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Mercedes Cabello de Carbonera (1842-1909)

3.2. La formation intellectuelle : une romancière éruditeérudite

3.2.2. Le positivisme de Mercedes Cabello

Mercedes Cabello a adhéré peu à peu au positivisme comtien. Le positivisme se veut la culmination du projet qui exalte la raison depuis Bacon et Descartes. Il apparaît dans les années 1830, du fait d’un contexte favorable en Europe : l’essor des sciences, la transformation de la société par le travail industriel et les révolutions sociales. Le positivisme s’inscrit alors dans l’héritage de l’idéal des Lumières. La révolution française et la révolution de 1830 sont pour Auguste Comte les signes d’une société malade qu’il faut commencer de soigner. La source de cette maladie se trouve dans la métaphysique vaine qui domine la philosophie de l’époque et est issue de la pensée kantienne. Pour dépasser cette étape, Comte établit la loi de l’évolution intellectuelle de l’humanité ou loi des trois états : l’état théologique, l’état métaphysique et l’état scientifique ou positif qui représente la véritable philosophie, lorsque les facultés rationnelles de l’être humain se trouvent le mieux développées.

L’état positif prétend conduire l’homme à une situation de progrès sans fin, puisque dans cette étape l’homme est conscient que ce qui importe le plus, c’est la réalité environnante. La pensée et la vie pratique sont en harmonie aussi bien avec la sphère publique (où s’organise l’activité masculine) qu’avec la sphère privée (où les femmes trouvent leur place et personnifient la vertu).

La morale positive repose sur l’idée suivante : « Vivir para los demás: la familia, la patria y la humanidad ». L’individu ne peut pas être compris s’il n’est pas considéré dans son environnement, comme membre de la société

orientée vers le progrès et par conséquent, les individus intégrés à la société développeront le sentiment de solidarité avec pour finalité le bien commun.

Il existe une évolution dans la pensée de Cabello si nous comparons « El positivismo moderno », son article dans lequel elle privilégie le spirituel et l’idéal, et l’essai La religión de la Humanidad, marqué par son adhésion au positivisme et aux postulats radicaux de l’athéisme, du matérialisme, du scientisme, même si elle expose des réserves par rapport à la théorie comtienne du fait des spécificités de la société péruvienne.

Pour Mercedes Cabello, la religion de l’humanité, la doctrine morale positive, fondée sur l’abnégation et l’altruisme a pour but ultime le Grand Être ou l’Humanité, c’est-à-dire que le bien-être individuel est fonction du bien-être collectif et la paix est valorisée par opposition à la guerre. Dans le système positiviste, les mathématiques et les sciences naturelles dépendent de la sociologie, de même tous ces savoirs dépendent de la morale comme fondement du progrès. Mercedes Cabello plaide pour le développement de cette nouvelle religion caractérisée par l’idéal de justice et de bien-être collectif, à la différence d’autres positivistes comme Littré qui s’intéresse seulement au développement matériel des sciences. Cabello considère Comte comme « el verdadero mesías del positivismo ».

Contrairement à ce que le positiviste chilien contemporain Juan Lagarrigue estime, Cabello pense que les populations catholiques, comme c’est le cas en Espagne, ont plus de difficultés à assimiler cette nouvelle théorie et cette nouvelle religion, à la différence des pays confrontés à une crise, car le catholicisme apporte de nombreuses formes de consolation à l’homme et offre des possibilités de rédemption pour tous ceux qui recherchent le bien-être personnel, ce qui ne correspond pas à la conception positiviste qui place le progrès et le perfectionnement au service de la collectivité comme prioritaires. Le métissage s’avère alors un moyen adapté à l’adoption de la nouvelle philosophie : « Tanto más fija en sus creencias es una raza, cuanto es más antigua; tanto más apta para el progreso y más dócil a las innovaciones, cuanto es más cruzada » (Cabello 1893a). Cabello croit ainsi que l’Amérique est destinée à être le centre où se développera pleinement le positivisme : « París será su cuna; pero América será su centro de acción » (Cabello 1893a).

Une autre objection qu’elle oppose au positivisme de Lagarrigue, est le fait qu’il considère atteint le dernier stade de développement de l’humanité. Cabello persuadée du changement constant des sociétés et du caractère historique du positivisme, reconnaît l’importance de la philosophie comtienne au temps présent, mais elle refuse de penser qu’elle se perpétuera. Elle affirme en guise d’argument que le catholicisme est dépassé par cette nouvelle religion et que la religion de l’humanité sera de même dépassée ultérieurement.

D’autre part, l’un des points qui rapproche Mercedes Cabello du positivisme est l’importance de la physiologie dans cette théorie. Dans La

philosophie de la médecine d’Auguste Comte, Jean-François Braunstein

affirme que Comte arrive à rassembler le plan subjectif et le plan objectif à cause de sa « philosophie du cerveau », selon laquelle cet organe correspond à l’âme et a donc ses caractéristiques. Matérialisme et spiritualisme se rejoignent de la sorte, ce qui fait qu’il est impossible de définir la philosophie positive seulement comme une approche scientiste :

La construction scientifique définitive de la physiologie cérébrale est « réservée au principe sociologique », et donc à la philosophie positive : la « théorie cérébrale » sera désormais définie comme « l’inspiration sociologique, contrôlée par la appréciation zoologique ». Les facultés vont d’abord être définies « subjectivement » par une étude sociologique, avant de être localisées « objectivement », par des vérifications anatomiques. (Braunstein 161)

En 1846, Comte a élaboré un « tableau cérébral » où il définit dix-huit facultés réparties en trois grands groupes : dix facultés affectives, cinq intellectuelles et trois actives. La prépondérance des facultés affectives correspond à la volonté de souligner la nature altruiste de l’être humain en fonction du deuxième principe positiviste : « vivre pour autrui ». Le cerveau par conséquent est un « cerveau social », qui rassemble non seulement des éléments individuels mais aussi en provenance de l’environnement, et il est capable d’appréhender les variations sociales et de rassembler les éléments du passé comme l’héritage des ancêtres. C’est ce qui conduit Comte à défendre l’idée de l’immortalité laïque du cerveau, correspondant à la certitude de la survie dans l’esprit des autres, autrement dit dans le cerveau

d’autrui, du souvenir des disparus.

La physiologie est la science qui a pour objet l’étude des fonctions des organismes vivants. Au cours de la seconde moitié du XIXe siècle, le langage scientifique et médical est emprunté par les lettres pour analyser la société avec une approche physiologique. Dans cette logique, le Pérou est perçu comme un corps malade. Le célèbre paragraphe de Manuel González Prada en 1888 «...hoi el Perú es un organismo enfermo: donde se aplica el dedo brota pus » (González Prada 93) est la manifestation la plus visible de l’impact de ce discours physiologiste sur la pensée et le vocabulaire des intellectuels de l’époque.

Un autre aspect intéressant du positivisme de Cabello est le fait qu’elle adopte le ton et les formes des propagandistes de la religion de l’humanité, ce dont elle a conscience lorsqu’elle écrit :

Ya presiento que después de esta, y otras afirmaciones hechas en el curso de esta carta asomará desdeñosa sonrisa a los labios de algún lector escéptico y pesimista que me juzgará contagiada de la locura y el optimismo del Maestro y sus adeptos. Ello, caso de ser así, no debilitaría ni amenguaría mis convicciones. (Cabello 1893a)

Elle continue de se défendre contre les accusations portées contre Auguste Comte qui peuvent être aussi portées contre elle :

El dictado de loco dado a Comte por sus contemporáneos es la repetición de una antigua tradición que de puro vieja ha llegado a ser vulgar. Lo excepcional y raro hubiera sido que Augusto Comte, siendo uno de esos genios innovadores y revolucionarios de primer orden, no hubiera merecido ese calificativo. (Cabello 1893a)

Mercedes Cabello développe l’idée de la fusion de l’intellect et de l’affect. La nouvelle religion, créée par le positivisme à la place du christianisme favorise non seulement l’intellect du fait de son caractère logique, mais aussi l’affect par la composante passionnelle et la demande d’actions nobles pour le bien commun. Suivant l’habitude des écrits de l’époque, et en employant la nature comme métaphore, Cabello note ainsi :

La Religión de la Humanidad ha venido pues a llenar inmensos vacíos, aportando elementos poderosos de vida y sentimientos delicadísimos; ella puede ser cual la lluvia fecundante después que el hacha experimentada del leñador ha cegado los troncos añosos e inútiles que roban la savia al nuevo brote, destinado a dar el sabroso fruto. (Cabello 1893a)

Elle complète ces propositions par une défense de l’athéisme positiviste en justifiant l’ancienne croyance en Dieu comme un besoin né de l’ignorance que la nouvelle science peut à présent remplacer. Ce refus du christianisme devient nécessaire après une évaluation de la situation concrète de la religion au Pérou, où le catholicisme est « tartufferie » de la part des hommes et pratique irraisonnée chez les femmes.

Les idées positivistes de Cabello sont étroitement liées à la construction de sa théorie, à son projet romanesque tel qu’elle l’expose :

Y puesto que el naturalismo se dice corolario de la escuela científica de Claudio Bernard, el realismo debe acogerse a la doctrina positivista de Augusto Comte; de ese genio extraordinario, que en su teoría positiva del alma, ha deslindado asombrosamente los tributos propios de ella, y los motores afectivos que son su expresión. (Cabello 1892a 51)

Plus loin, elle ajoute : « [...] hagamos que la escuela realista sea la expresión de la filosofía positiva, cuya fórmula se adapta admirablemente al ideal del arte, pues se dice: El amor por principio, el orden por base y el progreso por fin » (Cabello, La novela : 51).

Le développement des idées positivistes par Cabello se produit dans un contexte favorable à cette perspective philosophique. On rappellera quelques-unes des publications les plus représentatives du positivisme au Pérou : Carlos Lisso Breves apuntes sobre la sociología en el Perú de 1886, Javier Prado Ugarteche, El método positivo en el Derecho Penal de 1889 et surtout les écrits de Manuel González Prada. La chaire de sociologie est créée à l’université de San Marcos et on commence à appliquer le déterminisme dans le domaine de la médecine, de la physiologie et de l’hygiénisme. C’est dans ce contexte qu’apparaît parmi les intellectuels péruviens un courant anticlérical

dans lequel interviennent quelques figures féminines.

Mercedes Cabello et Margarita Práxedes Muñoz sont les deux femmes de lettres péruviennes qui sont présentes dans ce cercle positiviste et anticlérical. Leurs travaux ont été étudiés dans les articles d’Isabelle Tauzin « El positivismo en versión femenina » et de Daniel Omar de Lucía « Margarita Práxedes Muñoz visión del alba y el ocaso ». Margarita Práxedes a été la première femme à obtenir le grade de « bachiller » en médecine à San Marcos en 1890, et elle publie en 1893 le roman La evolución de Paulina ; son positivisme se transforme ensuite en spiritualisme, en accord avec ce courant qui se développe dans la culture hispano-américaine à la fin du siècle.

Ismael Pinto s’interroge sur l’existence d’une loge féminine à l’époque.

El Libre Pensamiento. Orgáno de la Gran Logia del Perú confirme cette

possibilité. D’une part, le numéro 44 daté du 3 avril 1897 contient un article sur les loges d’adoption, et il publie aussi un discours de Margarita Práxedes Muñoz lu devant les membres de la loge 8 de marzo dont elle fait partie en Argentine. D’autre part, après ce discours, la création des loges d’adoption au Pérou est annoncée comme une mesure adoptée lors de la séance du 29 mars 1897. D’autres contributions sont aussi remarquables comme celle datée du 19 juin 1897 ; la Chilienne Ana María Belmonte écrit : « La mujer, factor de moralidad », elle expose l’obligation d’accorder une formation scientifique aux femmes responsables du progrès des nations pour mettre fin à l’obscurantisme dans lequel l’Église les plonge. Ces idées sont proches de celles développées par Mercedes Cabello.

Dans la Déclaration de principes de El Libre Pensamiento qui a soutenu et publié les derniers écrits polémiques de Mercedes Cabello, nous lisons :

La Gran Logia de los Antiguos, Libres y Aceptados Masones de la República del Perú, reconoce y proclama la existencia de Dios y la inmortalidad del alma, y exige esta declaración de principios a todos sus miembros y candidatos para la iniciación. Sostiene como causa de la Francmasonería, la verdad, la justicia y la libertad, observa una regla, la igualdad, la fraternidad y la caridad; y persigue como fines, el perfeccionamiento, la unión y la felicidad del hombre. No impone límites a la libre investigación de la verdad; no restringe las manifestaciones de la justicia, ni coacta el ejercicio de la libertad; y, para garantizar a todos estos derechos, exige absoluta tolerancia. Exige que sus miembros asistan, ilustren , amen y difundan mutuamente por todos los medios legales, propios y masónicos, a fin de que cada cual se mantenga y

perfeccione en el pleno y libre ejercicio de sus derechos, principalmente en los que se refiere a la libertad de conciencia, de pensamiento y de palabra (…). La Gran Logia recomienda incesantemente combatir la ignorancia, bajo todas sus formas; obedecer las leyes del país, practicar la virtud y trabajar sin descanso para conseguir la realización completa del fin que se propone la Fraternidad Masónica (El Libre Pensamiento, sábado 2 de enero de 1897).

Finalement, il reste deux éléments incertains dans la fin de la vie de Mercedes Cabello : l’hypothèse de son affiliation à une loge maçonnique et la perte de la raison du fait de la syphilis contractée auprès de son mari. Cependant, aucun de ces deux éléments n’est étrange ni condamné à l’époque. Mercedes Cabello a certes perdu le soutien des intellectuels qui l’avaient aidée au début de sa carrière, mais elle bénéficie ensuite d’autres appuis. La lecture de El Libre Pensamiento permet de conclure que les séances de la loge ne sont pas secrètes et que toute personne intéressée peut assister aux conférences et consulter la bibliothèque88 . Lorsque les réunions font l’objet de commentaires dans le journal, la présence d’étudiants et d’artisans est signalée.

Dans la Déclaration de principes que nous avons citée, il est manifeste que les loges maçonniques se définissent comme Cabello plus par leur anticléricalisme que par l’athéisme et qu’elles veulent rompre avec la domination de l’Église Catholique, ce pouvoir si important sur l’ensemble de la société89.

Ricketts et Pinto sont d’accord pour affirmer qu’au XIXe siècle la syphilis est une maladie fréquente et qu’il existe des remèdes et des soins pour soulager les symptômes, si bien que ces traitements font l’objet de publicités dans les journaux. Même les familles les plus influentes sont confrontées à la maladie et celui qui en est porteur n’est pas caché aux yeux de tous.

Dans la biographie de Mercedes Cabello, il reste des inconnues qui ne seront pas faciles à résoudre, en l’absence de nouveaux documents. Nous avons cependant suffisamment d’éléments pour affirmer que Cabello a été une professionnelle de l’écriture, qui s’est complètement consacrée à son

88 Celle-ci se trouve située au numéro 27 de la rue San Francisco.

89

Dans El Libre Pensamiento du 23 janvier 1897 le recensement de Lima fait l’objet d’un commentaire, en particulier du fait de l’information sur l’appartenance religieuse : 49,456 catholiques d’un côté, 1 030 protestants et 1 616 idolâtres.

métier. Ses apparitions publiques, la programmation de voyages, la correspondance, les articles et surtout les romans tendent à un seul but : construire une nouvelle morale dans une ville qui lutte pour se reconstruire et qui est à la recherche d’un modèle de progrès et de modernité. Dès le début de sa carrière, Cabello expose des analyses qui relèvent aujourd’hui des études de genre ; une nouvelle voix est nécessaire pour exprimer le drame des femmes dans une société gouvernée par les hommes. L’importance de son œuvre est due à la clarté de ses objectifs, mais aussi à l’aide précieuse représentée par un milieu familial érudit, à l’aisance financière, à l’ouverture à l’écriture féminine avant la guerre du Pacifique des institutions littéraires et artistiques de Lima. Quant à ses expériences négatives, comme l’échec conjugal, Cabello en a tiré parti pour explorer la société liménienne contemporaine avec une plus grande clairvoyance dans la « mirada sociológica » projetée sur son milieu.