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Les romans traditionnels

5.1.5. Le troisième amour d’Hortensia : l’écriture

Cette troisième passion est mise en évidence par une question que formule Antonia, la gouvernante d’Hortensia, lors d’une conversation avec Alfredo : « ¿Qué escribirá tanto esa pobre niña? »(38).

Pour y répondre, nous nous demandons : quel est le sens de cette activité d’écriture ? Comment Hortensia est-elle le double de l’écrivain ? pourquoi considérons-nous Los amores de Hortensia comme un roman de l’introspection ? quelle est l’importance des textes interpolés dans le roman, des confessions d’Hortensia ? comment l’écriture de l’héroïne expose-t-elle la quête identitaire ?

Sur l’ensemble de l’œuvre de Cabello, Hortensia est le personnage le plus proche d’un double de l’écrivain. Le premier point commun est l’échec conjugal131 qui place l’héroïne dans une forme de veuvage, avant la disparition de son mari132. L’élément majeur dans la parenté entre héroïne et romancière se trouve dans le besoin de s’exprimer par l’écriture et la sensibilité artistique, en particulier musicale133 : «Después de dejar la pluma se fue al piano y tocó algo triste, apasionado, dulce en armonía, con las impresiones que agitaban su alma »(22).

Hortensia aime écrire et est reconnue comme poète par son entourage. Ses impressions et ses sentiments traduisent une sensibilité d’artiste : « Y

131 La biographie faite par Ismael Pinto développe la question du mariage de Mercedes Cabello et Urbano Carbonera. De nombreux éléments ont été aussi confirmés par un article récent de Patricio Ricketts. Le mariage Cabello-Carbonera dura de 1866 jusqu’à la mort de Carbonera en 1885 ; mais, à partir de 1874, lorsque Cabello commence à écrire dans les journaux, et peu de temps avant sa participation aux soirées littéraires, elle est seule. De 1874 à 1885, le couple est séparé de fait, Cabello est à Lima et Carbonera à Chincha où il tient une pharmacie et passe sa vie entre le tripot et la maison close.

132 Nous avons déjà traité l’importance du veuvage comme une « treta del débil », un stratagème de la subalterne pour échapper au piège du mariage.

133 Il existe de nombreuses références quant au talent de pianiste de Mercedes Cabello, notamment lors de la soirée chez Juana Manuela Gorriti du 2 août 1876 (6e soirée) où elle interprète des variations de Weber.

luego tenía a la vista aquel cuadro tentador, que era la revelación de todo un poema de amor y de ventura » (20). L’écriture est son activité principale pour exprimer les sensations, pour dépasser les limites imposées par la société : « Cuando Alfredo se hubo retirado, Hortensia tomó la pluma, no sabemos si con la intención de escribir una composición mística »(21). L’art, comme forme de libération de l’univers intérieur, et la nature offerte à la contemplation permettent l’épanchement des sentiments.

Quant aux soirées, elles sont le lieu permettant la sociabilité et l’échange de savoirs :

Las personas que concurrían a los salones de Hortensia eran personas ilustradas. No con aquella distinción heráldica que solo viene con las virtudes y con los honores de los muertos; ni tampoco con aquella otra distinción del oro, que en el Perú despide las mal olientes emanaciones del guano o tiene el acredejo del salitre. Los amigos de la señora Montalvo llevaban aquella distinción que solo imprime el talento o la honradez, que es la única que parece sellada por la mano misma de Dios, pues que es imperecedera a los ultrajes de la suerte y del tiempo. (49)

Malgré ses traits, ses habitudes et ses aspirations, Hortensia dépasse l’archétype de la Liménienne et est singulière. Elle constitue un être hybride entre la femme mariée obsédée par le modèle de l’épouse parfaite, et la tentation de s’écarter de la norme sociale : « Diríase que por su esquisita sensibilidad era un alma femenina con toda la virilidad y energía del hombre » (28).

Si nous considérons Hortensia comme un double de Cabello, nous pouvons alors réinterpréter de nombreux passages : les cahiers secrets d’Hortensia correspondent à l’époque où la femme de lettres classée comme romantique avant l’occupation de Lima, n’a pas encore franchi le pas ni exposé des idées contestataires en public. Les modèles masculins empêchent une telle émancipation.

Nous devons aussi insister sur la place de l’introspection dans le roman. L’instance narrative y cède la parole aux personnages, en particulier à Hortensia, par le biais du dialogue et du monologue intérieur. Une nuit d’insomnie est l’occasion de nous faire connaître les pensées d’Hortensia par

des formules comme « pero enseguida se decía », « y como si ninguna de estas explicaciones fueran suficientes a calmar sus alarmas, volvió a preguntarse », « después de mil vacilaciones, Hortensia dijo », « se decía una y mil veces », « Y como para consolarse y alentar su desfallecido espíritu, se dijo », « Después de reflexionar un momento » (29, 30, 31).

Quoiqu’à Lima les femmes soient élevées de manière à cacher leurs sentiments et à se les cacher à elles-mêmes : « se acostumbran desde tan temprano a ocultar sus sentimientos, que llegan a ocultárselos a sí mismas » (22), Hortensia va transgresser progressivement ce silence auquel sont soumises ses compagnes, par l’écriture et par la réflexion intérieure. Les interpolations font tout l’intérêt du roman qui dans ce cas ne raconte pas mais expose ces documents pour que le lecteur ait l’illusion de lire un témoignage. Cela contribue à la vraisemblance du récit et à la complicité entre auteur, narrateur et personnage ; cela fait valoir la pratique de l’écrivain. Nous lisons ainsi la lettre de Margarita Ramos, mère délaissée d’un enfant de Montalvo, une lettre d’Hortensia à une amie d’enfance où elle lui raconte les vicissitudes du mariage et son refus de cette institution, une lettre d’Alfredo Salas à Hortensia lui demandant sa collaboration pour une publication qu’il est en train de préparer, un fragment du journal intime d’Hortensia que lit Alfredo, une note qu’il envoie à Hortensia pour lui annoncer son départ, un autre fragment des mémoires d’Hortensia transcrites par le narrateur.

Parallèlement à ces écrits interpolés, nous pouvons relever d’autres éléments qui contribuent à esquiver le piège matrimonial, à obtenir un espace de liberté au milieu de l’insatisfaction d’un mariage sans amour, en particulier par la naissance d’une fraternité ou « sororité » qu’établit l’héroïne avec Margarita Ramos, cette femme de vingt-quatre ans qui paraît beaucoup plus âgée à cause de ses conditions de vie et secourue par Hortensia qui lui apporte l’aide économique et la solidarité, tout en éprouvant un sentiment maternel à l’égard de l’enfant : « Larga, íntima y animada fue, la entrevista de entre ambas jóvenes. Al despedirse se abrazaron, prometiendo Hortensia volver con frecuencia a visitar a Margarita »(11).

Il convient de noter aussi un troisième point dans la transformation progressive de l’écriture d’Hortensia et qui est lié à son évolution personnelle.

Nous savons d’abord qu’elle écrit des poèmes, puis son journal, et parfois aussi qu’elle tient à jour un album de souvenirs. Cette écriture tend à être auto-fictionnelle, même si, après la déception du mariage, elle s’intéresse aux questions scientifiques. Après avoir rencontré Alfredo, elle reprend la plume pour dire le sentiment amoureux : « Bah, ¡qué de tiempo hacía que no escribía en este lastimoso tono! ¿Habrá algo nuevo en mí que me haga sentir así? » (21, 22). À la question initiale d’Antonia, la gouvernante sur cette écriture mystérieuse, la réponse est donc qu’Hortensia écrit ses confessions, ses impressions, ses réflexions, tout ce qui lui permet de se connaître elle-même avant de prendre des décisions. Partagée entre la réflexion et la force des sentiments, elle est capable de renoncer à voyager pour rester loin d’Alfredo, puis elle va favoriser les rendez-vous face à la plage, au « cerrito de las Delicias », sans éprouver la moindre culpabilité à l’égard de son mari, comme immunisée à l’égard des rumeurs de la société liménienne et des convenances conjugales. Elle transcrit alors combien la quête d’une guérison en parcourant tout le Pérou a été inutile:

He recorrido todos los parajes más bellos y majestuosos de esta hermosa tierra del Perú.

En todas partes, ya fuera sobre la cumbre de los nevados Andes, en medio a la terrorífica tempestad, o ya en las márgenes del imponente y caudaloso Amazonas, en todas partes sentía mis penas, ya acariciada por el dulce soplo del ambiente perfumado de las flores, ya perdida entre los vírgenes bosques del amazonas, entre setos y cañaverales de lujurienta vegetación, en todas partes y por doquier sentía el vacío del corazón y la soledad del alma. (66)