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Les romans traditionnels

5.1.4. Le deuxième amour d’Hortensia : Lima

Nous allons développer deux parties ici. D’une part, il nous semble important de caractériser Hortensia comme une Liménienne, comme l’archétype des femmes de cette ville, et d’autre part, d’analyser la représentation de la ville, ses avantages et ses inconvénients par rapport aux autres régions du Pérou, en particulier par rapport à la ville de B…

L’instance narrative expose sa volonté de vraisemblance :

La sociedad avanza en el conocimiento del mundo y en la experiencia de la vida, con la narración verídica de las impresiones y de las luchas que sostuvo un corazón ardiente y apasionado que con las leyendas fantásticas e inverosímiles de que nos vemos plagados. (4)

Dans le premier chapitre, avant le début de l’intrigue, un dialogue imaginaire se produit entre la narratrice et un ami qui suggère d’écrire l’histoire de la belle et intelligente Hortensia, une femme de la haute société de Lima disparue quelques années plus tôt. Comme il s’agit d’un personnage dont tout le monde se souvient, la narratrice indique qu’elle a choisi de changer le nom de tous les personnages de cette histoire. C’est pourquoi, elle les désignera par des initiales, de même que les lieux reconnaissables. Ce fait non seulement s’explique par la volonté de préserver l’anonymat de personnes identifiables, mais il permet de comprendre à quel point la rumeur règne dans la capitale : le risque de diffamation est important, de sorte que la romancière et son double, l’instance narrative, se protègent par la dissimulation des identités.

L’un des premiers buts du roman, révélés dès le chapitre initial, consiste à étudier « l’éternel mystère que nous appelons le cœur féminin » ; c’est pourquoi, Hortensia va être présentée suivant une typologie double, à la

fois comme le modèle de la Liménienne, et d’autre part comme exceptionnelle. Quels sont ces traits liméniens ? Hortensia est petite, par rapport à une Européenne ou une Nord-Américaine, mais elle est de taille moyenne pour le Pérou. Elle est décrite ensuite par ces mots :

Era un tipo esencialmente limeño en toda su perfección. Si carecía de la corrección de líneas y perfección de contornos, tenía en cambio ese no sé qué de la mujer limeña, que enloquece a los europeos y subyuga a sus compatriotas. (5)

Le climat chaud explique le teint pâle et le corps alangui ; la petitesse des pieds objet des fantasmes érotiques dans de nombreuses civilisations, est un autre charme liménien : « al verlos fácilmente se explica por qué el pie de la limeña tiene universal fama » (6).

Les habitudes d’Hortensia correspondent aux coutumes de Lima : elle retrouve un groupe d’amis deux fois par semaine, pour des réunions qui ont lieu tantôt chez l’un tantôt chez l’autre. Les qualités intellectuelles, les activités artistiques et littéraires de l’héroïne la prédisposent à une conduite plus libre que les protagonistes des trois autres romans, écrits dans les mêmes années. Hortensia se déplace en ville à son aise. Nous la voyons prendre une voiture, se rendre dans des réceptions et à des expositions, rendre visite à Alfredo, le rencontrer en plein air etc. Dans de nombreux cas, elle porte l’habillement typique de la Liménienne : « […] y colocarse sobre la cabeza, cubriendo parte de la cara, la tradicional manta peruana, Hortensia subió al coche » (11). Lorsqu’elle est blasée de la vie conjugale, comme nous l’avons vu plus haut, et qu’elle décide de se consacrer à la vie mondaine, elle adoptera la conduite typique de la femme frivole de ce milieu : « Ella disipa su corazón como su marido su fortuna: en el juego de la coquetería ella; en el juego del azar, él » (17).

L’identification entre l’héroïne et la ville de Lima est parfois très grande. L’héroïne comme la ville ont connu des moments de succès, des moments définis par les gaspillages et les plaisirs, et elle a vécu aussi de grandes douleurs débouchant sur la tragédie. À plusieurs reprises, l’instance narrative annonce le drame qui plane sur Hortensia.

Les liens entre ville et héroïne sont évidents tout au long de l’œuvre de Cabello et nous devons observer en outre que cette relation s’intègre dans une longue tradition idéologique qui caractérise le processus de modernisation visant à dominer espaces et corps. Ces concepts sont perçus comme ambivalents, à la fois garants du progrès et purs, mais aussi dangereux et menaçants. Par opposition à l’espace rural, la ville peut rapidement devenir le lieu du vice et de la dégradation, de même la femme peut passer de la pureté à la lascivité. Si nous prenons en compte le facteur de la guerre et l’occupation de Lima, alors la représentation de la défaite et de l’humiliation est lisible dans l’échec féminin. Cette interprétation s’appuie sur les travaux de Carmen Mac Evoy dans Armas de persuasión masiva. Retórica y ritual en

la Guerra del Pacífico à partir des discours chiliens.

Hortensia va être assassinée dans Miraflores, la station balnéaire idyllique où elle vit et qui voit naître l’illusion amoureuse. C’est là que sont morts de nombreux anonymes en défendant en 1881 une autre passion avec héroïsme : l’amour de la patrie. La tragédie historique est annoncée :

El hermoso y pintoresco pueblo de Miraflores, es hoy como Chorrillos y como el Barranco, un montón de ruinas y de ennegrecidos escombros. Sus suntuosos ranchos, amenos jardines y lujosos malecones, todo ha sido destruido e incendiado. Lo que el fuego no pudo destruir destruyolo la formidable dinamita. Por todas partes las huestes chilenas dejaron, en esos que fueron hermosos y florecientes pueblos, la huella de su bárbara ferocidad y rabiosa envidia. (74)

La représentation de la ville contraste avec celle de la province ; d’un côté, Lima est le lieu du désir, la ville où prennent forme les fantasmes de la protagoniste : « En los fascinadores mirajes de su imaginación, veía a Lima como Edén donde podría realizar sus sueños y aspiraciones, como la patria ausente que la llamaba con tierno reclamo, brindándola sus cariños y placeres » (8) Hortensia est d’abord entourée de nombreuses personnes, elle peut assister à maintes activités et organiser des soirées parce que cela fait partie des habitudes en ville. Au contraire, B… est un endroit ennuyeux, où rien ne se passe qui puisse nourrir sa curiosité intellectuelle et effacer la passion amoureuse. À la différence de ce qui arrive dans Eleodora et Las

se projeter dans cet espace pour que l’âme romantique s’épanouisse. Les paysages de Lima sont poétiques et éveillent les sens ; les nuits d’insomnie qu’Hortensia passe dans son jardin, elle jouit de l’ivresse des parfums floraux et du spectacle de la mer depuis son intérieur. Miraflores est l’endroit parfait, avec ses « ranchos », à mi-chemin entre la ville et la campagne.

Lima est toutefois aussi une ville remplie de médisances, un « chœur de voix », un endroit défini par l’expression « todos dicen », où les habitants, en particulier les plus aisés sont observés où qu’ils soient, dans les espaces publics et privés. Les rumeurs dont est victime la protagoniste sont explicables aussi par cette frivolité collective d’un groupe intéressé seulement par l’apparence, la mode, sans se soucier de trouver un travail ou de mener une vie plus productive : « Cuando pasaba por delante de esos grupos de jóvenes ociosos que frecuentaban la calle de Mercaderes y los portales y que tan triste idea dan de la laboriosidad y cultura de nuestro país » (16).

Ainsi, la ville de Lima apparaît comme un mirage, un lieu réduit à l’apparence, grâce à deux images. C’est d’abord la ville-or :

Lima era por entonces la voluptuosa bacante que livaba el placer en la copa de oro eternamente renovada por los inmensos caudales que los gobiernos derrochaban con loca imprevisión. El oro corruptor de las conciencias y de las costumbres fluía en vertiginosa corriente para convertirse siempre en lujo y placeres. Lima, por consiguiente, tenía que ser un paraíso de ventura para las imaginaciones fantásticas y los caracteres ambiciosos como el de Hortensia. (9)

D’autre part, c’est la ville-enfant, c’est-à-dire un espace où les citoyens ne sont pas encore capables de se comporter de manière rationnelle. Le groupe d’intellectuels qui entourent Hortensia et elle-même se sentent menacés par un contexte politico-social troublé, et ils choisissent de rester en retrait. Hortensia, qui se consacre à son journal, a une attitude passive comme toute l’élite intellectuelle face aux conflits sociaux demandant l’implication des esprits les plus lucides :

Los que conozcan estos pueblos- niños donde la estrechez de la vida se relaciona con la estrechez de conocimientos y con la carencia de movimiento intelectual, nos objetarán que una sociedad como la que se

reunía en casa de Hortensia es una creación tan ilusoria como imposible. Para nuestra justificación, diremos que de aquella sociedad no salió jamás ningún presidente de la República ni ningún ministro de Estado elevado por las revoluciones y motines de cuartel. (49)