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Modernisation économique, politique et culturelle : avancées et contradictions

B. Le projet de nation péruvienne au XIX e siècle

1.1. Le temps des fictions

1.1.2. De nouveaux acteurs sociaux

Comment les transformations au niveau de l’État ont-elles provoqué des changements dans la société ? Quels rôles ont joué les différents groupes sociaux dans la capitale ?

La population afro-péruvienne a maintenu ses traditions durant l’époque coloniale et sous la république, selon Atanasio Fuentes (1866), en se rassemblant en confréries pour célébrer des fêtes, pour organiser des bals, réaliser des peintures et des sculptures religieuses, fabriquer des instruments musicaux etc. Toutes ces coutumes ont peu à peu été intégrées au folklore populaire et ont transformé la culture urbaine.

De nombreux esclaves, avant le décret d’abolition, vivaient déjà loin du

32 Selon Bonilla, il y eut 9 emprunts publics pour plus de 35 millions de soles et un bénéfice de 30%.

service des maîtres. Ils devaient payer une contribution journalière et pendant la journée s’occupaient à différents métiers comme cochers, charretiers, porteurs d’eau, marchands de fruits, de tamals, de confiseries, ou ouvriers agricoles. Ils payaient ainsi leur liberté à crédit. La contribution en 1860 s’élevait à un sol pour un esclave évalué à 100 pesos.

26,000 esclaves ont été affranchis, en 1854, du fait de l’abolition et chaque propriétaire peut recevoir une indemnisation de 300 pesos par esclave. Cette mesure n’a pas de conséquence à la campagne, où la main d’œuvre devenue libre reçoit un salaire infime, proche de la situation précédente.

Fuentes affirme que pendant les premières années de l’immigration chinoise, ces hommes sont vendus pour 350 pesos et voués aux travaux agricoles. À la différence des noirs, ils sont peu robustes et très soumis. Ils changent dès qu’ils le peuvent de situation, en s’évadant ou en remboursant leur dette, et ouvrent des gargotes ou des tripots, ou bien prêtent de l’argent. Très habilement ils investissent dans le commerce de détail.

L’immigration chinoise a été autorisée par une loi du 17 novembre 1849, qui accordait une prime de 30 pesos au commerçant introduisant un étranger âgé de 10 à 40 ans. Dans les faits, Domingo Elías et Juan Rodríguez avaient le privilège de cette immigration. Les immigrés étaient exonérés d’impôts pendant dix ans. C’est ainsi que le 15 octobre 1849 sont arrivés 75 Chinois pour la première fois, à bord d’un bateau danois, et en provenance de la région de Macao.

Les conditions du voyage sont si dramatiques que la prime est abandonnée en 1853. En outre, l’arrivée des Chinois suscite de nombreuses critiques de ceux qui trouvent que cette immigration n’est pas une bonne chose pour le Pérou, car les Chinois sont perçus de manière dégradante33. Le gouvernement de Castilla est confronté aux pressions des grands propriétaires qui réclament des facilités pour faire face au manque de main d’œuvre agricole. En mars 1861, Castilla promulgue une nouvelle loi autorisant des contrats entre les patrons et la main d’œuvre chinoise, sans intermédiaire étranger. 76,000 Chinois arrivent sur le sol péruvien. Deux compagnies tirent

33 Le décret suprême du 15 mars 1856 interdit l’immigration de Chinois, en théorie, au moyen de grands contrats avec des quotas.

profit de cette situation en développant l’immigration chinoise : Canevaro (plus de 16,000 hommes) et la Compagnie Maritime du Pérou (13,000 hommes). Ces Chinois sont employés dans différentes activités, pour cultiver la canne à sucre et le coton, ainsi que dans la construction des chemins de fer ; ils sont aussi employés comme domestiques ou cuisiniers.

La population andine qui est de passage à Lima, y vient pour vendre les produits de la Sierra, ou travaille dans le transport les marchandises, comme les muletiers. Les métis qui habitent Lima sont domestiques, nourrices, glaciers ou « fresqueras », etc. Les muletiers jouent un rôle important dans l’économie péruvienne à cause du mauvais état des voies de communication et de l’absence de relais de poste.

Atanasio Fuentes résume le rôle social des différents groupes sociaux pendant la première moitié du siècle à Lima : « En Lima, mejor dicho en el Perú, los hombres tienen las fuerzas: los blancos en los hombros, los negros en la cabeza, los indios en las espaldas; las mugeres: las indias en los pies, las negras en la lengua, y las blancas en los ojos » (Fuentes 1866 : 69).

Les efforts des gouvernements pour encourager l’immigration européenne n’ont pas eu les effets espérés : 15.500 Européens sont arrivés d’une part et 100 000 Chinois pour la même période (1849-1875). Ces immigrés n’ont pas toujours été bien accueillis et ont erré parfois dans les rues de la capitale avant de repartir vers d’autres pays34.

L’immigration italienne mérite une mention particulière. De 1840 à 1880, ce sont surtout des Sardes, des Italiens originaires du Nord du Pérou et de la côte de la Ligurie qui sont arrivés au Pérou pour s’installer comme commerçants. Ils ont ainsi travaillé dans les épiceries ou « pulperías » et dans la vente de toute sorte de marchandises35. Ces pionniers ligures n’étaient pas originaires du Sud pauvre de l’Italie ni paysans comme ce fut le cas de nombreux immigrés italiens vers d’autres pays sud-américains ; comme commerçants, négociants ou petits industriels, ils viennent renforcer la classe

34 Roger Ravines, “Migración y colonización en el Perú: preámbulo necesario”, in Boletín de Lima, n° 114, 1998, p. 9- 18 : Juan Gallagher amena en 1850 320 Irlandais, et Antolín Rulfo 1096 Allemands. Une partie de ce groupe rejoignit 300 Tyroliens s’installer dans la région du Pozuzo.

35 On se reportera aux travaux de Giovanni Bonfiglio Volpe sur l’immigration italienne au Pérou : « Inmigración italiana », in Boletín de Lima, n° 114, 1998, p. 31- 36, et Los italianos en la sociedad peruana. Una visión histórica, Lima, Asociación de Italianos del Perú, 1994.

moyenne émergente : « Por ello en Argentina el estereotipo del inmigrante italiano ha estado más ligado al tano obrero, mientras que aquí el estereotipo del italiano era el bachiche pulpero » (Bonfiglio 1998 35).

La possibilité d’une ascension sociale et leur tradition commerciale sont des motifs d’encouragement pour cette population immigrée qui acceptent des métiers modestes et économisent afin d’arriver à ouvrir son propre commerce. Les générations suivantes peuvent ainsi devenir des entrepreneurs indépendants.

Dans l’imaginaire social liménien, le « pulpero » italien est une figure populaire. Bonfiglio signale que 500 « pulperos » sont Italiens à Lima en 1887 sur un total de 650 selon l’annuaire des entreprises ; des Italiens sont propriétaires de 11 auberges sur 14 (« tambos con chinganas »), 6 tanneries sur 11, 4 fabriques de pâtes, 12 moulins et 12 distilleries36.

De manière générale, les immigrants européens se partagent les secteurs d’activités : les Français sont dans les produits de luxe, les parfums et l’habillement, les Anglais sont courtiers, et les Italiens dans le commerce de détail puis dans l’importation.

Un nouveau personnage caractérise le milieu du siècle : c’est le parvenu (ou « advenedizo ») qui a gravi l’échelle sociale, soit en étant proche du pouvoir (c’est le cas de nombreux officiers) ou bien en s’étant enrichi dans la vente de guano. La fête du 28 juillet 1847 organisée au palais présidentiel suscite de nombreuses critiques de la part de veuves et de héros de l’Indépendance oubliés aux dépens de ces nouveaux venus.

1.1.3. La ville change de visage : les transformations de