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Les articles journalistiques

4.2. Les articles sur la fonction de la littérature et de l’art : le roman moderne

4.2.1. La construction d’une poétique et d’une tradition

Mercedes Cabello a publié de très nombreux articles sur la fonction de la littérature dans la société, le rôle de l’artiste, le bilan des principaux courants littéraires contemporains, la valeur de la poésie ou de la lecture dans

le milieu liménien: « La poesía » (1875), « La lectura » (1876), « El positivismo moderno » (1876), « Importancia de la literatura » (1878), « La influencia de las bellas artes en el progreso moral y material de los pueblos » (1877), « Meditaciones literarias » (1877), « La novela realista » (1887), « Poetas y versificadores » (1889), « Una obra » (1890), La novela moderna.

Estudio filosófico (1892), El conde Leon Tolstoy (1894) y « Sin título »105

(1894). Il faut encore ajouter à cette liste les portraits de Manuela Villarán de Placencia (1888), Soledad Acosta de Samper (1890), l’hommage à Juana Manuel Gorriti (1892) et Vargas Vila (1897).

Cette partie a deux objectifs : étudier les auteurs auxquels Cabello consacre un article et chercher comment elle construit une tradition personnelle à partir d’une relation de filiation. Cette tradition est importante car l’écrivain se situe dans une étape de réforme et prétend changer les orientations de la littérature péruvienne. Elle est consciente du rôle que jouent les femmes écrivains et, par conséquent, consciente de l’apparition de ce nouvel archétype, de l’originalité de l’écriture et de l’engagement qu’il implique. Nous voulons aussi exposer les traits caractéristiques de l’art poétique de Cabello condensé dans l’expression « roman moderne » : qu’est-ce que le roman moderne ? qui l’écrit en Amérique et en Espagne ? quel rôle joue-t-il dans le développement des sociétés ?

4.2.2. « Manuela Villarán de Plasencia » : une poète

romantique

Manuela Villarán de Plasencia (1841-1888) fait partie du groupe des femmes écrivains romantiques connues et admirées par ses contemporains. Ses poèmes furent publiés dans La Bella Limeña, Almanaque de la Broma, El

Comercio, Zéfiro, et El Tiempo (Castañeda y Toguchi 55). Sa poésie

sentimentale, de circonstances ou philosophique est imprégnée de nostalgie et du pessimisme qui occupait les esprits les plus sensibles de l’époque. « Los tres tiempos » de 1872 est un sonnet qui s’achève sur ces vers :

Sirven, pues, a mi mente de congoja

105 Ce texte étudie les écoles littéraires décadente, parnassienne et symboliste ; il est paru dans El Iris le 1r juin 1894.

El futuro, el presente y el pasado; Y como aquí finalizar es dado,

El diablo venga y de los tres escoja.

Le scepticisme et la désillusion rappellent d’autres vers que Mercedes Cabello a publié le 1r février 1874. Son poème est une longue succession de questions sur l’existence et la marche de l’univers, des questions métaphysiques qui concluent :

¿Y por qué de razón carece el loco? ¿Y la esencia de Dios por qué es divina? Pues si tú no lo sabes yo tampoco.

Manuela Villarán contribuait à la vie des salons et aux réunions sociales. Elle a laissé en particulier le poème « En el Álbum » qui, avec la simplicité de la poésie de circonstances évoque l’amitié de deux jeunes filles de bonne famille qui emploient leur album de souvenirs pour écrire des vers l’une à l’autre. L’une de ses activités fraternelles est décelable dans le poème « A la eminente escritora Juana Manuela Gorriti » (juillet 1876), à l’occasion de l’inauguration des soirées littéraires. Après avoir parlé de l’amitié, de l’autorité, de l’inspiration et du courage que Gorriti transmet aux femmes de lettres péruviennes, Villarán nous dit :

En torno suyo, en fin, ha procurado Reunir á aquellas que armonizan, Que atraidas por el génio simpatizan,

Y aman la belleza y la verdad (Gorriti, Veladas, 5)

Le lendemain de la mort de Manuela Villarán de Plascencia, le 27 octobre 1888, El Perú Ilustrado publie un portrait écrit par Cabello, dans lequel elle insiste sur la sensibilité, l’intelligence et les difficiles conditions dans lesquelles écrivait Manuela Villarán. Mère de onze enfants, Villarán a été une des veuves106 de la guerre, car elle a perdu un fils dans le conflit de 1879.

Cependant, l’éloge occulte aussi certaines contraintes de la maternité : l’absence de tranquillité et de temps pour créer. Manuela Villarán n’a écrit

106 Il s’agit d’un veuvage symbolique, que l’on peut définir en fonction du fait que le mariage était un mariage de convenance.

qu’une pièce représentée devant le cercle des intimes. Si elle avait eu du temps, selon Cabello, elle aurait pu égaler Segura ou Pardo. Elle ajoute : « Si la señora Villarán de Plascencia hubiera podido consagrar tiempo y tranquilidad al cultivo de su fecunda musa, no libros, sino bibliotecas hubiera llenado con sus versos » (459). Ces mots sont un exemple de l’admiration et en même temps un regret. Pour illustrer ce malaise, Cabello rappelle l’une de ses conversations avec Villarán qui lui avoue :

Si usted me viera escribir, amiga mía, le daría pena; escribo rodeada de cuatro o seis chicos, que el uno me quita la pluma, otro se lleva el borrador; éste me habla a gritos, porque cree que no he oído lo que me pide, y en medio de esa barahúnda y ese barullo, concluyo mi composición y luego sigo mis ocupaciones. (459)

Souligne ses qualités intellectuelles : « Ha muerto a los cuarenta y ocho años de edad. En toda la plenitud de su vida » (459).

Manuela Villarán fut une femme écrivain proche de Mercedes Cabello au cours de la première étape de sa vie, surtout pendant les années 70. Dès ce moment-là, Cabello a commencé à écrire des articles et des essais où elle remet en question le rôle assigné aux femmes, rôle subi justement par Villarán. L’hommage de Cabello à Villarán en 1888 est d’autant plus intéressant qu’il paraît en 1888, l’année où elle publie l’un de ses romans les plus transgressifs : Blanca Sol. L’ensemble de ces faits est significatif des réseaux et de la solidarité entre les femmes de lettres péruviennes, pour valoriser la travail intellectuel de chacune.

4.2.3. « Juana Manuela Gorriti » : l’initiatrice

Des années plus tard, la mort de Juana Manuela Gorriti suscite aussi un bref hommage de Cabello dans Los Andes107 (1892). Elle compare l’importance littéraire de l’Argentine à la Cubaine Gertrudis Gómez de Avellaneda, comme les deux références majeures de la littérature féminine du siècle. Elle rappelle le travail précurseur de Gorriti comme auteur et comme organisatrice des célèbres soirées à son domicile. Comme romancière, Cabello

remémore les premiers obstacles rencontrées par la « mujer literata » pour se faire une place dans un univers masculin plein de préjugés et où elle ne pouvait pas encore compter sur le soutien d’autres compagnes dans la même situation.

Comme nous l’avons déjà vu, Mercedes Cabello a dédié de nombreux écrits à l’écrivain argentine, notamment son roman Sacrificio y recompensa primé par l’Athénée de Lima. C’est une fiction romantique dans laquelle les femmes sont chastes et se sacrifient en permanence. En 1892, l’écriture de Cabello est complètement différente. Mais la Péruvienne se souvient de l’amie, de la femme de talent et de l’initiatrice ; pour elle l’œuvre de Gorriti se définit par la fantaisie, la création d’univers dans lesquels les personnages sont idéalisés :

Utopista y creyente, en grado superlativo, ella hubiera querido, como Alfredo de Vigny, descubrir el mundo y presentar a los hombres, o tales cuales son, sino como ella hubiera querido que fueran: su buen criterio la salvó de caer en la exageración de lo inverosímil. (Pinto 651)

Mercedes Cabello avait été très durement critiquée par Gorriti, pour le réalisme de Blanca Sol et de Las consecuencias. N’écoutant pas ses conseils, elle a continué d’écrire suivant l’esthétique qu’elle jugeait utile au progrès du Pérou. Dans El Conspirador et plus encore dans l’essai «La novela moderna », Cabello fait montre d’éclectisme, à mi-chemin entre le romantisme et le naturalisme, pour représenter le côté positif et aussi le malaise de la société auquel elle veut remédier.

C’est grâce à son talent, à son sens du devoir que Gorriti a créé des personnages même si elle n’a retenu pour eux qu’un aspect de l’humanité, « los afectos levantados, las pasiones nobles y la utopía de lo bueno » (Pinto 651). Cette citation est à elle seule suffisante pour montrer la distance qui séparait la conception de l’écriture des deux auteurs, entre l’initiatrice et la disciple. Cabello se voit obligée de changer, de renouveler son écriture, confrontée à une société nouvelle.

4.2.4. « Soledad Acosta de Samper » : la disciple

José Samper et Soledad Acosta vécurent à Lima en 1862-1863. Samper eut la responsabilité du quotidien El Comercio et fonda rapidement un supplément dominical Revista Americana. La revue manifestait la volonté d’intégration continentale de Samper, elle prétendait propager la culture et l’art. Soledad Acosta contribua largement à son succès. Puis elle passa du journalisme à la fiction en écrivant Novelas y cuadros de la vida

suramericana, un ensemble de récits et de courts romans (1869). Cet

ensemble, inspiré du séjour à Lima, inclut en particulier la fiction intitulée

Teresa la limeña108.

Il convient de signaler l’intérêt de Soledad Acosta pour différents genres d’écriture, les histoires sentimentales, le roman historique, le récit de voyage, la biographie et aussi les textes pédagogiques. Mercedes Cabello la cite dans son essai La novela moderna comme l’une des auteurs les plus importantes du continent.

Dans El Perú Ilustrado (n° 142), paraît un article de Cabello intitulé « Soledad Acosta de Samper ». L’écrivain rend hommage au rôle de Soledad Acosta comme mère et comme auteur. La Péruvienne dresse un portrait et raconte la vie de la Colombienne depuis l’enfance. Elle est la fille du général Acosta, auteur de Historia de la conquista y colonización de los Estados

Unidos de Colombia ; c’est lui qui a transmis à sa fille le goût et le talent pour

écrire l’histoire.

Cabello rapporte qu’elle a reçu une lettre d’Acosta de Samper. Cette dernière lui explique qu’elle a atténué le chagrin éprouvé à la mort de ses deux fils en écrivant l’histoire de son pays et des récits de vie de conquistadors.

Après la révolution de 1876, les biens de la famille Samper-Acosta sont menacés et elle doit se consacrer au monde des affaires, tandis que José Samper continue d’écrire. C’est Soledad Acosta qui assure alors le maintien du ménage ; elle fonde deux revues bimensuelles La mujer et La familia. Puis elle publie Los tres asesinos de Eduardo aux États-Unis et Una Holandesa en

108 Les critiques littéraires ne s’étaient intéressé jusqu’ici qu’aux textes historiques de l’écrivain colombienne. Ses premiers romans Dolores et Teresa, la limeña commencent à être analysés, comme nous le faison à la fin de cette thèse.

América, à Curaçao. Ce dernier roman est très apprécié de Cabello, à cause

de la comparaison qu’établit la Colombienne entre les mœurs européennes et américaines. Cabello cite encore d’autres écrits comme Biografías de

Hombres ilustres, Episodios novelescos de la historia patria, Los piratas de Cartagena, et aussi « El corazón de la mujer » et Novelas y cuadros de la vida suramericana, en indiquant ne pas avoir eu accès à ces derniers textes.

4.2.5. « Vargas Vila » : un penseur polémique

José María Vargas Vila (Bogota 1860-Barcelone 1933) est un écrivain anticlérical qui a eu une grande influence dans le monde des lettres hispano-américain comme orateur, journaliste libertaire et romanicer. Il a publié aussi bien en Colombie qu’au Venezuela, notamment Aura o Las violetas (1887),

Emma. Maracaibo (1888), Lo irreparable (1889). Il est ensuite parti en exil à

New York où il s’est lié d’amitié avec José Martí. Il dirigea sur place plusieurs revues : La Revista Ilustrada Hispanoamericana, El Progreso et Némesis. Il vécut à Paris avec les modernistes en exil. Ses œuvres révèlent une radicalisation dans l’anticléricalisme ; elles sont imprégnées d’érotisme et scandalisèrent la bonne société. Vargas Vila est ainsi un des auteurs les plus contestés du début du XXe siècle.

En 1897, dans les derniers temps de son activité intellectuelle, Cabello de Carbonera rédige un hommage, motivé par la rumeur du suicide de l’écrivain colombien. La Péruvienne manifeste là son soutien au style insolent du penseur polémique :

En su eterno batallar contra los partidos retrógrados, y en bien de esa raza irredenta, que la ignorancia y el fanatismo esclavizan y entenebrecen, él tuvo el brazo gigante y la palabra de acero, sin sentir jamás el frío del desaliento, ni la fatiga de su labor abnegada. (Pinto 727)

La ferveur libertaire, l’honnêteté et la justice sont les éléments qui suscitent son admiration. Vargas Vila s’avère un exemple au moment où le monde des lettres liménien blâme Cabello ; c’est la preuve que la justesse

d’un idéal ne dépend pas de l’acceptation par les contemporains : « Los pueblos no aman a los grandes hombres, sino después de haberles dado la copa de cicuta o la cruz del calvario » (Pinto 728).