• Aucun résultat trouvé

Les romans traditionnels

5.1.6. Le quatrième amour d’Hortensia : Alfredo Salas

Les deux personnages masculins du roman, Montalvo et Salas, correspondent à des archétypes que l’auteur développera dans les romans suivants. Le premier est l’homme qui consacre sa vie au jeu et à la débauche et représente l’oisiveté de la classe dominante liménienne. Alfredo lui est l’archétype du héros romantique, intelligent, sensible et passionné. La protagoniste s’identifie à Alfredo, mais comme le montre le dénouement, leurs destins divergent et la distance sociale entre homme et femme reste

inchangée. Hortensia est aussi une figure héroïque, mais pour quelle raison doit-elle se sacrifier et non pas Alfredo ? ou le couple ? Nous essaierons de répondre à cette interrogation après avoir comparé les personnages de Montalvo et Salas.

Montalvo était peu intelligent et peu sensible. Pendant les années de mariage, il ne se soucie pas du bonheur d’Hortensia et est distant. Comme nous l’avons déjà indiqué, la déception qu’elle éprouve pendant les premières années de mariage, tient au fait qu’elle découvre un train de vie médiocre, l’insensibilité à son égard et des habitudes différentes en ville : « Las costumbres morales y la vida metódica que ella le conociera, trocáronse en continuos desórdenes y en insoportable disipación »(10). À cela s’ajoute la découverte de l’existence d’un enfant, réalité qui achève de convaincre Hortensia de l’échec de son mariage.

Dans les articles que Cabello écrit sur le mariage, elle indique qu’il doit reposer sur l’amour et l’affinité intellectuelle, garantissant une véritable communication dans le couple. Montalvo ne cherche pas à se rapprocher de sa femme ; elle-même ne se plaint pas auprès de lui et entretient l’image d’un bon mariage en restant silencieuse : « El señor Montalvo, por su parte, cuidose poco de investigar a buena o mala impresión que su conducta hacía a su esposa: importábale poco lo que ella sufriera, con tal que ese sufrimiento fuera como hasta entonces silencioso » (12). Ce n’est que tardivement, lorsqu’il s’aperçoit de la guérison de sa femme coïncidant avec le retour d’Alfredo et qu’il découvre les rendez-vous quotidiens chaperonnés par Antonia, que Montalvo commence à croire que son honneur est menacé et qu’il décide d’agir.

Afin de surveiller sa femme et non pas pour redevenir proches, il reste davantage chez lui et dès que ses soupçons sont confirmés, il prépare sa vengeance. Antonia le décrit :

Pero a pesar de sus halagos yo diría que está disgustado; parece que alguna idea lo atormentara. Ayer lo encontré limpiando con mucho cuidado su revólver de seis tiros, y como si esto tuviera algo de malo, se sorprendió y se puso palido cuando yo entré a llamarlo. (74)

Ainsi, dans le roman, comme plus tard dans Eleodora et dans Las

consecuencias, un discours sur la jalousie est développé : les époux

indifférents commencent à observer leurs femmes quand elles sont courtisées ou attirent un rival.

Montalvo, personnage pratiquement inexistant tout au long du roman, prend du relief à partir du chapitre XIX, lorsqu’il est sous l’emprise de la jalousie. Dans l’un de ses monologues, il expose sa théorie de la fidélité féminine et des différences entre hommes et femmes dans le mariage :

El hombre tiene derecho para todo, tanto para lo malo como para lo bueno; si así no fuera, dejaría de ser hombre. La mujer no tiene ningún derecho, a no ser el de pedirle a Dios consuelo. ¿Qué sería de la familia y de la sociedad si porque a un hombre le da en gana de vivir alejado de su mujer, ya sea para jugar, beber o enamorar también ella tuviera el derecho de llevar a su lado al amante que debe reemplazar al marido?. (79)

Ce personnage représente la misogynie la plus extrême et la discrimination à l’égard des femmes, notamment parce qu’elles sont au service de la famille et des « bonnes mœurs », mais ce ne sont pas des êtres indépendants, actifs ni les égales des hommes.

La conception traditionnelle du patriarcat a relégué les femmes aux fonctions reproductrice et servile. Toutes les conduites marginales pouvaient et devaient être punies. La société patriarcale péruvienne a mis en scène dans la littérature cette division des genre. L’une des nouvelles les plus célèbres du XXe siècle est « El alfiler » de Ventura García Calderón, nouvelle dans laquelle un père autorise un époux à venger l’infidélité supposée en enfonçant une épingle dans le cœur de la coupable. Cette tradition des représailles est ancienne et repose sur le concept médiéval du déshonneur masculin.

Quant au personnage d’Alfredo, tout au long de l’œuvre, il illustre le héros romantique, ou « héroe de la idea », à la fois courageux, intelligent et sensible. C’est un héros doté des vertus caractéristiques des femmes. Il est charitable puisqu’il prévoit de publier un ouvrage dont la vente permettra d’aider les pauvres, il affirme sa foi en l’amour idéal au-delà des plaisirs du

corps ; en outre, il manifeste passion et abnégation en rendant visite à Hortensia malgré le fait qu’elle refuse de le recevoir, puis en s’exilant aux États-Unis, enfin en défiant les rumeurs et la position de femme mariée d’Hortensia par les derniers rendez-vous amoureux.

Cette féminisation garantit l’affinité avec Hortensia, comme « almas gemelas » ; les deux personnages sont sensibles à l’art et à la littérature et constituent des exceptions dans la société liménienne. Cependant, pendant quelque temps, les deux héros sont éloignés, du fait de la désillusion d’Hortensia. Elle se veut rationnelle et ne croit plus à l’amour, de sorte qu’elle adopte une attitude typiquement masculine en refusant de céder à l’idéalisation d’une hypothétique aventure amoureuse et en se consacrant à des activités beaucoup plus prosaïques.

Alfredo aurait pu devenir un héros sacrifié dans la défense de Lima. L’annonce de la destruction de Miraflores et de la mort des combattants coïncide avec l’annonce de la fin de l’intrigue amoureuse. L’héroïsme des soldats permet à l’instance narrative d’évoquer ce moment de la guerre du Pacifique et de s’insurger :

Hoy es una acusación elocuente a la civilización de América, una maldición a la guerra, ese mostruo que en tan poco tiempo ha devorado hombres, pueblos y riquezas...Ayer era un pueblo alegre y hermoso donde la gente favorecida de la fortuna iba a respirar el aire del campo y a solazar el espíritu, y donde los enamorados y los amantes iban a realizar sus esperanzas y sus sueños. Hoy es un pueblo destruido, un montón de ruinas solitarias durante el día y en la noche un panteón poblado de sombras...Allí descansan tantos héreoes, tantos mártires que cada palmo de terreno nos hablaría con la elocuencia desgarrada del heroísmo infortunado y el reproche cruel del sacrificio estéril!!! ...Más ¡Ay!...detengamos la pluma...No demos desahogo al dolor ni pábulo a la indignación. Si así no fuera escribiríamos páginas negras como sus calcinados escombros y tristísimas como sus asolados campos!. (80)

Le modèle héroïque est détourné. Après la mort d’Hortensia, un changement brusque se produit. Alfredo pleure peu cette perte et épouse une riche héritière. Est-il possible de lire ce fait comme un présage du difficile processus de reconstruction nationale ? Si les causes de la défaite face au Chili s’expliquent en partie par le retard matériel et moral de la société péruvienne, ce qui pour Cabello est lié aux conditions de vie rétrogrades des

femmes, le fait que Montalvo ignore sa femme, la tue et échappe à la justice, tout comme le fait qu’Alfredo remplace l’héroïne par une autre jeune fille afin de réaliser un mariage de convenance, tout cela démontre que le Pérou est encore loin sur le chemin du progrès.

Hortensia es un personnage exemplaire, non pas comme l’ange du foyer mais parce qu’elle obéit à ses sentiments, cherche à suivre son élan intellectuel, rectifie sa conduite de jeunesse et tombe amoureuse d’un homme qui lui ressemble. Malgré cette exemplarité, elle meurt sous les coups de son époux sans que personne ne demande que justice soit faite après ce crime. Sa mort précède la mort de la beauté de Miraflores, la solitude et le silence sur les abus qui furent commis parce que la société péruvienne, et en particulier la société liménienne, n’ont pas été préparées pour que les dommages causés soient réparés.