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Le résultat de la sélection : le profil distinctif des dirigeants français

2.2 Le dirigeant, produit d’un construit social

2.2.4 Le résultat de la sélection : le profil distinctif des dirigeants français

Comme l’illustrait Handy, le profil du dirigeant est le reflet d’une histoire culturelle nationale, miroir des valeurs, croyances, de la relation à l’autorité et au savoir, et des attributs collectivement valorisés, de façon plus ou moins explicite et consciente.

Dans l’étude de Gomez et Guedri sur le profil et l’évolution des exécutifs dans 783 entreprises françaises cotées (1992-2010), nous nous intéressons aux dirigeants des entreprises « grandes » ou « géantes »4. Le profil-type du dirigeant français est celui d’un homme, 53 ans. Dans

cette étude, le nombre de femmes dirigeantes, toutes catégories d’entreprises confondues est si faible (1/68), que les auteurs proposent de n’examiner que les données brutes.

Parmi ces dirigeants, la proportion d’autodidactes est inférieure à 5%, inversement proportionnelle à la taille de l’entreprise, majoritairement des dirigeants « héritiers » d’entreprises familiales. Les formations en ingénierie représentent près de 50% des

diplômes. Fait récent, entre un quart et un tiers des dirigeants ont une double formation, le plus

souvent management et ingénierie.

4 Entreprises de l’étude : critères de classification – entreprises grandes et géantes = 1/3 de l’échantillon

Critère d’inclusion Grande Entreprise Entreprise « géante

Nombre de salariés > 5’000 salariés > 25 000 salariés Et/ou Résultat > 1,5 Md d’Euros > 7,5 Mds d’Euros Et/ou Total du bilan > 2 Mds d’Euros > 10 Mds d’Euros

JUMELLE-PAULET Delphine | Thèse de doctorat | Décembre 2018

Plus de deux tiers des sociétés « géantes » sont dirigées par un individu issu des écoles d’élite5, contre 52% des dirigeants des grandes entreprises. L’examen rapproché montre

d’importantes spécificités sectorielles : particulièrement présents dans les secteurs tertiaires,

financier, bancaire, et assurance, les diplômes des très grandes écoles pénètrent plus marginalement les industries familiales. Les dirigeants des entreprises de grande taille correspondant au « patronat de gestion » sont minoritaires : ce sont les fondateurs, cofondateurs ou héritiers de l’entreprise, comme Martin Bouygues, Lakshmi Mittal, ou Sophie Bellon.

Dans cette étude, l’ancienneté moyenne d’un dirigeant français dans l’entreprise qu’il

dirige est de 15 ans6. La durée de son mandat (7 à 10 ans) tend à décroitre, illustrant la possible

constitution d’un marché des dirigeants légèrement plus dynamique. Une entreprise sur seize en France (contre une sur huit en Allemagne, Martin 2010) a formé son numéro un, illustrant la circulation de ces « élites » entre les entreprises et les fonctions étatiques.

L’indice de centralité des dirigeants témoigne d’un fort ancrage des dirigeants dans des

réseaux. Au sein de ces réseaux, se différencie un réseau7 plus dense, plus fortement

interconnecté, que Catherine Comet et Jean Finez8 nomment le « cœur de l’élite patronale ».

Ces hauts dirigeants, à plus de 50% fils de dirigeants, sont plus fréquemment diplômés d’une

5 La recherche internationale considère comme écoles d’élite les établissements suivants :

• Établissements français : École Polytechnique, Telecom, Supelec, École Nationale des Ponts et Chaussées, École des Mines de Paris, ENS, École Centrale Paris, ENA, Sciences-po Paris, Insead, HEC, ESCP, ESSEC.

• Établissements étrangers : Stanford, Harvard, Chicago, Texas, MIT, Giorgio Tech, Berkeley, Wharton, UCLA, Oxford, Northwestern, Cambridge, Cornell, Princeton, Columbia

6 L’analyse de Bournois et al sur le CAC 40 indique une valeur de 18 ans en 2017 pour le CAC 40, échantillon non superposable mais similaire (La Prouesse française)

7 Dirigeants des 100 plus grandes entreprises français, groupe des 53 les plus connectés, étude de 2010

JUMELLE-PAULET Delphine | Thèse de doctorat | Décembre 2018

grande école de commerce ou de l’ENA que d’écoles d’ingénieurs, et semblent bénéficier d’un prestige supérieur ; ils dirigent des entreprises significativement plus capitalisées.

Ces données peuvent être complétées par celles de Jérôme Barais et Frank Bournois dressant un portrait-robot à partir de 442 profils de dirigeants9 CAC 40 dans l’ouvrage Comités Exécutifs

(2007). A partir d’une classification approfondie, ils distinguent trois grandes classes de dirigeants : la catégorie APEX (sommet) avec 17 % des plus hauts dirigeants, dotés de riches réseaux et de décorations officielles, investis de plusieurs postes d’administrateur ; La catégorie STIPES, dont la carrière s’est construite au fil de nominations successives dans l’entreprise qu’ils dirigent, et la catégorie SUCCUS, hiérarchiquement moins élevés, plus jeunes, possédant moins d’expérience, que Bournois et Baray décrivent comme « la garde rapprochée des très hauts dirigeants ».

Les données disponibles dépeignent donc un groupe de dirigeants français au premier abord

très « homogène » en genre, âge, diplôme, expérience, réseau, dont la lecture révèle un maillage plus fin, lié au prestige et à la taille de l’entreprise dirigée. Pour les dirigeants les

plus puissants, apparait en filigrane un autre paramètre : la densité et l’exclusivité

d’appartenance à un réseau d’interconnections, lié en partie à l’école d’origine. En effet,

deux éléments frappants dans cette population sont 1/ la forte concentration des diplômés des trois ou quatre principales grandes écoles, et 2/ la prédominance des profils ingénieurs, investissant des fonctions en apparence éloignées de leur formation initiale.

2.2.4.1 L’éducation, premier processus de sélection des dirigeants français

2.2.4.1.1 Les écoles d’ingénieurs, voie historique pour l’accès aux fonctions de dirigeant

Historiquement, les ingénieurs issus des écoles d’élite ont frayé leur chemin dans une France de tradition économique industrielle, où la sélection des dirigeants découlait naturellement d’un système éducatif marqué par la prédominance de la pensée rationnelle et des matières scientifiques. Les ingénieurs furent les premiers à devenir Présidents-directeurs généraux, dans les entreprises techniques ou effectuant de la gestion de concession. Les profils de dirigeants

JUMELLE-PAULET Delphine | Thèse de doctorat | Décembre 2018

plus littéraires, à l’image de Georges Teissier ou Gaston Triolet, vont peu à peu s’effacer des rangs des hauts dirigeants dans les années 1950-1960, pour devenir des directeurs de seconde ligne au sein de services administratifs ou financiers (Joly 2007).

L’objet de l’école polytechnique défini en 1930, est de former des élèves au service d’entreprises publiques « qui exigent des connaissances étendues dans les sciences mathématiques, physiques, et chimiques ». L’école polytechnique forme ses élèves au commandement technique, en principe pour intégrer après l’école d’application un corps civil ou militaire de l’État ; les alumni des corps des Mines, des Ponts, du Génie maritime, des Poudres se verront confier près de la moitié des directions d’entreprises dans la grande Industrie Française. En 1970, une loi additionnelle précise que les élèves doivent être aptes à occuper des fonctions « de haute qualification ou de responsabilité à caractère scientifique, économique […] de façon plus générale, dans l’ensemble des activités de la nation », ce qui peut apparaître comme une post-rationalisation de la priorité accordée à ces diplômés pour

un champ élargi de domaines non constitutifs de leur spécialité historique.

Alors que l’École polytechnique ne produit que 3 à 3,5 % des 10’000 ingénieurs français formés chaque année, près de la moitié des 250 ingénieurs dirigeants du CAC 40 sont des

polytechniciens, et ils sont présents dans 80% des conseils d’administration (Joly, 2010).

L’école Centrale de Paris forme autant d’ingénieurs, destinés au génie civil ; ses diplômés

sont six fois moins présents parmi les dirigeants du CAC. L’école Centrale est toujours

choisie en second choix après « l’X », entretenant la demande -rationnelle- du marché civil pour l’école la plus sélective.

2.2.4.1.2 Les formations de direction au second rang de la sélection des dirigeants L’école Sciences Po Paris est en deuxième position des « fabriques de dirigeants », avec

environ 15% des dirigeants français. L’ENA occupe une place enviable, troisième école « productrice » des dirigeants français, devant HEC ou Centrale.

HEC a rejoint le groupe prestigieux des « producteurs de dirigeants » en accroissant sa sélectivité au milieu des années 1990 en faveur de la sélection d’une élite intellectuelle (Alexandre-Bailly, Festing, Jonczyk), débroussaillant du même coup le chemin de la dirigeance pour ses diplômés, même si les diplômés HEC ou HEC-ENA ont moins facilement accès aux

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postes de numéro un que leurs homologues ingénieurs. Le décret de 1947 établissant la réglementation pour les écoles de commerce précise d’ailleurs qu’elles ont pour objet de « former les chefs des diverses entreprises commerciales ou financières et les cadres supérieurs de ces entreprises ou des services administratifs et commerciaux d’entreprises industrielles », fournissant une forme de rationalisation à cet état de fait.

Les diplômés universitaires, quant à eux, sont plus souvent représentés dans des fonctions qui ne mènent classiquement pas aux directions générales ; ceux qui atteindront le sommet des très grandes entreprises françaises avec un « simple » diplôme universitaire seront l’exception. Singulièrement, les écoles dont l’objectif affiché est la formation de dirigeants à la direction d’entreprises privées, (Centrale, HEC, ESCP Europe ou ESSEC) arrivent en second plan dans la hiérarchie des « fabriques de dirigeants », derrière celles qui sont censées former les dirigeants des corps techniques et étatiques. L’irrationnel de cette situation, qui s’est peu à peu trouvé conforté par des éléments réglementaires, n’émeut plus les Français, mais reste une source d’étonnement pour les observateurs internationaux.

2.2.5 L’apparente inertie des modes de sélection des dirigeants français :

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