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Les essais des années 90 : le roman moderne ou le spiritualismespiritualisme

Les articles journalistiques

4.2. Les articles sur la fonction de la littérature et de l’art : le roman moderne

4.2.8. Les essais des années 90 : le roman moderne ou le spiritualismespiritualisme

Nous nous intéresserons ici aux deux essais les plus célèbres de Mercedes Cabello : La novela moderna et El conde Leon Tolstoy.

L’éclectisme de la romancière est connu, de même que l’identification romantisme/idéalisme, et réalisme/objectivité. Cabello condamne le premier du fait de l’éloignement de la réalité et critique les excès du second dans sa version naturaliste, qui conduit à la vulgarité et à l’obsénité. La masculinité domestiquée par le réalisme est ce qu’elle apprécie comme le juste milieu et la garantie d’un portrait « fidèle » de la réalité humaine. L’art réaliste doit donc être humaniste, philosophique, analytique, démocratique et progressiste. Quant à la forme « prefiere vestir la ropa viril, aunque áspera y burda, propia del hombre que piensa, estudia, reflexiona, y deduce » (La

novela 62).

Mercedes Cabello conçoit le réalisme comme le courant littéraire qui permet une représentation équilibrée et vraisemblable de la réalité. Le miroir

est l’objet qui illustre le mieux cette esthétique. L’optique nous apprend que l’appréhension de la réalité extérieure est un processus de représentation avec de nombreuses possibilités du fait des différentes techniques d’observation : le télescope qui permet d’observer l’univers et empêche de voir les détails (la vision télescopique est rejetée car elle est caractéristique de l’éloignement romantique), le microscope qui permet une image précise du détail mais perd souvent le sens de la totalité - cette vision est identifiée avec le naturalisme et aussi rejetée par Cabello-, les verres grossissants, les miroirs, la photographie… Ces alternatives ont comme fondement la vue, et elles partent de l’extérieur pour aller vers l’intérieur ; elles privilégient en même temps le plan fixe au lieu du mouvement.

La délimitation des courants littéraires en Europe est complexe. Si Zola est reconnu comme le père du naturalisme, c’est parce qu’il a fixé les principes du roman ; cependant, lui-même identifiait ce nouveau courant avec des auteurs comme Balzac qui n’en avaient jamais fait partie. En 1866, Émile Zola emprunte le mot « naturaliste » à Taine qui l’avait employé pour qualifier Balzac comme « le naturaliste du monde moral », comparant ainsi l’écrivain au spécialiste des sciences naturelles. Le roman reprend la méthode scientifique de la médecine expérimentale de Claude Bernard109. De même le naturalisme philosophique est en relation avec le refus du surnaturel, et donc opposé au romantisme.

Nous assistons à un changement de paradigme et passons du surnaturel chrétien à l’étude de cas scientifique et au fait matériel. Le roman expérimental est plus complexe puisqu’il se veut processus de production scientifique, examen des types sociaux comme soumis à des lois et placés dans des situations particulières représentatives de la réalité sociale.

Un article de Louis Ulbach110 connu comme Ferragus a été très célèbre à l’époque : il s’agit de « Littérature putride » publié dans Le Figaro le 23 janvier 1868 et condamnant Thérèse Raquin de Zola, comme un exemple de mystère et d’hystérie, la réunion d’éléments judiciaires et de pornographie,

109 La lecture de l’article célèbre « Introduction à l’étude de la médecine experimentale » de 1865 fut essentielle pour Zola)

110 Louis Ulbach (1822-1889) a exercé le rôle de réformateur et de critique moral des formes littéraires, de la politique et de la société dans la presse. Ses Lettres de Ferragus, publiées dans Le Figaro exposent ses objections à l’œuvre de Zola, et prétendent se fonder sur la morale, la décence et l’humanisme, principes qu’expose Mercedes Cabello de Carbonera dans La novela moderna.

une utilisation des aspects les plus sordides de la science pour parodier

Madame Bovary. Cet article est significatif de la polémique qui a entouré

l’œuvre de Zola, qui s’appuyait sur les travaux de Darwin, de Comte, de Spencer, de Claude Bernard et de Taine. Taine insistait sur l’importance de la race, du milieu et de l’époque pour déterminer les caractères dans l’œuvre littéraire.

Peu d’écrivains ont su concilier les postulats du roman avec la religion, le cas le plus emblématique de cette situation étant peut-être Emilia Pardo Bazán111. Le spiritualisme de Pardo Bazán n’est pas seulement un signe de son traditionalisme, mais une preuve de l’influence du nouveau roman russe. C’est précisément contre cette influence que Zola s’exprime dans une série d’essais publiés dans Le Figaro à partir de 1895, une fois achevée la série des Rougon-Macquart. Art pour Art ou art moralisant, la polémique sur l’art le plus adapté aux questionnements des auteurs a été constante tout au long du siècle ; elle est ravivée dans les dernières décennies notamment par le biais de la presse. Mercedes Cabello n’est pas restée extérieure à ce débat.

Même si Cabello veut prendre ses distances par rapport au romantisme moribond et un naturalisme malmené, la dernière partie de son œuvre prouve son rapprochement de ce courant. L’évolution de sa pensée coïncide avec ses prises de position esthétiques. Sans défendre absolument le romantisme, ses écrits sont favorables à l’écoute des sentiments et à l’expression du cœur. Peu à peu ils s’orienteront vers un réalisme plus engagé dans la critique sociale et donc plus attentif aux défauts de la société.

Le romantisme naît en 1827 ; il est incarné par Victor Hugo et George Sand ; le naturalisme apparaît peu avant la chute du Second Empire, sous l’égide de Zola. Cabello se veut disciple de Balzac et de Stendhal. Elle admire particulièrement les romans de Balzac, dont Eugénie Grandet, La femme de

trente ans et La peau de chagrin. Pour Cabello, le roman moderne doit être

capable de faire le portrait de la vie des sociétés modernes :

La vida moderna con sus luchas y necesidades, con sus goces y tristezas, con sus realidades y prosaísmos; esa vida que nos sale al paso, donde quiera que la busquemos, ya sea bajo las apariencias de 111 Ces articles de Pardo Bazán parus d’abord dans la presse ont été rassemblés dans La

aquel movimiento vertiginoso de nuestras poblaciones o ya oculta en un hogar, batida por todas las necesidades que nos ha creado la civilización. (Cabello 1892a)

La morale va de pair avec la vérité ; il s’agit de refléter l’homme « réel ». Cabello considère que « el arte por su esencia debe ser ecléctico y liberal », en particulier pour répondre aux besoins de la littérature péruvienne :

Nada, ni un solo punto de similitud hay entre estas jóvenes sociedades de América y la escuela zoliana, engendrada y nacida con la descomposición social de una época insólita y extraordinaria, simbolizada en la mosca de oro que según Zola, viene a ser la causa de todos los desastres de la guerra franco- prusiana, y de los últimos luctuosos sucesos de la caída del imperio. (Cabello 1892 47)

Le roman sentimental, à la façon de Chateaubriand a été imité en Amérique ; il a inspiré María de Jorge Isaacs, Julia et Edgardo de Benjamín Cisneros. Juana Manuela Gorriti et Blest Gana sont proches du style de George Sand et d’Octave Feuillet. Amalia de José Mármol, Riva Palacio au Mexique, Acosta de Samper en Colombie imitent le roman historique de Dumas ; Pérez Galdos et Jorge Ohnet ont eu pour continuateurs Villaverde et Mesa à Cuba et Casós au Pérou. La romancière considère que la littérature espagnole s’inscrit dans le prolongement de la production française, mais elle pense aussi que l’Espagne peut être originale grâce au réalisme psychologique et philosophique d’Emilia Pardo Bazán. Elle estime aussi le réalisme de Fernán Caballero et de Juan Valera, auteur de Pepita Jiménez.

L’admiration de Cabello pour Tolstoï repose sur les mêmes raisons. La

sonata de Kreutzer est :

Un tratado de fisiología de las pasiones, realzado por observaciones, por afirmaciones, y situaciones de ánimo tan nuevas, tan naturales, tan bien descritas, que el lector se siente subyugado. (Cabello 1894a 10)

La romancière insiste sur le talent du Russe pour découvrir les passions et les problèmes liés au mariage. Elle est passionnée par ce photographe

des cœurs autant que des corps. Suivant les idées de Spencer qui adopte lui-même la perspective darwiniste, elle affirme l’évolution de l’espèce humaine sur les traces des espèces animales. Mais ces lois ne sont pas les seules à assurer le développement matériel de l’humanité ; les lois sociologiques permettent le développement moral grâce à la pensée (El Conde 44).

Cabello avait trouvé logique le remplacement du christianisme par la Religion de l’Humanité ; c’est pourquoi, elle critique le nihilisme de Tolstoï qui a vu seulement l’apport concret du savoir et en est resté au christianisme orthodoxe moribond. Les lois de la science au service de l’homme donnent la certitude au contraire du perfectionnement humain en cours et en accord avec l’idée de progrès.

Cabello s’approprie ainsi les différents courants philosophiques pour construire ce qu’elle nomme un réalisme balzacien. Elle utilise ainsi d’une part la physiologie comme métaphore du corps social qui devra être transformé ou guéri comme un corps malade. D’autre part, elle revendique la rhétorique sentimentale pour défendre l’amour courtois et l’union des âmes (c’est-à-dire l’affinité morale et intellectuelle comme indispensable à l’harmonie du couple marié).

Le roman est un genre qui naît avec les impératifs de la modernité et est désacralisé. Cet essor de la fiction est associé à la professionnalisation de l’écriture. Le roman à l’ère industrielle est popularisé par la forme du feuilleton112 ; porteur des idées de réforme, il apparaît comme immoral et mineur, susceptible de nuire aux jeunes lectrices des classes aisées.

Le genre romanesque s’impose rapidement comme participant à la modernisation et capable de modifier les goûts du public en guidant les émotions, les idées, les façons d’agir. C’est dans cette perspective régénératrice que Mercedes Cabello construit toute son œuvre, en adaptant les types du roman feuilleton à la réalité locale et en la parodiant.

L’un des textes les plus révélateurs pour comprendre la conception du roman de Cabello est « Un prólogo que se ha hecho necesario », texte qui accompagne la seconde édition de Blanca Sol. Ce prologue est écrit pour

112 Nous renvoyons à l’article de Marcel Velázquez sur le succès du feuilleton et ses liens avec l’apparition du roman au Pérou : « Los orígenes de la novela en el Perú : paratextos y recepción crítica (1828-1879) »

répondre aux voix scandalisées d’identifier l’héroïne, reine des salons de Lima et condamnée à se prostituer. La romancière prétend guérir un corps malade. À la différence de certains corps dont les maladies ne peuvent pas guérir, les maux de la société sont susceptibles d’être extirpés, car ils ne sont pas encore endémiques ni transmis de manière héréditaire. Le déterminisme n’aura pas dans les romans de Cabello l’importance qu’a le milieu géographique ou l’éducation. Le roman expérimental, cependant, n’est pas rejeté à cause de sa méthode mais à cause du résultat envisagé. Les naturalistes font un travail admirable avec leurs tableaux pris sur le vif et la création de types représentatifs des tares de la société :

Hoy se le pide al novelista cuadros vivos y naturales, y el arte de novelar, ha venido a ser como la ciencia del anatómico: el novelista estudia el espíritu del hombre y el espíritu de las sociedades, el uno puesto al frente del otro, con la misma exactitud que el médico, el cuerpo tendido en el anfiteatro. Y tan vivientes y humanas han resultado las creaciones de la fantasía, que más de una vez Zola y Daudet en Francia, Camilo Lemoinnier en Bélgica y Cambaceres en la Argentina, hanse visto acusados, de haber trazado retratos cuyo parecido, el mundo entero reconocía, en tanto que ellos no hicieron más que crear un tipo en el que imprimieron aquellos vicios o defectos que se proponían manifestar (Un prólogo II)

La littérature n’est plus une copie de la réalité mais une expérience scientifique. Elle construit un type social dont les traits et les actions dépendent des conditions auxquelles ce personnage est soumis, en particulier des vices de la société contemporaine. Le fait que les romans péruviens ne peuvent pas être sordides et pornographiques comme les romans français s’explique par la différence radicale entre un vieux pays où les vices sont enracinés et les jeunes républiques comme le Pérou, où la production industrielle, l’enrichissement et la modernisation sont encore émergentes.

Le roman moderne est un produit de la nation moderne. Suivant la vision de Benedict Anderson, de Doris Sommer et de Francine Masiello, Guerieri écrit : « La conciencia del surgimiento de la novela y la reflexión sobre la conformación del mismo son fenómenos que coinciden con la fundación de las literaturas nacionales y la construcción de la nación en sí » (Guerrieri 65).

Les romans commencent de la sorte à jouer un rôle performatif à l’égard des nouveaux citoyens. Plus que d’éveiller l’imagination, ils exposent les pièges et les contradictions, les blocages et les révoltes que les auteurs ne disent pas ouvertement dans leurs essais. La littérature féminine participe à ce processus de révélateur.