• Aucun résultat trouvé

Modernisation économique, politique et culturelle : avancées et contradictions

B. Le projet de nation péruvienne au XIX e siècle

1.2. Les années de guerre (1879-1883)

Le 5 avril 1879, le Chili déclare la guerre au Pérou ; le port d’Iquique est soumis à un blocus. Le Chili est une puissance militaire, ce que le Pérou a cessé d’être du fait de la réduction des dépenses militaires après la présidence de José Balta. La crise financière conduit à ce déséquilibre, quoique les prétentions chiliennes de dominer l’océan Pacifique soient connues.

La région du désert d’Atacama riche en salpêtre exploité par les Anglais et les Chiliens, est l’objet de toutes les convoitises. La propriété des terres et le droit maritime sont des obstacles à l’exploitation des ressources sur le continent et en mer. Après la défaite de la campagne navale et la campagne terrestre désastreuse, à l’exception de la bataille de Tarapacá, le général-président Mariano Ignacio Prado quitte le Pérou prétextant partir solliciter de l’aide à l’étranger. Le 22 décembre 1879, Nicolás de Piérola prend le pouvoir et le titre de dictateur.

L’une des raisons qui est invoquée pour expliquer la défaite est la faiblesse du sentiment patriotique des soldats péruviens. L’armée n’est pas une armée professionnelle et les combattants luttent au nom d’un chef de guerre, par respect, par peur et soumis à la contrainte de la conscription. La population indigène forme le gros des bataillons, accoutumée comme elle l’est aux marches forcées, subsistant grâce à la feuille de coca et avec peu de nourriture préparée par les « rabonas », les femmes des soldats qui forment l’arrière-garde et se chargent de l’intendance. Lorsque les généraux prétendent s’opposer à la présence des « rabonas », les soldats désertent en nombre, car les hommes qui forment l’armée de terre n’obéissent pas à un idéal patriotique mais ont été enrôlés de force.

La défaite ne fait que prolonger le chaos dans lequel le Pérou se trouvait : une partie du pays est annexée, les sommes énormes ont été investies en vain dans les dépenses militaires, le caudillisme remplace le pouvoir des partis.

La guerre interrompt le processus de modernisation de l’économie, ainsi que le rapprochement entre la bourgeoisie locale et le capital étranger. La culture péruvienne est aussi victime de la déroute, la Bibliothèque Nationale est pillée, journaux et livres cessent de paraître. Le Chili s’empare des dernières ressources en guano, aux dépens des intérêts de Dreyfus qui s’unira après la guerre avec les actionnaires anglais pour réclamer les sommes que le Pérou doit selon les contrats signés45.

L’armée péruvienne rassemble 20 000 hommes tandis que ce sont 26,000 soldats chiliens qui débarquent au sud de Lima. La défense de la capitale est établie avec deux lignes de front, San Juan et Miraflores. C’est dans les environs de ces deux petites villes que se livrent les combats.

Le 13 janvier 1881 a lieu la bataille de San Juan. Les soldats chiliens mettent l’armée en déroute, puis saccagent et incendient la station balnéaire de Chorrillos. Le symbole de la grande bourgeoisie péruvienne avec ses promenades, ses jardins et ses palais, est réduit en cendres. Une deuxième bataille a lieu le 15 janvier avec les mêmes résultats désastreux. Nicolás de Piérola abandonne la capitale et se réfugie dans les Andes. Les habitants de Lima qui n’ont pas pris les armes cherchent refuge dans les couvents, les ambassades et les consulats ; la ville suspend toutes ses activités et devient silencieuse, sans force de l’ordre pour la protéger.

Des troubles se produisent dans la capitale abandonnée; ils sont provoqués par des groupes de soldats qui ont reçu l’ordre de se replier depuis Miraflores pour être réorganisés et résister sous les ordres d’un chef militaire. Des actes de vandalisme ont lieu dans les quartiers populaires où se trouvent les commerces et les habitations des immigrés chinois (Abajo el Puente). Des maisons sont pillés et les propriétaires sont assassinés. Cette violence s’explique par les rumeurs qui font des immigrés chinois des espions au service des Chiliens et par le fait que les soldats péruviens arrivent

45 Dreyfus et ses associés ont obtenu un bénéfice net de 5, 5 millions de livres au cours des dix années qui ont suivi la signature du contrat sur le guano.

démoralisés et affamés.

4,000 militaires chiliens entrent dans la capitale à quatre heures de l’après-midi, commandés par le colonel Saavedra, nommé chef politique de Lima. D’autres arrivent le lendemain et se répartissent dans la capitale et le port du Callao ; 17.000 hommes au total occupent les bâtiments publics, la Bibliothèque Nationale, l’école des ingénieurs, le palais des expositions. Lastenia Larriva de Llona raconte :

En el año 1881, cuando se aproximaron a Lima los invasores chilenos, mi familia fue una de las tantas refugiadas en el colegio Belén, inmune por la bandera francesa y protegida por la noble y generosa actitud del gallardo almirante Du Petit Thouars y fue allí en ese recinto sagrado... donde recibi la noticia de dos de las más grandes desgracias de mi vida: el desastre de mi patria y la muerte de mi primer esposo, don Adolfo de la Jara, quién cayó junto con su hermano Luis y su cuñado Juan Pablo Bermúdez... allí fue donde las tres hermanas nos pusimos las tocas de viudas. (Guerra 1991:99)

Les rues arborent des drapeaux étrangers pour prévenir les hostilités ; le drapeau péruvien est invisible. En 1878, il y avait 3 707 propriétés à Lima, dont 66,5% de nationaux, 12% de biens religieux et 11% appartenant à des étrangers.

L’armée chilienne pille les grandes propriétés aux environs de la ville, pour subvenir à ses besoins ; Chorrillos sert à entreposer les munitions et les réserves.

Après l’installation d’une partie des troupes dans la capitale, les commerces tenus par les étrangers réouvrent peu à peu, car ils ont moins à craindre les exactions de l’occupant. La loi martiale est imposée. L’armée chilienne reste à Lima jusqu’à la signature du traité d’Ancón en octobre 1883, traité qui met fin à la guerre. Les derniers bataillons étrangers quittent Le Callao en août 1884.

1. 3. La reconstruction et la modernisation du Pérou

(1883-1895)

Le colonel Miguel Iglesias qui commande dans le Nord du Pérou une armée résistant aux Chiliens prétend organiser un nouveau gouvernement ; il signe l’armistice d’Ancón, du nom d’une station balnéaire au nord de Lima le 22 octobre 1883. Le départ des troupes chiliennes commence au début de 1884. Le « Gouvernement Provisoire » d’ Iglesias est légitimé par une assemblée constituante et se maintient jusqu’en 1885. Il entreprend un travail de reconstruction dans les pires conditions économiques et politiques, et subit l’opposition du général Cáceres qui refuse le traité de paix.

Cette étape de la Reconstruction Nationale a aussi été appelée par l’historien Jorge Basadre le Deuxième Militarisme, car ce sont les commandants militaires qui prennent le pouvoir, comme après la guerre d’indépendance. De 1883 à 1895, Iglesias, Cáceres et Morales Bermudez sont présidents de la République. Nicolás de Piérola reprend le pouvoir en 1895 à l’issue d’une guerre civile.

La présidence de Miguel Iglesias puis celle de Cáceres se distingue par quelques mesures en faveur de l’éducation et la culture : c’est la réouverture du Collège Guadalupe sous la direction de Pedro Labarthe, la reconstitution des fonds de la Bibliothèque Nationale par Ricardo Palma. Une révolte indienne met en difficulté le pouvoir central en 1885 dans la région de Huaraz.

Le 3 décembre 1884, Iglesias démissionne du fait de son échec face aux troupes de Cáceres. Des élections sont prévues, Andrés A. Cáceres remporte la victoire avec le Parti Constitutionnel qu’il a fondé pour l’occasion. Il commence à gouverner en juin 1886, avec le soutien des civilistes.

La faillite financière l’amène à signer le contrat Grace en 1889, un contrat abusif qui prévoit des investissements à un coût très élevé et suscite une violente opposition. Michael P. Grace, représentant les intérêts des créanciers péruviens et étrangers, s’engage à régler la dette extérieure du

Pérou et à accorder de nouveaux crédits en échange de la concession des chemins de fer pour 66 ans, l’exploitation du guano, des mines de Huancavelica, du pétrole de Piura, du charbon d’Ancash, des colonies implantées en Amazonie etc. La dette héritée de l’époque de José Balta s’élève à 51 millions de livres anglaises et l’État ne dispose que de 8 millions de revenus.

Les années 90 sont marquées par l’opposition croissante au régime militaire de Cáceres et Morales Bermúdez de l’ancien caudillo, Nicolás de Piérola, fondateur du Parti Démocrate.

Après la mort du président en exercice, Morales Bermúdez, Cáceres revient au pouvoir par un coup de force. Nicolás de Piérola s’appuie sur le mécontentement populaire et finit par remporter la bataille de Lima le 17 mars 1895 ; Cáceres part en exil à l’étranger et le conspirateur infatigable arrive au pouvoir, soutenu par une grande partie de la population, lassée des militaires.

La révolution piéroliste de 1885 est une autre étape importante dans l’histoire du Pérou, après la guerre de 1879. C’est l’entrée dans le XXesiècle, la fin des traditions coloniales et l’irruption de l’économie industrielle.

Les progrès techniques ont des répercussions aussi au Pérou, avec les débuts du téléphone et l’extension du télégraphe vers les principaux départements grâce à un décret pris en 1887. Une loi en faveur de l’immigration est adoptée en 1893, accordant aux étrangers européens des terrains et des exonérations fiscales, mais ces mesures ne sont pas suivies d’effet, à cause des mauvaises infrastructures et des lenteurs administratives. Le secteur des services, les banques et l’industrie connaissent un regain de prospérité, les entreprises d’électricité et de gaz voient le jour tandis que les prix de certaines matières premières comme le sucre, le coton et le caoutchouc augmentent à partir de 1890.

En 1888, la Chambre de Commerce de Lima réunit sa première assemblée générale, la Société d’Agriculture et des Mines est fondée, une loi de l’instruction publique est promulguée prévoyant l’ouverture d’écoles techniques pour les jeunes à la recherche d’une formation professionnelle. L’École Militaire rouvre en 1889.

L’étalon-or est adopté, des usines produisent des tissus, des chaussures, des sucreries, des bougies, des pâtes, des savons. La Société Nationale des Industries est fondée de même que l’Institut Technique et Industriel du Pérou. Outre le caoutchouc et le sucre, le Pérou exporte aussi l’argent. Les moyens de transport public se modernisent, la pratique sportive se développe. L’armée se professionnalise, en accueillant une mission militaire française en 1896. La ville de Lima s’étend et intègre les arènes d’Acho ; les bourgades de Miraflores, Barranco et Chorrilos apparaissent comme moins éloignées.

Les défauts de la vie politique perdurent malgré tous ces progrès : le caudillisme, le manque de partis politiques, le centralisme, et l’économie exportatrice de matières primaires demeurent à la fin du siècle comme des faiblesses inhérentes au Pérou.

La situation des femmes évolue peu à peu. Elles travaillent dans l’industrie et dans l’éducation, après avoir reçu une meilleure instruction. Le nombre de couturières passe de 1.461 en 1876 à 7 021 en 1908. La couture est le métier le plus accessible aux femmes qui n’ont pas de formation, en particulier aux veuves qui se retrouvent avec des enfants à charge.

Mercedes Cabello écrit ses premiers articles lorsque les civilistes arrivent au pouvoir, et après la guerre du Pacifique, elle fait le grand saut et passe de l’article journalistique à la fiction. Pour elle, la fiction s’avère une arme beaucoup plus efficace afin d’ instruire la population. Dans ses romans, elle va donc chercher à analyser les causes de la crise qui frappe le Pérou depuis plusieurs décennies.

Chapitre 2