender la mano de la señorita. Como él no sabe trabajar, el dinero se va rápidamente y la mujer pasa al cabo de unos años de “Mercaderes” a “Huaquilla 56» (Fuentes 1857 : 123).

La possibilité d’une ascension sociale dépend exclusivement du mariage.

La beauté de la Liménienne est aussi liée à l’habillement particulier qu’elle porte encore pendant les premières décennies de la République : la

saya y le manto. Cet habillement va de pair avec la coquetterie et favorise la

dissimulation de l’identité. La « tapada » de Lima a appris à utiliser des vêtements qui cachent son corps et une partie de son visage, à la fois pour attirer et pour déguiser. Elle dissimule ainsi la couleur de sa peau, les origines sociales…

La défiance provoquée par cette tenue a entraîné son interdiction par les autorités à plusieurs reprises. La saya et le manto ont progressivement été remplacées par la mode française dans les milieux aisés, tandis que la manta

chilena est restée dans les usages, en particulier pour sortir dans la rue. Manto et manta permettent aux femmes d’observer en dissimulant leur

identité à l’opinion publique. Cette capacité de dissimulation est perçue comme une stratégie donnant une certaine liberté dans une société qui contrôle la conduite et le corps féminin.

L’Église est l’une des institutions qui a exercé le plus grand contrôle sur les femmes. L’un des personnages féminins les plus représentatifs de l’époque est celui de la bigote. Tous les chroniqueurs mentionnent le grand nombre de dévotes que l’on pouvait croiser dans Lima. José Gálvez distinguent six types : les dévotes dépensières, les mystiques, les moralisatrices et charitables, les représentantes de l’institution, les médisantes, et les guérisseuses. Le premier type est ainsi défini : « La beatita genuina, es la que usa manta, está siempre

56 L’ancienne rue de Mercaderes (aujourd’hui jirón de la Unión) est l’une des rues les plus centrales et les plus élégantes, où sont concentrées les boutiques de luxe de la ville ; c’est donc là que se promènent les élégantes, tandis que la rue de Huaquillas (aujourd’hui jirón Ayacucho) est située à l’époque à la limite de la ville, dans un quartier populaire.

vestida de negro, camina sin garbo, como distraida, cruza las calles muy temprano, mirando sin ver, eludiendo las ojeadas pecadoras de los hombres » (99) ; toutes ces femmes ont des traits en commun : elles se lèvent tôt, vont toujours à la même église écouter leur curé préféré, elle ne s’occupent que de la messe, ne se mêlent pas des problèmes de théologie, elles vont dans les couvents et ne cousent pas pour les pauvres mais pour les missionnaires, elles font réciter le rosaire aux domestiques, sont superstitieuses, sans enfants, égoïstes et dures.

Du fait de cette religiosité dominante, les processions sont l’une des activités les plus importantes des Liméniennes. Gálvez dit à propos de la charité des Liméniennes : « En pocas partes, podemos sostenerlo con orgullo, hay tanta caridad como en Lima, y más que en Lima, ninguna » (158). Parmi les institutions charitables, la Beneficiencia Pública administrait différents établissements dont une maison pour accueillir les veuves et les femmes sans ressources ; on les y voyait « resignadas damas que fueron opulentas y en los jardincillos modestos se cultivaron flores de humildad y religiosa fragancia » (Gálvez 1).

Quant à l’intelligence des Liméniennes, relevée par Gálvez, elle n’est pas limitée par le manque d’instruction et d’une formation pratique. Les références à leur capacité d’organisation et à leur esprit sont nombreuses. Fuentes indique :

La mujer en Lima es, sin duda, la que merece mayores elogios por las dotes naturales que ha querido prodigarle la Providencia; suave, amable, y llena de ternura, ofrece rasgos de inteligencia y de imaginación tanto más notables cuanto que la educación femenina ha estado, hasta ahora pocos años, casi totalmente descuidada... La esbeltez del cuerpo de las limeñas, lo pequeño y bien formado de sus pies, y la elegancia y desenvoltura de su andar han sido en todo tiempo reconocidos y elogiados. (Fuentes 1866 : 71)

Un autre élément répété dans toutes les descriptions de la Liménienne concerne son pouvoir de commandement. Cet attribut est le plus polémique car il est d’ordinaire considéré de manière négative. Le goût des femmes pour le pouvoir et la politique est un élément dangereux dans la mesure où il leur permet de s’évader de lieux traditionnellement destinés aux femmes. Fuentes explique donc que la femme qui s’intéresse à la vie politique est pernicieuse et son influence néfaste :

En la política de esta tierra, la mujer ocupa muy culminante lugar, no sólo hace ministros y prefectos sino que ella abre prisiones para que se escapen los detenidos; ella remueve las autoridades que no convienen a sus intereses; ella proporciona disfraces, conduce comunicaciones, municiones y, si se ofreciera, hasta cañones; ella es, en suma, un prodigio de actividad en esta materia, y por tanto tiene expedito su derecho para reclamar, a las postres, comisiones y prebendas para el manganzón del esposo, hijo, hermano o pariente que en lo recio de la lucha permaneció oculto entre veinte colchones de bien peinada lana de ovejilla tierna. (1866 : 173)

L’imaginaire péruvien a ainsi été marquée par le personnage de la femme du président Agustín Gamarra, « la maréchale », évoquée par Flora Tristan dans ses Pérégrinations d'une paria.

Ces caractéristiques générales nous permettent de dessiner les limites de l’espace féminin : la vie des femmes se restreint au mariage, à la vie mondaine et à la religion. De nombreux auteurs n’en restent pas à ce modèle et s’intéressent à deux types de femmes seules, la veuve et la célibataire.

La femme célibataire est représentée comme un type nerveux, qu’incarne généralement la bigote mais pas seulement :

Desgraciadamente, rara es la familia que no cuenta entre sus miembros una o dos niñas, que se dejan dominar por las pataletas. Pero la desgracia es mayor cuando se trata de una soltera pasada, de esas que trompean, arañan y muerden en medio del pataleo. (Fuentes 1866 : 81)

Après la guerre, les veuves sont beaucoup plus nombreuses en ville. José Gálvez traite d’un type assez fréquent : celui de la veuve qui reçoit une pension de l’État. Elles vivent plongées dans le souvenir du passé : « Desde la viuda parlanchina y leguleya, que habla, habla y habla, y la pobre mujer silenciosa y sufrida que espera con ansia dolorosa el fin del mes para recibir del Estado una miseria » (Gálvez 135). L’auteur distingue trois catégories : les veuves de dignitaires, les veuves paisibles et les veuves combatives. Toutes ont le malheur de dépendre d’un État en faillite :

Y así van... camino de dolores sin término, de pobrezas infinitas, de cruel abandono, monótonamente lamentable, atentas a una fecha, pendientes de una ventanilla, sombras mezquinas del tiempo y del espacio, en que se resume y simboliza la estrechez de sus vidas oscuras. (Gálvez 142)