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Imageries de la Liménienne

2.3. La presse, la lecture et la femme de lettres

2.3.1. La presse féminine au Pérou

De nombreux changements se produisent dans le monde, en ce qui concerne la presse tout au long du XIXe siècle. En 1814, la presse à vapeur apparaît en Europe et en 1866 est développée la presse rotative. En 1886, le linotype voit le jour et facilite le travail d’impression ; la technique arrive au Pérou, alors que le poète et penseur José Arnaldo Márquez crée un modèle en 1876, mais ne parvient à exploiter son invention79. 128 journaux dont El

Comercio fondé en 1839 sont imprimés à Lima jusqu’aux années 1850.

Benedict Anderson a établi un lien entre le surgissement des nations et le « capitalisme imprimé ». Le fait essentiel est l’interaction producteurs/lecteurs. Les patrons de cette nouvelle industrie sont attentifs au chiffre des ventes manifestant les goûts des lecteurs ; ceux-ci sont sensibles à telle ou telle publication, en fonction d’une histoire qui éveille l’imaginaire. La presse péruvienne se retrouve dans cette dynamique dans la seconde moitié du XIXe siècle.

Si le livre a été le moyen privilégié pour la diffusion des idées jusqu’au

XVIIIe siècle, la presse le devient ensuite. C’est d’abord une presse politique créée pour la diffusion et la vulgarisation de l’idéal républicain ; des documents paraissent que l’on pourrait définir comme une sorte de catéchisme politique destiné à instruire le peuple et former des citoyens80. La

79 Sánchez Lihon, Danilo, « Historia del libro en el Peru », in Runa. Revista del Instituto Nacional de Cultura del Perú, N°5, aôut- octobre, 1977

80 José Ragas, « Prensa, política y público lector en el Perú, 1810- 1870 », in La República de papel. Política e imaginación social en la prensa peruana del siglo XIX, Lima, Universidad de Ciencias y Humanidades, 2009, p. 43- 66

presse culturelle constitue une deuxième étape ; elle propage aussi un « catéchisme » dans la mesure où elle utilise une parole compréhensible du grand public, des textes pédagogiques qui prétendent changer les mœurs.

La différence se trouve dans le fait que la presse culturelle correspond aussi à des intérêts commerciaux très marqués. Les propriétaires des journaux, revues et hebdomadaires recherchent des éléments novateurs pour attirer des abonnés ; les feuilletons, les gravures, les nouvelles internationales, les collaborations prestigieuses jouent ce rôle. Un espace est aussi accordé à la publicité.

La Bella Limeña. Periódico Semanal para las familias est le premier

hebdomadaire qui s’adresse au public féminin ; il est dirigé et publié par le poète d’Arequipa Abel de la Encarnación Delgado. Le nombre de numéros parus est réduit : onze numéros du 7 avril au 16 juin 1872, mais ces numéros ont un impact considérable en ville et d’autres revues prennent la suite, comme El Álbum. Revista Semanal para el Bello Sexo (1874-1875) fondé par Juana Manuela Gorriti et Carolina Freyre de Jaimes, et La Alborada (1874), dirigé aussi par Juana Manuela Gorriti aux côtés du poète Numa Pompilio Llona.

Il convient aussi de rappeler le succès d’une publication comme El Perú

Ilustrado (1887-1892) qui a été dirigée pendant plusieurs mois par Clorinda

Matto de Turner, déjà bien connue comme écrivain. Toutes ces revues ont ouvert leurs pages à l’écriture des femmes, d’abord des femmes poètes, inspirées par le romantisme, puis des romancières traditionnelles comme Carolina Freyre de Jaimes, et ensuite des femmes de lettres auteurs d’articles et intéressées par la pensée théorique, comme Mercedes Cabello.

Dans La Bella Limeña, revue destinée aux femmes, Abel de la Encarnación Delgado explique les orientations de l’hebdomadaire dans son premier éditorial :

Se hacía sentir la necesidad de una publicación dedicada a las encantadoras hijas del Rimac. Llevar al hogar de las familias los dulces goces de la literatura y de la poesía, para deleitar a nuestras vírgenes y facilitarles los medios de cultivar su rica inteligencia, ofrecerles un órgano de útil lectura, al mismo tiempo que de provechoso ejercicio de sus facultades intelectuales, era una exigencia de nuestra sociedad que nos proponemos satisfacer con la mayor amplitud posible. (La Bella

La revue recherche en premier lieu un espace d’harmonie, où le lecteur trouvera « deleite » et « dulces goces », ce qui implique une image passive des femmes, capables seulement de jouir d’un environnement agréable que des hommes, philosophes et poètes qui écrivent dans la revue, conçoivent pour elles.

Cet espace harmonieux que crée la revue, ressemble au domicile conjugal, lieu réservé aux femmes par opposition à l’espace public, ou masculin, où résonnent les débats politiques. C’est un espace qui dit la séparation entre la sphère privée et la sphère publique. Les femmes sont belles et donc la ville aussi est belle ou prétend l’être. Le journal ne montre pas seulement comment doit être une femme belle et vertueuse, mais comment une ville doit être belle, c’est-à-dire bien administrée si elle se soumet aux nombreuses règles qui sont imposées aux femmes. De nombreux textes de l’hebdomadaire font constamment allusion à la transformation des espaces publics grâce à la présence féminine : le goût de l’art, la mode, l’intérêt pour la nature aideront à changer le visage de la ville.

Ces normes qui sont imposées aux femmes et à la ville permettent de lutter contre les dangers impliqués par le processus de la modernisation, aussi bien sur le plan éthique (comme la prolifération des tripots et des lieux de prostitution) que sur le plan de la santé publique, par l’implantation d’espaces verts, d’ espaces destinés au loisir, à l’exercice physique et aux promenades que les femmes s’approprient.

Le groupe des femmes de lettres qui collaborent à La Bella Limeña est idéogiquement proche du romantisme. Les noms de Manuela Villarán de Plascencia, Leonor Saury, Juana Manuela Gorriti, Carolina Freyre de Jaimes (qui publie ainsi pour la seconde fois sous forme de feuilleton son roman paru en 1868 Un amor desgraciado) apparaissent. Des femmes écrivains d’autres pays sont publiées, renforçant l’orientation romantique. Les Espagnoles Ángela Grassi de Cuenca, Faustina Saenz de Melgar, María del Pilar Sinués de Marco sont aussi présentes dans les pages de La Bella Limeña.

Chaque rubrique a un rôle différent pour influer sur les conduites féminines. La « Revista de la semana » informe les femmes des spectacles auxquels elles peuvent assister décemment ; les romans feuilletons enseignent l’obéissance, l’abnégation et surtout privilégie le thème de l’amour désintéressé par opposition au mariage de convenance. La « Revista de

modas » définit l’élégance et apprend à distinguer les différents moments de la vie quotidienne en fonction de la tenue à porter, les annonces publicitaires font paraître obligatoires tous les accessoires de soin personnel, y compris les objets luxueux. Livres et revues figurent aussi comme des objets indispensables.

L’objectif de socialisation de La Bella Limeña est poursuivi par El Album et La Alborada au cours des années 70. Ces publications révèlent l’une des figures les plus remarquables et favorables à l’éducation féminine, comment Juana Manuela Gorriti a agi non seulement par l’écrit, mais a été un exemple de patriotisme et de défense du continent tout entier, en œuvrant constamment pour la culture.

Ricardo Dávalos y Lissón consacre une partie de sa Lima de antaño81 à rappeler le rôle des femmes dans le journalisme et dans la vie culturelle ; il rappelle en particulier l’apport de Carolina Freyre de Jaime, succédant à Juana Manuela Gorriti, et il souligne son rôle à la tête de La Patria :

Por eso es que en nuestras columnas ha habllado siempre preferente cabriola el elogio de Mercedes Cabello de Carbonera, de Rosa Mercedes Riglos de Orbegoso, de Juanan Rosa de Amézaga, de Mercedes Eléspuru, de Leonor Sauri, y tantas otras que ahora no recordamos; por eso siempre nos hemos inclinado reverentes ante la gran maestras Juana Manuela Gorriti, y por eso no hemos dejado pasar una sola ocasión de aplaudir a Carolina Freyre de James la heredera del cetro literario que hoy empuña aquella. (Ricardo Dávalos 119)

Lorsque Juana Manuela Gorriti arrive à Lima, elle est déjà célèbre comme l’auteur de « La quena82 » ; pendant les années 60, elle publie dans différents journaux de Lima et d’Amérique du sud ; elle donne des cours chez elle, dans le centre de Lima à des fillettes de bonne famille. L’intégration au milieu littéraire de Lima l’amène à se consacrer à la vie culturelle, ce dont témoignent aussi bien les publications que l’organisation des célèbres soirées en 1876-1877, à l’origine de nombeuses carrières littéraires, notamment celle de Mercedes Cabello de Carbonera. Comme les journaux, les soirées littéraires réunissent la sphère privée et la sphère publique si bien que les femmes de lettres débutantes se retrouvent aux côtés d’écrivains reconnus.

81 Ricardo Dávalos y Lissón, Lima de antaño, Barcelone, Montaner y Simón, 1913

82 On se reportera à l’introduction de Leonor Flemming dans son édition de La tierra natal. Obras completas, Buenos Aires, 2013, p. 48

L’essor de la culture et l’activité intellectuelle sont suspendus par la guerre à partir de 1880; les destructions sont nombreuses, Lima occupée, imprimeurs et éditeurs arrêtent pour un temps leurs activités. Cependant, l’habitude de la lecture, l’expression publique grâce aux journaux sont entrées dans les mœurs de sorte que nous retrouvons les noms de femmes de lettres dans les journaux quelques années plus tard, sous l’influence des nouvelles tendances esthétiques et idéologiques comme le positivisme, le réalisme et le naturalisme ; de nouvelles perspectives s’ouvrent pour les auteurs féminins.

Comme pendant les année 70, l’instruction a été développée et que la presse a renforcé son pouvoir en faisant de l’écrit un symbole de la modernité chez soi comme à l’extérieur, on peut considérer que les chiffres dont nous disposons sur la lecture et l’écriture à partir du recensement de 1860, ont augmenté : à Lima, 55% de la population savait lire et écrire en 1860, et 5% seulement lire. 40% des femmes savaient seulement lire (Ragas 60).

La lecture peut être comprise comme une modalité moderne du savoir ; elle a entraîné un comportement fétichiste du fait de sa valorisation : on collectionne les journaux et les revues, les livraisons et les illustrations. L’importance de la lecture n’implique pas forcément de dominer cette compétence : il n’est pas indispensable de savoir lire et écrire pour accéder à l’écrit car de nombreuses publications sont lues à voix haute La Bella Limeña rappelle ces pratiques culturelles : « Estamos seguros de que no habrá una sola que, después de leerlo con atención, no lo guarde cuidadosamente en la más preciosa secreta de su escritorio, para leerlo en todo tiempo con el mismo entusiasmo que ahora » (La Bella Limeña 41).

Et la revue annonce la parution prochaine de gravures, de modèles et de morceaux de musique: « y demás curiosidades que son indispensables, en un periódico que adorna el gabinete de una señorita elegante e instruida » (La

Chapitre 3